DE LA CONCHYLICULTURE À LA CRISE DES SUBPRIMES : UN ALLER-RETOUR, par Jean-François Le Bitoux

Billet invité

Mortalités ostréicoles et finances toxiques : mêmes défis ?

L’approche de l’anthropologue a bien des outils en commun avec celle du vétérinaire généraliste de campagne que je suis par formation et par culture. L’un et l’autre se posent avant toute autre considération une question : comment l’écosystème observé fonctionne-t-il quand tout va « bien » ? Ils disposent de différentes grilles de lecture et ils arrivent à croiser des informations dispersées, qualitatives et quantitatives, pour mieux interpréter le passé, le présent et faire quelques hypothèses sur une évolution possible. En cas de pathologie, le vétérinaire utilise ses hypothèses de manière préventive et curative. Le médecin explore le corps du patient à travers les différentes fonctions connues : la respiration, la digestion, les régulations nerveuses et endocrines, etc. Et il se construit souvent une cohérence sans faire appel aux acquis d’une biochimie trop scientifique. L’avantage du généraliste est d’avoir accès à de nombreux détours expérimentaux pour construire une cohérence, chose dont ne dispose pas toujours le « spécialiste » limité par des connaissances trop pointues, trop exclusives qu’il lui est difficile de raccorder à des observations de terrain. Bref, la transmission de savoirs très pointus masque la transmission d’un vaste domaine d’ignorance. Et c’est dans ce vide entre ignorance et savoirs trop exclusifs que des catastrophes sont quasiment inéluctables.

La Lettre des Académies belges (n°31) s’interroge sur les pratiques bancaires qui ont mené à la catastrophe des subprimes. Après une analyse argumentée, le document souligne : « Une crise comme celle des actifs toxiques en 2007/8 aurait pu ne pas dégénérer si chacun avait rempli son office ». Et « La finance dispose donc des moyens de neutraliser toute tentative de réduire la nocivité de ses pratiques ». Comme dans toute pathologie, encore faudrait-il que le malade se sache atteint et reconnaisse pathologie et nocivité, ce qui est loin d’être le cas : on ne guérit personne contre son gré ! Sans en connaître les mécanismes internes spécifiques, toute médecine préventive de groupe s’appuie sur l’entretien sanitaire de l’écosystème : n’existe-t-il pas de normes sanitaires fiables dans le monde bancaire ?

Dans « La transmission des savoirs » G. Delbos et P. Jorion soulignent d’entrée de jeu que les analyses proposées dans les domaines de la pêche artisanale, de la saliculture et de la conchyliculture « auraient pu porter sur d’autres métiers et se dérouler dans une autre région ». Leurs conclusions dans ce livre et les suivants, naissent d’analyses qui sont des allers-retours incessants entre des approches généralistes puis spécialisées dans des domaines dispersés tels que l’écriture et l’usage de programmes informatiques, une approche des économies de l’échelle du particulier à celle des États, le droit des banques à travers le monde, les contrôles techniciens, hiérarchiques, administratifs, politiques de chacune des étapes, etc. En ce qui concerne la conchyliculture, ils évoquent des techniques souvent délicates (élevage de palourdes, gestion des claires, etc.) et une communauté professionnelle très dépendante de la nature et des pouvoirs publics.

Nul n’ignore aujourd’hui que depuis une dizaine d’années, l’ostréiculture française se meurt progressivement (baisse de 50 % de la production nationale). Pourtant en ce domaine aussi « La situation aurait pu ne pas dégénérer si chacun avait rempli son office ». Comme chez les banquiers et les financiers de la planète, tout le monde y est à la fois partenaire et concurrent et il semble que cette situation bloque toute réflexion intellectuelle approfondie. Comme dans bien d’autres situations sociétales, chacun tente de tirer profit d’acquis historiques dépassés par la technique, sans chercher à les actualiser de manière à préserver ce pré carré et à éviter toute analyse extérieure qui en dénoncerait les abus. Dans son livre « La question de l’huître » (2009) – sous-titré « Les scientifiques, le peuple de l’eau (watermen) et la baie du Chesapeake en Maryland, depuis 1880 » – C. Kiener nous dit dès la première phrase que depuis plus d’un siècle, les ostréiculteurs, les chercheurs et l’administration s’affrontent dans une véritable « guerre culturelle ». L’auteur traite de « la question de l’huître », comme d’autres traitent de « la question des retraites ou de la Syrie » et le mot guerre apparait à différentes reprises pour souligner une tension continue dans l’exploitation de bancs naturels d’huitres dans une baie américaine. Cette analyse vaut pour évoquer les mortalités ostréicoles qui se succèdent le long des côtes françaises depuis 150 ans. Le Monde du 9 août 2013 titrait en pleine page : « Une bactérie tueuse rallume la guerre de l’huître – Les tenants d’une méthode naturelle critiquent la production artificielle sur fond de mortalité des coquillages ». Ces tensions sont perceptibles sur les sites de discussion des professionnels et surtout ni la recherche, ni l’administration n’ont quoi que ce soit à proposer de constructif. C. Kiener estime qu’il n’y a aucune raison que cela change tant que ces acteurs resteront les mêmes dans une relation autobloquante… Ce qui vaut pour la situation américaine, vaut pour la France et il faudra sans doute que d’autres groupes s’en mêlent : écologistes ? touristes ? D’autres intérêts locaux ?

