LA DÉMOCRATIE MENACÉE, par Cédric Mas

Billet invité.

Avant-hier un homme est mort, égorgé dans une banlieue de Londres par deux individus revendiquant le caractère terroriste de leur crime. Il aurait été choisi parce qu’il portait un tee-shirt du programme caritatif de soutien aux soldats britanniques vétérans « help for heroes », et qu’il marchait dans une rue à proximité du Royal Artillery Barracks de Woolwich.

Les deux suspects ayant sollicité d’être filmés pendant leur acte par tous les passants, se placent donc clairement dans l’acte terroriste, qui nécessite pour être efficace une médiatisation maximale.
Au même moment se prépare en France une confrontation entre les mouvances de l’extrême-droite dure et l’Etat républicain à l’occasion d’une manifestation dimanche 26 mai, les risques étant attisés par le suicide public au coeur de Notre-Dame d’un des fondateurs de la nouvelle extrême-droite. Nonobstant le contexte personnel dans lequel il intervient (maladie), ce suicide doit être vu comme une déclaration de guerre à l’Etat de droit et à la Démocratie.

Les termes et concepts de la démocratie sont aujourd’hui contestés, y compris par les esprits les plus humanistes et éclairés, qui réduisent l’Etat de droit reposant sur la légitimité populaire et respectant les Libertés fondamentales et droits de l’Homme à un cadre uniquement destiné au déploiement d’une politique ordo-libérale qui a pour objet ou pour effet une aggravation des inégalités inacceptable.
La conjonction de ces évènements sur une aussi courte période (auquel il faudrait ajouter les émeutes en Suède, les attentats et la dégradation de la situation au Mali, au Niger, en Syrie en Tunisie…) oblige toutes les femmes et les hommes de bonne volonté à s’interroger et se mobiliser pour sauver le cas échéant une démocratie menacée aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur.

Les dangers extérieurs :

Nos Etats de droit sont aujourd’hui soumis à une double pression venant de l’extérieur, dont les effets cumulés aboutissent à une fragilisation croissante, rendant vulnérable un système politique pourtant ancien.
La première pression est celle infligée par les entreprises transnationales échappant à la souveraineté (impôts, règles, responsabilités..) et dont les décisions collectives et souvent concertées (il s’agit dans le cas des « marchés ») détruisent la souveraineté nationale, fondement des votes désignant les dirigeants ou fixant des règles.

A quoi bon voter, payer l’impôt ou respecter les Lois si tout cela échappe à la communauté des citoyens ? Si les règles décidées ne peuvent être appliquées que si elles sont conformes aux intérêts et aux dogmes des « marchés » et de leurs agents (FMI, Commission européenne, OMC, Banques centrales…) ?

De même, la pression exercée aujourd’hui dans un sens de désendettement de l’Etat (dont nous répétons jusqu’à l’écœurement ici l’inanité complète, aussi bien du point de vue théorique que pratique) implique une réduction du périmètre et des moyens des Etats de droit.

Alors qu’ils doivent faire des économies, y compris sur les moyens dédiés à leurs missions régaliennes, les Etats de droit sont également soumis à une deuxième pression liée au développement du terrorisme. Rappelons que celui-ci est une action pénalement répréhensible exercée par des acteurs non étatiques, contre les populations civiles pour faire pression, imposer une volonté à un Etat ou à une communauté.

Le terrorisme n’est pas la guerre, « réglée » ou « petite » (1). Le terrorisme est condamnable peu importe que la cause qu’il prétende « défendre » soit juste ou ne le soit pas. Ces principes simples, non négociables par principe, doivent être rappelés alors que les actes terroristes, mêlés à d’autres (actes de sabotage ou de guérilla contre des forces armées), sont parfois nimbés d’un halo de romantisme et légitimés par la « justesse » de la cause défendue : poser des bombes contre des civils, tuer ou blesser des femmes et des enfants étrangers au conflit pour « terroriser » une communauté, ceci doit être souligné, n’est jamais assimilable à des actes de guerre contre des unités ou des soldats ennemis. La Résistance française n’a jamais usé de ces méthodes, ni les FTP, ni non plus le Parti communiste.

