COMMENT EXPLIQUER LE COMPORTEMENT SUICIDAIRE DU MONDE DE LA FINANCE ?, par Nadj Popi

Billet invité.

Paul, je souscris pleinement à l’analyse claire, concise et circonstanciée que vous nous livriez dans votre article du Monde daté du mardi 8 octobre dernier intitulé Le comportement suicidaire de la finance, dans lequel vous exposiez à propos des civilisations, la thèse fondamentale de « l’incapacité de leurs élites et de leurs gouvernements à se représenter clairement le processus d’effondrement en cours ».

De facto, le processus que vous dépeignez a été théorisé en sciences sociales (sociologie et économie), tout comme en sciences physiques, par le concept d’hystérèse, dont on peut dire en substance qu’il décrit la persistance d’un comportement, d’une attitude, qui caractérisait un environnement, un monde, un horizon, un univers particulier, comme cadre de représentation alors que précisément nous avons changé, à la suite d’un choc exogène ou d’une crise (rupture du cadre de représentation), de monde, d’univers, d’horizon et de cadre de représentation.

Autrement dit l’hystérèse théorise prosaïquement l’idée de la persistance d’un effet dont la cause a en réalité disparu.

L’effet d’hystérèse a été étudié dans la littérature économique, en théorie du commerce international (analysant le lien entre taux de change et balance commerciale) ainsi qu’en théorie du chômage (l’article de 1986 Summers et Blanchard, « Hysteresis and the European unemployment problem », NBER).

Forgé par les sciences physiques, le concept d’hystérèse est théorisé en sciences sociales par Alfred Schütz dans son article de 1946 : « Don Quichotte et le problème de la réalité » bien qu’en réalité le thème de l’hystérèse lui-même apparaisse déjà en filigrane, en 1945, dans son article inspiré de William James (le grand psychologue américain) : « Sur les réalités multiples » (1945), article pionnier qui inspira l’une des figures centrales de la sociologie américaine, Erwing Goffman, dans son analyse de la folie et de l’institution disciplinaire chargée d’en assurer le traitement qu’est l’asile (Asylum, 1961) mais aussi et surtout « Les cadres de l’expérience (1974), dont l’article de Schutz de 1945 constitue sans aucun doute la pierre angulaire sur laquelle vient s’établir tout son édifice théorique visant à définir l’existence d’une réalité multiple.

En outre, ce concept d’hystérèse est repris à son tour par Bourdieu (sans doute inspiré en cela par Schütz dès 1972 dans son Esquisse d’une théorie de la pratique) qui lui attribue la qualification d’« effet Don Quichotte » (Choses dites,1984), pour décrire le héros de Cervantès qui se comporte en véritable chevalier, héros d’un monde où la chevalerie n’existe plus, Don Quichotte devant se résoudre du coup à combattre des moulins à vent.

Enfin c’est à Hayek et Popper, véritables épigones d’Alfred Schütz, qu’il revient d’avoir repris la thèse de l’existence de réalités multiples conflictuelles et dialectiques.

Popper, dans son opus intitulé La connaissance objective (1972), qui entérine sans ambages son ancrage hégélien ou marxien (Popper souligne cette filiation en reprenant à son compte la célèbre thèse numéro 11 selon laquelle les philosophes n’ont fait jusqu’ici qu’interpréter le monde et qu’il s’agit maintenant de le transformer), reprend l’idée schutzienne de l’existence de plusieurs mondes ou de plusieurs réalités : la théorie poppérienne des trois mondes (le monde des choses, le monde de l’esprit et le monde des idées de la connaissance objective).

Hayek quant à lui exprime cette idée de l’hystérèse dans sa théorie du cycle en soutenant que toute politique de relance produit une situation de crise qui rétroactivement modifie la mémoire du système économique, rendant de fait inopérante toute nouvelle politique de relance. C’est sur cet argument de l’hystérèse que se fondent les thuriféraires du capitalisme néolibéral pour justifier le caractère passéiste désuet, périmé, éculé de la politique économique keynésienne qui n’aurait plus d’effet sur la réalité économique en raison de la crise et du changement de structure économique qu’elle a opéré.

A contrario, on pourrait aussi arguer que les chocs d’austérité imposés par les néolibéraux ne produiront pas l’effet escompté précisément en raison de l’effet d’hystérèse et de la persistance d’invariants d’ordre anthropologique et culturel que l’injonction au changement de modèle économique ne saurait infléchir, modifier, amender, voire transformer.

On voit ainsi clairement que le chantage au benchmarking et à l’alignement des modèles économiques et sociaux se trouve frappé d’irrecevabilité en raison de la persistance d’invariants qui structurent les économies : l’effet d’hystérèse invalide donc l’entichement pour le modèle allemand qui n’est en réalité que le reniement du modèle rhénan lui-même.