Tout comme Paul Jorion a fait la preuve de la validité de ses analyses dans les domaines économiques concernés, il se trouve que j’ai dû résoudre des situations pathologiques aquatiques similaires à celles vécues actuellement (De quoi les marées vertes sont-elles le message ?). Bien entendu, les conclusions étiologiques généralistes rapportées ici sont confirmées par des analyses approfondies spécifiques comme la biochimie, la géologie sédimentaire, la virologie, la bactériologie, etc. Mais les évoquer prendrait un livre. Cette conclusion se trouve aussi confirmée par des résultats disponibles depuis des années dans les travaux de Ms Le Dantec et Héral notamment. Le généraliste dispose d’une expérience de terrain que peu de « spécialistes » peuvent faire valoir du fond du laboratoire.

En peu de mots « la guerre de l’huître » évoquée dans Le Monde, entre les professionnels provient du fait qu’il existe deux familles génétiques d’huîtres, les Triplos et les Diplos. Sans évoquer les caractéristiques génétiques des unes et des autres l’éleveur sait que, quand tout va bien, les Triplos grossissent deux fois plus vite que les Diplos. Le plus souvent, comme le confirment les discussions entre professionnels, tout va bien lors des tests les premières années puis les gains de croissance sont de moins en moins évidents et des troubles pathologiques apparaissent. Qu’il soit permis d’indiquer que pour le fermier traditionnel, la toute première raison d’appeler son vétérinaire de campagne, se résume à : « ma bête ne mange plus », sans autre symptôme. Au professionnel de vérifier les fonctions connues, de traiter l’animal et de le remettre à la mangeoire aussi vite que possible. Suivre la consommation des huitres parait plus délicat car elle est dépendante de la nature et la zootechnie n’a pas cherché à améliorer la productivité naturelle. J’entends déjà dire que ce n’est pas possible et c’est une erreur partagée par les trois groupes acteurs qui fait que nul ne cherche de solutions, ce qui est une façon de conforter un statu quo. Si les Triplos grossissent deux fois plus vite que les Diplos, elles ont besoin de deux fois plus de nourriture et quand elles la trouvent, elles excrètent au moins deux fois plus de résidus. Les esprits simples estimeront qu’une mer infinie peut tout épurer. Pourtant chaque écosystème subit des paramètres locaux qui sont eux « finis ». Si des élevages artisanaux limités produisent une pollution négligeable, ce n’est plus le cas pour des opérations de dimension industrielle. Mais ce que beaucoup ignorent, c’est que la qualité du plancton du site est elle aussi tributaire de la qualité de l’eau et de l’écosystème, et qu’un plancton de bonne qualité (diatomées) est plus nutritif (vitamines C, E, etc.) qu’un autre de moindre qualité. Ces considérations générales n’étonneront personne même sans disposer d’un diplôme de biochimie marine. Certes, connaître la nature quantique de l’enzymologie affectée aide et confirme ce constat élémentaire mais on peut s’en passer quitte à y revenir dans un autre contexte si nécessaire. Il se trouve que l’ostréiculteur en attendant que « la nature s’échine à sa place », n’entretient pas suffisamment son environnement, notamment les sédiments locaux, et ce faisant, il détruit par ignorance la production planctonique supposée nourrir son élevage. Et l’Administration en est responsable, car elle est la seule autorité sur tout ce qui se déroule sur le Domaine Public Maritime (DPM).