Même commis par des citoyens de l’Etat cible (et ils seront de plus en plus nombreux à l’aune de la faillite sociale et politique des Etats de droit donnant la priorité au désendettement sur la sécurité de leurs habitants), les actes terroristes restent liés à une pression extérieure, ces citoyens se faisant les agents d’une volonté extérieure à la communauté.

Si les actes terroristes sont de plus en plus souvent commis par des personnes isolées, leurs liens avec les mouvements terroristes sont faciles à établir, et surtout, ce changement de tactique, que l’on appelle à tort de tactique du « loup solitaire » (référence bien maladroite au concept nazi suicidaire du Werwolf) a été sciemment choisi à partir de 2004 ou 2005 (2).

Ce passage à l’échelle individuelle met d’ailleurs encore davantage la pression sur la défense des libertés publiques, menacées en plus par des politiques sécuritaires destinées à lutter contre des actes individuels. Même si l’auteur était seul, il n’en est pas moins l’acteur d’une stratégie décidée par un mouvement.

La pression du terrorisme contre les Etats de Droit est évidente puisque publiquement ressentie par toute la communauté. Elle a deux séries d’effets :

– Elle soumet les services de sécurité de l’Etat à un défi qu’ils ont d’autant plus de difficultés à relever qu’ils sont au même moment astreints à une « cure d’austérité » sans fin.

– Elle soumet la volonté politique et la communauté toute entière à un risque plus grave encore : confrontés à l’impossibilité d’augmenter les moyens, les services de sécurité et les Etats de droit vont donc répondre par l’application de méthodes condamnables (atteintes aux Libertés, torture, enfermement sans jugement…).

Outre que ces mesures sont totalement contreproductives sur le long terme dans la lutte contre les terroristes, qui en sortent légitimés donc renforcés, elles apportent surtout un reniement inacceptable des valeurs défendues.

Comment prétendre défendre les libertés fondamentales et les droits de l’homme, qui sont au cœur de nos valeurs universelles, si l’on recourt sans états d’âme à des moyens qui les violent ?

Bien que de nature totalement différente, ces deux menaces se conjuguent objectivement. Constatons d’ailleurs que la lutte contre le terrorisme, et particulièrement les reniements liés aux méthodes des services de CT, ne sont pas étrangers à l’ultra-libéralisme : ce sont les mêmes qui privent l’Etat de ses moyens, par un ultra-libéralisme « de rigueur », et qui, à la faveur de l’émotion causée par les évènements, en viennent à autoriser la torture et Guantanamo.

Il existe donc une conjonction de forces distinctes mais qui poussent aujourd’hui dans la même direction. Comment ne pas voir la menace qui pèse sur les Etats de droit qui, renonçant au Droit pour lutter contre leurs ennemis, renient leur nature pour flirter dangereusement avec des régimes autoritaires voire totalitaires ? Et c’est là que réside la victoire incontestable des terroristes !

Les dangers intérieurs :

A ces pressions extérieures, contre lesquelles aujourd’hui aucune politique cohérente et pérenne n’a été déployée, s’ajoutent les dangers intérieurs qui sont là encore doubles, et peut-être plus pervers encore. Car, et il s’agit là d’une constante : les mouvements terroristes (extérieurs par nature à la communauté) sont les alliés objectifs de l’extrême-droite xénophobe et raciste.

Inquiétante est la tendance récente, venant parfois d’auteurs pourtant éloignés des idéologies d’extrême-droite, à la contestation de la démocratie, de l’Etat de droit, voire des Droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Confondant dramatiquement ces libertés avec les dogmes ultra-libéraux, ils fournissent et alimentent, souvent à leur corps défendant, la rhétorique d’extrême-droite en arguments politiques. Cette dernière est habile à déployer la stratégie que nous avions caractérisée dans un billet antérieur comme celle du « passager clandestin schizophrène », en alliant des discours par nature incompatibles.

Pour autant, questionner dans le contexte actuel et avec les dangers présents, les notions de démocratie, d’Etat de droit, critiquer les « droits-de-l’hommisme » en affirmant de manière devoyée qu’elles seraient irrémédiablement liées à l’individualisme, l’homo economicus ou le consumérisme, c’est se faire l’allié objectif et inespéré de leur point de vie, des ennemis irréductibles de la démocratie.

