« Réciprocité et redistribution : la gratuité pour tout ce qui relève de l’indispensable »
Partons du constat que les inégalités de répartition des richesses, la raréfaction du travail et la polarisation de la société, trois phénomènes liés, s’accélèrent et ne vont cesser de s’accélérer au cours du XXIe siècle avec l’automatisation des processus de production. Les réflexions se multiplient et les questions de société émergent : comment dissocier travail et subsistance décente ? Comment assurer un socle commun d’accès aux biens fondamentaux à la vie ? Certains proposent le revenu universel, nous proposons la gratuité pour tout ce qui relève de l’indispensable : alimentation, logement, vêtements, santé, éducation, transports et, aujourd’hui, connectivité.
Face aux objections faites du revenu de base (RDB), la gratuité pour l’indispensable répond à nombreuses d’entre elles. Le coût pharamineux ? Le coût de la gratuité (2,2% du PIB) serait 6 fois moins important que celui du RDB (13% du PIB) selon l’étude d’une équipe de University College à Londres (1) projetée sur la Grande Bretagne. Ceux qui « boivent leur paye » ? Pas d’alcool aux restaurants municipaux gratuits ! Et l’augmentation des prix ? Aucune ! Car la clé de la solution est justement dans la démarchandisation des biens fondamentaux.
« ‘La démarchandisation’ ? Mais qu’est-ce que cela peut bien dire ? N’est-il pas naturel que tout soit marchand ? » Détrompez-vous, la marchandisation de nos sociétés contemporaines est un processus historique. Karl Polanyi (2) montre que dans toute société coexistent trois formes d’échanges : la réciprocité (les biens s’échangent par don et contre-don à l’intérieur des groupes et entre les groupes), l’échange marchand (les biens s’échangent grâce au système des prix, prix qui détermine le niveau de production et la répartition de la production) et la redistribution (les biens sont centralisés par une institution puis distribués selon un certain nombre de critères dépendant de certaines valeurs communes).
Dans toutes les sociétés humaines, les phénomènes économiques sont intégrés au sein des institutions sociales : c’est ce que Karl Polanyi nomme « l’intégration » (embeddedness) de l’économie. Or, aujourd’hui, dans les sociétés de marché occidentales, le processus de marchandisation a conduit à une société de dés-intégration des systèmes de normes et de valeurs sociales. Ce sont, au contraire, les phénomènes sociaux qui se sont intégrés à leur tour dans l’ordre de la « rationalité économique ».
Or, ce que nous montrent bien les mouvements sociaux contemporains (tels que les Gilets jaunes), c’est que l’aspiration fondamentale des communautés humaines n’est pas à la marchandisation du monde, mais bien au contraire à la réintégration des relations économiques dans les relations sociales. Que ce soient les revendications à plus de justice sociale, ou au respect de l’environnement qui nous entoure, il y a là une volonté de réintégrer nos normes et nos valeurs dans le système économique.
Le RDB ne répond pas à ces attentes. L’économiste Philippe Askenazy (3) observe que le revenu primaire et le revenu disponible ne sont pas équivalents en termes de bien-être. Les allocations monétaires d’aides sociales sont relativement mal vécues car stigmatisantes : face à ce chèque tombé du ciel, un malaise se crée. Si le RDB paraît comme une proposition révolutionnaire, elle demeure dans le cadre néoclassique de la société de consommation.
Face au stigmate des allocations, de quoi les citoyens ordinaires sont-ils le plus fiers ? Leur système de santé et l’éducation nationale organisant tous les deux la gratuité dans leur domaine. La gratuité pour l’indispensable répond à ces aspirations fondamentales : la démarchandisation révèle que les biens fondamentaux à la vie n’ont pas de prix mais une véritable valeur sociale. La gratuité de l’indispensable serait la réactualisation des systèmes de réciprocité et de redistribution, pour mettre leur caractère fondamental, leur sens social et leur acceptabilité environnementale au centre de nos structures économiques. Plus fort que le « toujours plus », il existe le don, le partage, la gratuité.
(1) Jonathan Portes, Howard Reed et Andrew Percy, « Universal basic services », Social Prosperity Network, Institute for Global Prosperity, Londres, octobre 2017
(2) Karl Polanyi, La grande transformation, 1944
(3) Philippe Askenazy, Tous rentiers ! Pour une autre répartition des richesses, Odile Jacob, 2016
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