Billet invité. Après avoir rappelé dans la première partie la définition et l’histoire de la notion d’abusus dans le droit de propriété, Cédric Mas aborde ici les limites à cet abusus, et surtout les réflexions sur une piste pour repenser le cadre du droit de propriété dans un contexte de raréfaction des ressources naturelles et d’agonie du système capitaliste.
Le droit de propriété, proclamé depuis 1804 et la promulgation de l’article 544 du code civil comme le droit d’user et d’abuser « de la manière la plus absolue » d’une chose, va connaître un sérieux coup d’arrêt (sans jeu de mot) dès le début du XXème siècle.
Il faut préciser que les régimes politiques européens ont alors bien changé, et se préparent à une confrontation majeure entre nations industrielles. C’est ainsi que la règlementation sur la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles est d’abord fondée sur la nécessité pour les armées de pouvoir disposer du plus grand nombre de soldats en état de combattre.
Il en est de même de l’abusus, élément déterminant du droit de propriété, qui va progressivement perdre son caractère absolu.
C’est la Cour de cassation qui dans un arrêt du 3 août 1915, dit « Clément Bayard » va poser le principe de l’abus de droit de propriété. Le propriétaire d’une parcelle ne peut y construire des édifices qui n’ont pas d’autre objet que de nuire aux dirigeables décollant ou s’arrimant dans la parcelle voisine, en vue d’obliger le voisin à racheter la parcelle à prix élevé.
Les impératifs liés à la guerre totale industrielle ont eu raison du droit de propriété « le plus absolu ». Les Juges ont limité l’abusus par la théorie dite de « l’abus de droit » : un propriétaire ne peut disposer de son bien dans le seul but de nuire à ses semblables, même dans le cadre d’une démarche condamnable moralement, mais rationnelle capitalistiquement.
Avant cette date, comme après, les limites à l’abusus vont se multiplier, dans le cadre de règlementations de plus en plus contraignantes. Mais cet arrêt marque un principe, puisque jusque-là, le « droit le plus absolu » ne pouvait être l’objet d’un « abus de droit », en dehors de règlementations adoptées par le législateur ou le gouvernement.
De nos jours, et dans le droit fil de cette évolution, la plupart des droits de propriété sont corsetés, réduits par des règles contraignantes et pléthoriques : certaines interdisent, limitent, soumettent à autorisation ou à contrôle l’usage que l’on peut faire de ses biens.
Il est pourtant un domaine où ce droit, et particulièrement l’abusus, reste d’une étonnante réalité, c’est la propriété économique des entreprises.
En effet, parmi les choses pouvant être possédées par un homme (ou une femme), nous trouvons les valeurs mobilières représentant une part de propriété d’une entreprise, personne morale de droit privée.
Ces valeurs mobilières correspondent à une portion du capital de cette entreprise, qu’il s’agisse d’actions ou de parts d’associés, détenues par les propriétaires de l’entreprise.
Ces parts, qui sont autant de titres de propriété, correspondent au versement d’une somme à la création de l’entreprise et donnent deux droits essentiels : le premier est de décider du sort de cette entreprise, en nommant ses dirigeants et en prenant les décisions les plus graves, et le second est de percevoir les fruits de cette part c’est-à-dire une fraction de la valeur produite par l’entreprise.
Contrairement aux prêteurs, l’actionnaire /associé n’est pas un simple créancier mais un propriétaire au sens de l’article 544 du code civil de l’entreprise. Il dispose donc de l’abusus à ce titre, et c’est l’un des derniers domaines où il se révèle en pratique « le plus absolu » des droits.
En effet, la jurisprudence rappelle constamment que les décisions de ces propriétaires relèvent de l’ordre patrimonial privé, et échappent à tout contrôle quelles que soient leurs conséquences sociales, économiques et politiques.
Un propriétaire d’une personne morale de droit privé dispose donc d’un abusus sur cette personne bien plus important que celui dont dispose le propriétaire d’une maison ou d’un terrain sur ceux-ci.
Les actionnaires ou associés peuvent changer de dirigeants ad nutum, sans motifs ni justifications (sous réserve de l’abus ou de la faute), ils peuvent modifier la politique, la stratégie, ils peuvent vendre, fermer l’entreprise.