Il était prévu dès la création de l’administration maritime de l’ostréiculture autour de 1870 que les concessions devraient être entretenues et qu’elles n’étaient pas transmissibles. Mais face à la première difficulté (ralentissement de croissance, baisse de survie), l’ostréiculteur a rapidement compris qu’en changeant de site d’exploitation, il retrouvait une meilleure croissance et l’Administration l’a laissé faire : elle dénomme cette opération un « reclassement» et elle favorise ainsi une pollution chronique des sédiments côtiers.

L’ostréiculture est donc une activité d’élevage de forme industrielle par les investissements consentis (barges, mas ostréicole, épuration) mais nomade et artisanale dans ses pratiques. Récemment  l’équipe de recherche du Centre de référence de l’huître en Basse-Normandie (Les bonnes pratiques pour améliorer la survie des huitres) a fait observer qu’en allant sur des sites neufs et en respectant les bases sanitaires les plus banales, beaucoup de choses s’arrangent d’elles-mêmes. Le professeur Matthieu nous dit qu’il existe des lois zootechniques banales que l’ostréiculture ne respecte pas. C’est ainsi qu’on ne fait pas de sélection génétique avant de disposer d’une zootechnie fiabilisée ; et c’est loin d’être le cas. Le tout premier travail de l’expert, si possible d’un œil généraliste étranger, consiste à vérifier si les bases les plus communes sont respectées ou non. Le côté très positif de ce constat écologique est qu’il suffit de déplacer de quelques dizaines de mètres un site d’élevage pour relancer la production mais le fait d’avoir pollué des sédiments de proche en proche pendant plus d’un siècle reste lourd de conséquences. Quelques innovations techniques ont pu faire progresser l’ostréiculture au cours des ans mais l’instabilité des productions démontre que beaucoup reste à faire pour les fiabiliser à un niveau réellement industriel. Encore faudra-t-il que les règles sanitaires élémentaires soient respectées par tous. À titre d’exemple, aucun écosystème ne résistera longtemps à l’invasion de quelques tonnes d’huitres de santé affaiblie à des densités élevées. Inutile d’afficher un diplôme de virologie ou de bactériologie pour accepter cette hypothèse de travail ! La nature fait certes preuve de capacités d’épuration mais il est toujours possible de les déborder en faisant n’importe quoi. Des tests de résistance ne signifient pas grand-chose ni dans le monde bancaire, ni en ostréiculture tant il semble facile de circonvenir les lois sanitaires les plus élémentaires que d’aucuns appellent « du bon sens ». Faut-il en pleurer, faut-il en rire ?

En conclusion, la toxicité de certains produits financiers et les mortalités conchylicoles procèdent de mécanismes similaires, une dérive paresseuse si humaine, si naturelle et infantile (pas vu, pas pris !) dans un environnement changeant de manière tout aussi naturelle et inexorable. Tout médecin sait qu’une pathologie est d’autant plus simple à résoudre qu’on l’attaque tôt et qu’il est de plus en plus difficile d’en venir à bout quand les symptômes se démultiplient : un écosystème fatigué se défend de plus en plus mal. Les bonnes nouvelles sont qu’il existe des solutions économiques et écologiques à ces dérives mais pas de baguette magique qui éliminerait des années de mauvaises habitudes. Candide devra mieux imposer ses « bonnes pratiques » pour réapprendre à cultiver les jardins aquatiques et bancaires et entretenir l’écosystème Gaïa. Il ne fait aucun doute que des analyses similaires pourront être réalisées dans bien des secteurs économiques et que la seule manière de progresser et de sortir d’un statu quo devenu pathogénique dans un environnement plus exigeant, est de reprendre la parole et de ne laisser ni les tribus, ni les corporations en place poursuivre les dommages engagés jusqu’à un point de non-retour. Plusieurs questions s’imposent : une Démocratie Républicaine est-elle soluble dans une écologie durable (ou vice versa ?) ? Si oui, comment deviennent-elles l’une et l’autre adulte ? Si le politique ne se charge pas de l’opération, qui la prendra en charge ? Le retour aux Lumières parait nécessaire mais il est bien connu que le pouvoir du Prince et de ses courtisans procèdent le plus souvent d’une obscurité savamment entretenue avec la dose de médiocrité qui l’accompagne et qui devient progressivement toxique. La partie est loin d’être gagnée.

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