L’effet d’hystérèse trouve sa manifestation la plus aboutie dans l’expression hayékienne de « mirage de la justice sociale » (Droit Législation et Liberté, volume 2) qui décrit la persistance du concept de justice sociale même à la suite du basculement du monde vers l’horizon du capitalisme néolibéral régenté par les inégalités.

En réalité, cette idée formulée par Hayek ne fait que reprendre l’expression célèbre de Marx immortalisée dans son Manifeste du Parti Communiste : « Un spectre hante l’Europe – le spectre du communisme ». On ne saurait trouver meilleure définition du concept d’hystérèse : le spectre comme le mirage sont deux concepts qui expriment le phénomène hystérétique.

Plus récemment, on retrouve la formulation de l’hystérèse chez le sociologue allemand Ulrich Beck, par son expression (reprise par Emmanuel Todd) de « concept zombie », qui traduit l’idée de la persistance de certains concepts inopérants pour décrire le changement de réalité qui vient de survenir : le libre-échange, la compétitivité, la réduction des déficits et l’efficience des marchés financiers, sont autant de concepts et d’expressions zombies ou spectrales qui persistent malgré le fait qu’elles désignent et décrivent une réalité qui n’existe plus.

L’« effet Don Quichotte » ne désigne donc pas tant une opposition entre la fiction et la réalité que différentes réalités structurées par différentes idées (abstraction ou fictions).

Il existe différentes réalités parce que co-existent différentes idées structurant différentes réalités, les multiples réalités conflictuelles traduisent donc la co-existence de différentes idées, c’est la raison pour laquelle à la suite d’une crise provoquée par un choc exogène ou endogène, les idées structurant l’ancienne réalité subsistent alors même que cette réalité n’existe plus.

Examinons à présent le cas du comportement suicidaire du monde de la finance qui continue nolens volens à se représenter une réalité qui s’est effondrée, à l’aune de la théorie de Goffman qui inscrit le processus de l’hystérèse dans une situation intersubjective pour expliquer le phénomène de la folie.

Ce qu’il est d’usage d’appeler la folie (un comportement anormal comme le comportement suicidaire) est pour Goffman le refus d’accepter la réalité objective, ce qu’il appelle le non respect des règles de l’interaction validant l’idée d’une réalité objective.

La réalité objective intersubjective est partagée par une collection d’individus qui respectent les règles du jeu de l’interaction, c’est-à-dire en substance, du rapport de force.

Cette idée est explicitement énoncée par Schutz dans sa thèse de la « réciprocité des perspectives » ou sa thèse générale de l’« alter ego », qui postulent que le partage d’une même réalité exige que les perceptions ou les consciences de cette réalité soient interchangeables (c’est aussi le concept de sympathie proposé par Adam Smith pour décrire le caractère interchangeable des points de vue, pour exprimer une telle domination). Schutz ne fait en réalité ici que reformuler la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel.

Autrement dit, pour partager une même réalité, il faut qu’existe un rapport de force exigeant de l’autre qu’il partage cette réalité : ce sont là les règles de l’interaction de Goffman.

Ces règles désignent donc des rapports de force, des rapports de pouvoir, et donc subséquemment pour Goffman, la folie exprime ce refus de se soumettre à ce rapport de force imposé par l’institution que représente l’asile.

En définitive, le concept de folie, de comportement anormal ou suicidaire, procède du phénomène de l’hystérèse car il correspond à l’incapacité de prendre acte de la réalité objective par son refus de se soumettre aux rapports de force inhérents à cette réalité objective.

Autrement dit, le comportement suicidaire du monde de la finance relève bien de la folie au sens hystérétique (et hystérique pourrais-je même ajouter), au sens d’un déni de réalité dû à la violence de son refus d’abandonner ses privilèges.

Cette analyse rejoint les remarques d’Emmanuel Todd, pour qui l’acharnement de l’union européenne à conduire des politiques d’austérité menant à la dépression, s’inscrit aussi dans une attitude qui relève de la folie ou du comportement suicidaire.

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97 réponses à “COMMENT EXPLIQUER LE COMPORTEMENT SUICIDAIRE DU MONDE DE LA FINANCE ?, par Nadj Popi”

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  1. Ajouter qu’en termes de « faux-jetons » … me semble-t’il…. ceci devrait frôler un record.. : https://www.lalibre.be/international/europe/2025/07/05/un-couple-neerlandais-implique-dans-79-accidents-comparait-pour-fraude-a-lassurance-ce-sont-les-autres-conducteurs-qui-ne-font-pas-attention-4CR4LQWSHBBMHC77BXUG75NR7Q/ … » Autre élément surprenant :…

  2. La vraie question…à nouveau donc , me semble-t’il , reste : https://www.pauljorion.com/blog/2025/07/05/video-les-faux-jetons-sont-au-pouvoir/comment-page-1/#comment-1078536

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