Il convient de le marteler : les droits de l’homme ne sont nullement contaminés par l’engagement en faveur du libre-échange, de l’euro, de la libre circulation des capitaux, de la dérégulation, de la spéculation, de la prétendue « loi » du marché…

De même, le respect des règles et des procédures garantissant les droits des individus contre l’arbitraire de l’Etat ne souffrent aucune exception, surtout face à des individus qui ne rêvent que de nous voir nous abaisser à lutter contre eux en recourant aux méthodes criminelle qui sont les leurs.

Les règles de droit, contraignantes, souvent rébarbatives, sont pourtant le plus sûr rempart contre nos réactions purement émotionnelles et contre tous nos excès en général, fruits de notre imperfection humaine.

Que faire ?

Les démocraties ont toujours présenté l’apparence de la fragilité, offrant le spectacle de leurs désunions et de leurs hésitations face à des régimes autoritaires ou totalitaires dont la mobilisation est plus prompte et s’avère plus efficace sur le court terme.

Pour autant, cette faiblesse des démocraties est aussi ce qui fait leur force et leur supériorité, la mobilisation d’une démocratie étant le fruit non d’une contrainte imposée par la violence et la peur, mais par un choix librement consenti. Sur le long terme, elles se révèlent plus solides qu’une dictature ou un état illégitime auprès de ses populations.

Comme en d’autres époques, il est sans doute temps de se mobiliser afin de défendre des valeurs auxquelles nous sommes attachés au plus profond de nous-mêmes.

Ces valeurs sont en péril, menacées par ceux même qui affirment les défendre, mais qui recourent sans hésiter un instant à des méthodes qui les renient pourtant.

Notre mobilisation doit passer par une défense de ces valeurs, constante en dépit de leurs imperfections, par le rappel que nos principes ne sont pas de l’ordre du négociable, même pour « notre bien » ou par un « souci d’efficacité », doit passer par un véritable questionnement sur les origines des pressions extérieures et intérieures dont la conjonction actuelle la menace d’un péril essentiel.

L’appel à l’esprit critique, le refus de se laisser dicter une politique déterminée par des réactions d’ordre émotionnel, offertes à toutes les manipulations, doivent demeurer permanents. Un effort de cette nature doit sans doute primer même sur la définition d’un projet alternatif, car les exigences de la situation actuelle sont beaucoup trop pressantes pour être subordonnées à la construction préalable d’une nouvelle tour de Babel.

Si nous devions qualifier la situation présente de « grave », aurions-nous succombé à l’alarmisme ? Non, car nous n’avons plus le droit à l’erreur.

Les moyens technologiques et scientifiques à la disposition d’un groupe hostile prenant le contrôle d’un Etat sont sans commune mesure avec ceux qui existaient dans le passé. Nous nous nous en apercevrions nécessairement trop tard.

Les défis humains et environnementaux qui sont à nos portes, exigent une mobilisation de l’humanité dans son ensemble, pour assurer sa survie, mobilisation qui ne pourra se faire que si elle est librement consentie et canalisée par des autorités incontestées parce que légitimes.

Le temps est venu de se mobiliser, pour résister sans envisager même une retraite possible devant ces menaces, alors même que notre position est compromise par l’indifférence coupable des uns et par la lâcheté de tous les autres.

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(1) Nous visons ici des « guerres réglées » c’est-à-dire d’un conflit entre armées organisées ou des « petites guerres », qui correspondent aux guérillas et aux conflits asymétriques entre une force armée organisée et des bandes de partisans ou de francs-tireurs.

(2) Il a été notamment théorisé par Mustafa Setmaria Nasar dans un volumineux ouvrage « The Global Islamic Resistance Call » (Da’wat al-muqawamah al-islamiyyah al-‘alamiyyah) mis en ligne sur le net en 2004 ou 2005 qui propose de passer à une nouvelle phase du Jihad qui sera caractérisée par un terrorisme créé par des individus ou de petits groupes autonomes (qualifiés de “sans leader”) qui vont user l’ennemi et préparer le terrain pour une guerre plus ambitieuse en fronts déclarés…. sans confrontation sur le champ de bataille et sans la prise de contrôle de territoires, les jihadistes ne pourront jamais établir un Etat, qui est l’objectif stratégique de la résistance actuelle.

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