Quand, en 2008, les Éditions La Découverte ont refusé de faire un second tirage de La crise du capitalisme américain, paru l’année précédente, c’est Alain Oriot, aux Éditions du Croquant, qui a décidé de republier l’ouvrage. Alain a publié ensuite en 2010 l’un de mes manuscrits originaux : Le prix.
Je vous ai déjà signalé que les Éditions du Croquant s’apprêtent à sortir (c’est dans cinq jours – je le signalerai), une nouvelle édition de mon premier livre : Les pêcheurs d’Houat, datant de 1983, bien plus belle que l’original puisque les photos ont été faites cette fois à partir des négatifs et non à partir de tirages, et dont je vous ai déjà proposé l’Avant-propos 2012.
Autre très grande satisfaction : mon autre ouvrage épuisé, Principes des systèmes intelligents (1989), va également être republié à la rentrée par les Éditions du Croquant. Je vous en propose ici l’Avant-propos 2012.
Principes des systèmes intelligents
Avant-propos 2012
« C’est l’histoire d’un mec… », commençaient les histoires du regretté Coluche, et c’est bien le cas ici aussi : c’est l’histoire d’un mec qui, d’une part, s’est émerveillé sept ou huit ans auparavant devant le pouvoir proprement démiurgique de la programmation (on écrit quelques lignes de texte et une machine FAIT ce qu’on lui dit de faire ! Wow !) et qui, d’autre part, à cette époque-là (on est en 1987), entreprend une deuxième psychanalyse (sa première tentative ayant été une totale perte de temps – et d’argent !) et qui, en raison de l’immense talent de son nouvel analyste (Philippe Julien), se convainc que Freud n’était pas seulement un extraordinaire penseur, mais aussi un authentique découvreur de continents.
Et quand donc ce mec rencontre un jour, au cours de ses explorations de plus en plus poussées de la science informatique, l’objet « intelligence artificielle », et qu’il se rend compte que les spécialistes de cette discipline (engagée dans une voie de garage), cherchent à s’en sortir en produisant des modèles de l’humain de plus en plus mathématiques et abstraits, il se dit : « Si l’on veut simuler l’intelligence humaine, c’est la psychanalyse qui a sorti de sa gangue ce qu’il s’agissait d’avoir compris : que le moteur permettant d’animer un univers de mots de manière à produire des phrases qui apparaîtront intelligentes à ceux qui les entendront, c’est l’émotion, autrement dit, une dynamique d’affect ».
Et quand donc un soir dans le 9ème arrondissement, ce mec se retrouve à une réunion du comité de rédaction de la revue « L’Âne », aux côtés entre autres de Judith Miller, Gérard Miller, Éric Laurent et Slavoj Žižek, il dit péremptoirement : « Je vais écrire un texte qui s’intitulera « Ce que l’intelligence artificielle devra à Freud » ! » [1]
Et quand peu de temps plus tard, dans les couloirs d’un colloque d’intelligence artificielle à Bordeaux, Robert Linggard, qui dirige à cette époque le projet Connex du laboratoire d’intelligence artificielle de British Telecom, l’aborde et lui dit : « J’aime beaucoup ce que vous dites, venez travailler avec nous à Ipswich », le mec n’en croit pas ses oreilles, et dit oui bien entendu.
C’est l’un de ses collègues là-bas, Peter J. Wyard, qui se torturera les méninges pour dénommer l’automate que le mec est en train d’inventer, et qui proposera pour le désigner, le splendide « ANELLA », pour « Associative Network with Emergent Logical and Learning Abilities » : réseau associatif à capacités de logique émergente et d’apprentissage, une description parfaite de ce que le mec en question est alors en train de s’escrimer à programmer (en BASIC d’époque, avec pointeurs !).
Tout ce que le mec lisait alors sur les méthodes de l’intelligence artificielle en matière d’heuristique, de réseaux orthomodulaires, de perceptrons, de cartes de Kohonen (dont il ira écouter les cours), de « recuit simulé » (cela ne s’invente pas !), etc. possédait la vertu de l’inspirer davantage mais ne lui était d’aucun véritable secours dans la tâche de traduire Freud et Lacan en algorithmes. Il se souvint alors bien à propos de paroles d’or entendues dix-sept ans plus tôt dans les murs augustes de la Sorbonne : celles du linguiste Roman Jakobson affirmant à un auditoire attentif bien que clairsemé : « Il faudra encore à la linguistique moderne plusieurs siècles avant qu’elle ne renoue avec la lucidité et la sophistication de la linguistique scolastique ».
La clé était là, dont le mec n’aurait plus qu’à s’emparer, si ce n’est que, recherchant sur les rayons de la bibliothèque de l’université de Cambridge, les ouvrages qui lui ouvriraient les portes de la connaissance, il ne se doutait pas que Syncategoremata de Guillaume de Sherwood serait, comme au jour de sa rédaction, tout entier rédigé en latin ! « Qu’à cela ne tienne », se dit-il, « c’est certainement parce que le jour présent viendrait que j’ai enduré pendant six années les affres du « rosa, rosa, rosam… » ».
Il lui faudrait encore inventer l’outil mathématique qui lui serait nécessaire, et que Gisèle de Meur eut l’amabilité d’appeler « P-graphe » (une variété de dual d’un graphe), avec un « P » pour « Paul ». Il avançait, sans jamais se retourner, avec l’innocence dont Marc Parmentier dit, évoquant Leibniz (et toutes proportions gardées !) : « Il se trompe du tout au tout sur la difficulté réelle de cette branche de la connaissance, mais s’y adonne avec l’avidité des grands débutants au point de lire les ouvrages mathématiques comme des romans, sans douter en saisir l’essentiel ». [2]
Vingt-deux ans plus tard, l’ouvrage est-il encore d’actualité ? Il me semble que oui : la voie qu’il a tracée attend toujours patiemment d’être un jour empruntée.
[1] Paul Jorion, « Ce que l’Intelligence Artificielle devra à Freud », L’Âne, N° 31, 1987 : 43-44.
[2] Marc Parmentier, introduction à G. W. Leibniz, La naissance du calcul différentiel, Paris : Vrin, 1989 : 12.
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