LES DEUX STYLES DU CARTOGRAPHE, par Un Belge

Billet invité.

La très belle exposition « L’Age d’or des cartes marines », à Paris, présente plusieurs pièces uniques d’une grande beauté. On peut également y voir une carte de l’Atlantique de 1550 (attribuée à Diego Gutierrez, cartographe officiel de Séville) au destin singulier. Selon le catalogue, son originalité est de combiner différents systèmes cartographiques employés à l’époque. Elle présente trois échelles de latitude différentes, afin de tenir compte de la déclinaison magnétique. Ce dispositif original permettait de corriger des erreurs fréquentes commises par les navigateurs faisant voile vers l’Amérique.

La carte de Gutierrez répondait aux attentes des marins, … mais avait été rejetée en 1544 par les cosmographes officiels de Séville, plus soucieux d’exactitude théorique que des conditions pratiques de la navigation. En d’autres termes, le visiteur a sous les yeux une carte non autorisée… alors même que son utilité pratique est avérée. Le catalogue précise encore qu’il s’agit d’un rare exemple de cartes utilisées en mer et parvenues jusqu’à nous. Et pour cause… On a dû la juger suffisamment précieuse pour la ramener à terre et la conserver, comme un outil fiable. A l’inverse, de nombreuses cartes « autorisées » ont du sombrer ou voler par dessus bord…

La persistance dans l’erreur des experts en navigation semble bien être un phénomène récurrent dans l’Histoire, que cette navigation soit physique (sur les Océans) ou virtuelle (sur les Marchés). Comment l’expliquer? Un point commun entre l’époque des Grandes Découvertes et la nôtre peut apporter un début de réponse : dans les deux cas, un contexte de compétition mondiale effrénée, avec des sociétés ayant grand besoin de trouver d’autres territoires et d’autres façons de s’y relier… pour continuer à prospérer au même rythme.  Aujourd’hui comme hier, ces territoires sont parfois des îles (fiscalement) paradisiaques…

Voici donc le « cosmographe officiel » (de Séville ou d’ailleurs), tenu d’œuvrer au bien de l’Armateur et du Prince… Placé au cœur des rivalités sans merci entre grandes puissances navales et entre explorateurs-mercenaires, est-il encore un homme de science? A quel prix peut-il le rester ? Le catalogue ne dit pas si Gutierrez a renié sa carte ou s’il a renié l’institution dont il faisait partie… Placé devant ce dilemme, ne préfigure-t-il pas l’économiste ou l’expert patenté de notre époque ?

Aujourd’hui comme en 1550, sur le Marché mondial des capitaux comme sur l’Atlantique, l’enjeu du navigateur (et de ceux pour qui il navigue) reste le même : pouvoir s’orienter, concevoir des outils fiables pour parvenir à destination… plus vite que ses concurrents. Pour le servir, il se trouve toujours des personnages nantis d’un savoir de base, capables de concevoir de tels outils. Mais on ne peut servir deux maîtres : Dieu et l’Argent, la Science et le Roi, l’Humanité et la Spéculation.

La trahison récurrente des experts proches du pouvoir est rendue plus manifeste aujourd’hui à cause d’un fait nouveau, propre à notre temps : l’impossibilité de découvrir, comme au 15e siècle, de nouvelles latitudes. Le comportement-réflexe qui consiste à s’adjuger de nouveaux territoires pour retarder l’appauvrissement ou la désagrégation n’est plus efficace, ou plus pour très longtemps. La carte qu’il s’agit de dessiner n’est plus celle d’un Nouveau-Monde ou d’une nouvelle Route. Peut-être n’est-ce même plus une carte…

Mieux vaut donc laisser aux cosmographes officiels leurs cosmographies, et se mettre en quête de véritables outils de navigation qui, comme ceux de Gutierrez, puissent effectivement « répondre aux attentes des marins ». Cette quête est d’autant plus cruciale que, désormais, nous sommes tous et toutes devenu(e)s marins… En 1550, on pouvait choisir de ne pas prendre la mer… alors qu’en 2013, d’une manière ou d’une autre, chacun est contraint de naviguer dans des eaux imprévisibles et impitoyables.

Jour après jour, elle s’invite partout, la mer… Il paraît même qu’elle monte.

 

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