On ne compte plus les exemples de cet abusus, pouvoir absolu en matière économique accordé aux premiers prêteurs de l’entreprise, comme par exemple celui de liquider une société florissante, licencier son personnel pour rentabiliser les terrains constructibles (j’invite les commentateurs à rechercher le cas exemplaire de l’usine Legré-Mante de Marseille). De même, les dérives de la Société PIP, dont il a été fait état sur ce blog, concernent aussi cette notion d’abusus : le propriétaire d’une entreprise peut décider ce qu’il veut en termes d’optimisation de son activité, y compris au mépris de l’intérêt public ou de celui de sa propre entreprise (je renvoie aux débats et notamment aux commentaires pertinents de Zébu, sur les excès de l’abusus dans ce scandale).
Or, ces « propriétaires » ne sont que des apporteurs de capitaux lors de la création d’une entreprise. Ils ne devraient donc être considérés que comme des prêteurs, des créanciers de l’entreprise et non ses propriétaires. Il s’agit d’ailleurs d’un prêt particulier puisque les actionnaires / associés disposent du droit de fixer leur propre rémunération, là encore sans contrôle, ni limites. Que dirait-on d’un créancier qui fixerait et imposerait à son débiteur le montant des primes à rembourser et les intérêts en fonction de sa seule décision ? Que ce prêt s’est mué en esclavage. Rappelons ici que l’impossibilité de rembourser une dette était un mode classique d’entrée en esclavage, et que la question des dettes vis-à-vis des subsistances et de la sûreté sera importante dans l’instauration du servage à la chute de l’Empire romain.
Pourtant, une entreprise est la réunion de trois acteurs : un entrepreneur, qui a l’idée et est à l’initiative de la création de l’entreprise, un apporteur de capitaux qui prête les fonds nécessaires, et un travailleur qui met sa force de travail au service de l’entreprise, c’est-à-dire au service de la réalisation de l’idée. Aujourd’hui, de facto, le travailleur met sa force de travail au service du prêteur.
Pourquoi l’apporteur de fonds, créancier de l’entreprise, devrait devenir le seul propriétaire de l’entreprise ?
Pourquoi doit-on réduire l’entreprise ainsi créée, personne morale de droit privé, et disposant à ce titre de nombreux droits, à l’état « d’esclave » de ses créanciers initiaux ?
Il n’est pas impossible, en se calquant par exemple sur les procédures collectives (en ayant soin d’améliorer le dispositif), ou sur la tutelle/curatelle des personnes physiques, de mettre en place un dispositif destiné à supprimer le privilège exorbitant accordé à l’apporteur du capital initial, afin de rééquilibrer les trois forces qui constituent l’entreprise : l’entrepreneur, le créancier et le salarié.
Ces pistes orientent peut-être vers des systèmes actuellement critiquables, et sûrement à repenser (je connais pour la pratiquer au quotidien toute l’inefficacité blâmable de notre droit actuel des procédures collectives), mais elles permettront de mettre un terme aux excès de l’abusus en matière de propriété économique, sans porter atteinte aux avantages de cette notion pour libérer les capacités d’innovation des hommes.
Ce serait là une véritable révolution, nécessitant de repenser tout notre droit, et toute notre pratique économique et sociale, en libérant l’entreprise de l’emprise absolue, de l’abusus de ses propriétaires.
Il est évident qu’il n’existe pas de système parfait, mais l’horreur économique actuelle, où le court-terme, la fraude et le vice sont généraux, ne peut être tolérée. Il existe d’autres possibilités, d’autres alternatives pour sortir du cadre donnant la prééminence au seul capital, et revenir à un équilibre des pouvoirs, seul à même de garantir l’efficacité économique, comme à une autre époque il fut la clé de la garantie de l’efficacité politique.
Si l’abusus a pu être une notion nécessaire à la conquête et à la domestication des espaces par l’homme, en libérant son action et ses capacités d’innovation des entraves religieuses ou superstitieuses, il n’est pas interdit de faire évoluer cette notion, dans les domaines où elle est encore d’actualité, à savoir la propriété des entreprises.
Les paradigmes ont changé : soit nous parvenons rapidement à coloniser l’espace, et le modèle instable et générateur d’excès que nous avons toujours connu pourra être reproduit jusqu’aux nouvelles limites de nos technologies, soit il nous faut aujourd’hui trouver d’autres cadres pour exercer une activité économique au profit de tous et non à celui de quelques-uns, de moins en moins nombreux.
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