RAGEMAG, entretien avec Aurélien Beleau, le 25 avril 2013

Un entretien avec Aurélien Beleau sur RAGEMAG.

La crise actuelle semble bien plus grave que celle de 1929. Pensez-vous que le pire est déjà derrière nous ou bien qu’il faille s’attendre à une nouvelle crise dans quelques années ?

L’épisode suivant de la crise est déjà là : nous sommes en son sein-même, c’est une crise politique à propos de l’évasion fiscale des nantis. À moins d’un sursaut inespéré, le pire est encore devant nous.

En 2004, on peut dire que vous aviez prévu la crise des subprimes en décrivant un système américain à l’agonie artificiellement soutenu par le crédit public et privé. Pourtant, depuis le début de la crise, les Etats-Unis semblent continuer sur le même cap. À quel moment le navire américain se mettra-t-il à couler et à engloutir toute l’économie mondiale avec lui ?

À nous de l’empêcher en recréant un nouvel ordre monétaire mondial. Vu le poids géopolitique que les États-Unis continuent de représenter, c’est à nous tous : les autres nations, de leur imposer une autre approche que celle qui s’est formée spontanément sur les ruines de l’ordre créé en 1944 à Bretton Woods lorsque celui-ci a été dénoncé unilatéralement par Nixon en 1971.

Pensez-vous que cet appétit pour le crédit soit une manière de pallier la stagnation des salaires aux Etats-Unis, en sachant que la consommation est l’un des moteurs de la croissance américaine ?

Oui bien entendu, mais on ne peut pas remplacer indéfiniment des salaires insuffisants par des crédits qui ne sont jamais que des hypothèques sur de futurs salaires insuffisants.

Que répondez-vous à ceux qui affirment que la libéralisation des marchés financiers a bénéficié à tous en permettant de créer de la richesse supplémentaire ?

Qu’il faudrait qu’ils apportent la preuve de leur assertion. Bien d’autres systèmes économiques dans l’histoire ont su comment créer de la richesse supplémentaire : celle-ci nous est offerte essentiellement par la générosité de notre planète envers nous ; il n’y a qu’à se baisser ! Je doute personnellement que ceux qui affirment cela aient véritablement le culot de prétendre que « la libéralisation des marchés financiers a bénéficié à tous », c’est là que le bât blesse principalement en ce qui les concerne.

Il était assez étonnant de voir la capacité des indices boursiers à se relever de la crise des subprimes, tandis que les économies s’enfonçaient davantage dans la récession. Comment expliquer cette déconnexion entre l’économie financière et l’économie réelle ?

Des faits convergents suggèrent que le gouvernement américain a manipulé activement les marchés boursiers à la hausse pour tenter de compenser les pertes que les ménages avaient essuyées sur le marché immobilier. La bulle actuelle sur les marchés boursiers (appréciation des cours en dépit d’une accumulation de mauvaises nouvelles) ne peut s’expliquer que par un déplacement des capitaux des marchés les plus spéculatifs, en proie à la panique, vers les marchés boursiers.

Après la crise de 1929, l’Etat s’est immiscé dans l’économie pour mieux la contrôler. L’existence de banques publiques, de taux d’intérêts faibles et l’imposition des très hauts revenus ont permis d’ « euthanasier » le rentier sans mettre en péril la bonne santé de l’économie. Pensez-vous qu’il serait souhaitable d’en revenir à une telle organisation de l’économie ?

Oui ! On a perdu le sens aujourd’hui de ce que Keynes entendait pas « euthanasie du rentier » : on feint de croire qu’il y a là une référence à une politique d’inflation délibérée, or il n’en est rien : l’« euthanasie du rentier » chez Keynes est la voie d’une transition au socialisme. Pour lui, le versement d’intérêts est destructeur du tissu social en ce qu’il constitue ce que j’ai l’habitude d’appeler une « machine à concentrer la richesse » : un mécanisme qui répartit le patrimoine de manière de plus en plus hétérogène, débouchant sur une population qui, dans sa grande masse, est privée d’un réel pouvoir d’achat et où une toute petite minorité concentre une somme immense de capitaux sans autre débouché pour ceux-ci que la spéculation, laquelle parasite l’économie réelle et fausse le mécanisme de la formation des prix, pénalisant les consommateurs quand les prix spéculatifs sont à la hausse et les producteurs quand ils sont à la baisse. Lorsque le patrimoine sera distribué de manière homogène et donc équilibrée, affirme Keynes, le capital cessera d’être rare, les taux d’intérêt n’intégreront plus que, d’une part, « le prix de la liquidité », c’est-à-dire la valeur du « deux tu l’auras », par rapport à celle du « un tiens » et, d’autre part, une faible prime de risque ; le rentier aura de cette manière été « euthanasié ».

En tant qu’ancien analyste et praticien des mathématiques, pensez-vous que les raisons qui ont conduit aux excès de la libéralisation financière soient à chercher dans la formalisation des modèles de prévisions et l’impression qu’il était possible d’anticiper les risques, voir les comportements humains ?

Oui : la « science » économique a produit un corps de savoir faux d’une prétention et d’une taille que l’on n’avait pas connue depuis l’invention de l’astrologie. Des signes extérieurs de scientificité, comme le recours systématique au calcul différentiel, méthode princeps des « sciences dures », ont été plaqués sur des théories de moins en moins soucieuses de vérification expérimentale. Le souci constant de préserver le corps théorique déjà en place s’est transformé en véritable politique, si bien qu’arrivé en 2007, au moment où a lieu la déflagration, la « science » économique avait à ce point décollé de la réalité que les signes anticipateurs de la crise lui étaient restés entièrement invisibles. La justification candide de cette déconnexion par rapport aux faits est une prétendue contrainte épistémologique selon laquelle la réalité foisonnante dont il s’agit de rendre compte doit être stylisée « jusqu’à ce que le problème posé devienne soluble ». Les théories auxquelles on aboutit in fine se distinguent alors à peine des préjugés les plus médiocres du milieu des affaires.

Comment la science économique a réussi à prendre le pas sur la politique ?

Parce qu’elle s’est constituée comme un catéchisme à l’usage des financiers quand ils s’adressent à la classe politique : une combinaison de dogmes et d’assertions : « C’est beaucoup trop compliqué pour que vous puissiez comprendre ce genre de choses mais faites nous confiance ! ».

Croyez-vous à la collusion des intérêts entre capitalistes et les dirigeants d’entreprises, laissant ainsi le salarié comme un simple facteur de production, sans réel pouvoir de négociation ?

Oui, et l’invention des stock-options a fait de cette collusion une alliance indéfectible. Le résultat, cela a été les compagnies truquant leurs comptes par des montages « synthétiques » pour produire des chiffres financiers dont la seule finalité est de booster le cours de l’action. Enron, la première compagnie à prendre à la lettre ce nouveau programme en est morte en quarante-six jours seulement.

N’y a-t-il pas une part de responsabilité de certains dirigeants politiques ?

Oui : ceux qui ont perdu le sens de l’État et qui ont imposé à celui-ci un mode de fonctionnement calqué sur celui d’une société commerciale dopée aux stock-options.

En tant qu’anthropologue et sociologue, comment expliquez-vous cette culture messianique américaine et cette sensation que la prospérité sans limite est une vertu et non un vice ?

Au fait que son peuplement est d’origine essentiellement rurale : il n’est pas venu aux États-Unis porteur d’une culture du livre, mais d’une culture du combat quotidien contre la nature pour qu’elle produise suffisamment sous les ordres de chacun pour qu’on puisse en vivre.

Comment expliquer la très faible contestation du système capitaliste dans sa forme actuelle et la quasi-inexistence des partis de « gauche » aux Etats-Unis ?

La quasi-absence de partis de « gauche » n’est pas propre aux États-Unis : elle caractérise le monde occidental aujourd’hui. Ce qui différencie les États-Unis, c’est qu’il n’y a pas là de partis de droite se prétendant de gauche comme en Europe. Cela dit, il y a toujours eu une aile de gauche très active dans la politique américaine : au sein du parti républicain au XIXème siècle et au sein du parti démocrate au XXème et XXIème siècles.

On a l’impression que cette culture de la réussite à tout prix et de la prospérité comme gage de reconnaissance sociale a traversé l’Atlantique jusqu’à « coloniser » la France. Cela est très visible lorsqu’on traite de la question de la fiscalité du capital et des très hauts revenus, où les réactions de défense sont parfois très violentes. Se dirige-t-on vers une société anglo-saxonne ?

Il ne s’agit pas d’une caractéristique ethnique comme le suggère le terme « anglo-saxon » mais d’une progression séculaire du protestantisme, accompagnant le progrès d’une culture du livre. Cela ne peut se comprendre que si l’on admet que le stade ultime du protestantisme est athée, un athéisme « chrétien » bien entendu. Cela étant dit, il a toujours existé au sein du protestantisme une aile d’extrême-gauche extrêmement efficace en dépit du faible nombre de ses représentants : une foule d’idées socialistes ont été inventées par les Quakers, les Diggers ; le courant décroissantiste descend du quakerisme en ligne directe.

Le véritable fléau depuis 30 ans semble être le chômage de masse ainsi que le sous-emploi. Pourtant, lorsque la croissance est insuffisante pour alimenter la création d’emploi et que le gâteau d’emplois à partager stagne, le partage du temps de travail semble être une solution simple et efficace pour résorber ce fléau. Que pensez-vous de cette solution ?

Le partage du temps de travail ne résout pas la question des déséquilibres dans la répartition de la richesse nouvellement créée. Une autre approche beaucoup plus féconde me semble-t-il est la proposition faite autrefois par Sismondi que le salarié bénéficie d’une rente perçue sur la richesse créée par les machines qui travaillent avec lui, voire qui le remplacent. Aujourd’hui, la productivité des machines est entièrement confisquée par les investisseurs et les dirigeants d’entreprise sous la forme pour ceux-ci de salaires et de bonus extravagants. Une fois la mesure de Sismondi adoptée, le partage du temps de travail et sa baisse auront lieu d’eux-mêmes.

Des économistes comme Randall Wray proposent carrément de faire du plein-emploi l’objectif numéro un des politiques budgétaires. Il propose que l’Etat, puisque celui-ci est déjà pour les banques le « prêteur de dernier ressort », soit l’« employeur de dernier ressort » en offrant un travail à quiconque est prêt et consentant à offrir son travail au salaire minimum en plus d’avantages sociaux qui restent à détailler suivant les pays concernés. Pensez-vous que cette idée soit compatible avec la mentalité de nos sociétés capitalistes actuelles ?

Randall Wray se contente apparemment de répéter ce qu’avait dit Keynes, ce qui est en soi, ne nous trompons pas, déjà très admirable. C’est Keynes qui avait dit que l’économie est incapable de proposer ses propres solutions et que le plein emploi lui est indifférent. La décision de faire du plein emploi le foyer, est comme il se doit, une décision politique. Keynes était socialiste, à la fois anticapitaliste et anti-communiste, et votre question se transforme donc en « le socialisme est-il compatible avec la mentalité de nos sociétés capitalistes actuelles ? » Schumpeter considérait que les sociétés humaines tendent inéluctablement vers le socialisme, espérons qu’au contraire de ce qu’il a fait à propos de la monnaie, pour notre grande misère et à notre grand désespoir, il ne se soit là pas trompé.

 

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