Quinzaines, Que trouve-t-on dans Kerouac quand on l’ouvre ?, le 15 juillet 2019

Que trouve-t-on dans Kerouac quand on l’ouvre ?

Carolyn Robinson – « Camille » dans Sur la route de Jack Kerouac

Jack Kerouac, que rendrait célèbre la publication en 1957 de On the Road (Sur la route), un récit qu’il avait terminé d’écrire six ans auparavant, était déjà depuis une dizaine d’années un excellent écrivain, s’étant essayé avec brio, dès son adolescence, à différents styles d’écriture. Seul handicap dans son jeune âge, qu’il ait pris pour modèles qu’il entendait égaler, des auteurs dont le talent de romancier s’identifiait au récit autobiographique.

Le jeune Kerouac des années d’avant-guerre veut raconter la vie, son drame est de ne pas encore avoir vécu. Il écrit ainsi, alors qu’il a vingt ans : « cherchant désespérément à devenir un exilé amer et désespéré ». Ce qu’il est alors encore loin d’être, même si son bref passage dans la marine de guerre lui offrirait quelques semblants d’aventures : il sera réformé pour « tempérament indifférent », sous-entendu « à la machine militaire ».

Pour Jack London, l’aventure ce serait le Klondike de la ruée vers l’or, le front de la guerre russo-japonaise et les mers du Sud. Pour Kerouac, ce serait la route entre sa ville natale de Lowell au nord de Boston et San Francisco, puis entre San Francisco et Mexico City.

À dix-neuf ans, dans un poème en prose intitulé « This I do know », il mentionne dans la liste de ses « voici ce que je sais en tout cas » : « Que je serai influencé par Wolfe, Saroyan, Halper, Withman, et Joyce dans mes écrits ».

Albert Halper (1904-1984) se détache dans la liste pour être aujourd’hui inconnu : tous ses ouvrages sont épuisés, aucun n’a jamais été traduit en français. Sa réputation lui venait d’un recueil de nouvelles en 1934, intitulé On the Shore (le rivage en question étant celui du lac Michigan) et sous-titré « Young Writer Remembering Chicago » : un jeune écrivain se souvient de Chicago. « Young writer », une expression que Kerouac reprendrait à son compte. Emprunt notable à Halper, de l’auteur de On the Road, un titre en écho certainement à On the Shore, l’irruption dérangeante d’expressions argotiques au sein de phrases de facture sinon classique. Halper s’en était justifié dans le chapitre dont l’intitulé était précisément celui du sous-titre de On the Shore, d’un jeune auteur qui se souvient :

 … des gens diront : ‘Trop cru et trop gauche, trop bâclé et argotique’. Mais je suis né dans une ville crue et argotique, dans un quartier cru et argotique. […] Essayez donc d’écrire dans la tradition classique avec une telle puanteur dans les trous de nez, posez-vous et tissez donc de suaves phrases poétiques avec le rugissement du chemin fer dans vos oreilles.

Difficulté cependant pour le routard par vocation littéraire que sera Kerouac : ses aventures n’étant pas à la hauteur de ses espérances, ne sont automatiquement pas non plus à la hauteur des nôtres. Car peu importe finalement que cette suite de beuveries, de partouzes, de séances de piquouses, se déroulent à San Francisco, à Denver, Colorado ou où que ce soit d’autre puisque l’âme de la ville en est aussi absente que la personne même des femmes qui hantent le récit comme des spectres, leur nom aux unes et aux autres ne faisant office là que de simple signet : la marque d’un vide, là où nous espérions une identité de chair et de sang.

En 2012, Walter Salles, que nous avions chéri dans Central do Brasil (1998) – récit de la rédemption d’une vieille vache, mit en scène Sur la route, dont l’opinion commune est qu’il échoua à capturer l’esprit du livre malgré une bonne volonté consciencieuse à coller aux péripéties dont le roman fait l’inventaire. L’originalité du film, la critique l’a relevé, a été de donner vie aux deux épouses de Neal Cassady, personnage central de Sur la route sous le nom de « Dean Moriarty », et il y a peut-être paradoxalement là l’une des raisons de l’échec du film car il n’y a pas place en réalité dans ce récit pour quoi que ce soit d’autre que l’admiration mutuelle que se portent Sal Paradise (le pseudo dont s’affuble Kerouac) et Neal Cassady, son Moi-idéal. Les femmes, « Marylou », de son vrai nom LuAnne Henderson, première épouse Cassady et « Camille », Carolyn Robinson, seconde du nom, ne sont là que comme deux silhouettes en contre-plaqué. Cette dernière reprochera au film de Salles son mauvais choix d’acteurs : Jack et Neal étaient des sportifs baraqués, dira-t-elle, et les acteurs choisis pour les incarner, « des mauviettes ».

L’échec du film de Salles aura eu le mérite de souligner que d’histoire, il n’y en a guère dans Sur la route, et que l’essence de ce récit épique, c’est son rythme échevelé, ce « Go ! Go ! Go ! » qui fut le mot d’ordre de la Beat Generation, dont Kerouac avait saisi qu’il était la valeur ajoutée de son texte, se faisant un point d’honneur de le taper tout entier sur un rouleau pour téléscripteur.

Dans un entretien qu’il accorde un an avant sa mort, qui sera due à la cirrhose, alors que sa femme Stella refuse d’abord d’ouvrir la porte à trois visiteurs inopinés (dont l’un est à son insu Aram Saroyan, fils de William, l’une de ses idoles), de peur que son poivrot d’époux n’y trouve prétexte à une nouvelle cuite, il dira à propos de sa propre écriture :

… elle cherchait à cliqueter tout du long comme une machine à vapeur tirant un train de marchandises de cent wagons et un fourgon qui jacasse tout au bout. Ça c’était ma manière à l’époque et il y a encore moyen de faire ça si la pensée qui se déroule en parallèle à une écriture ardente comme celle-là est sur le mode de la confession, si elle est pure, et toute frétillante de la vie qui l’imprègne.

Or cela, sa « manière à l’époque », n’est pas son invention à lui :

J’ai eu l’idée de ce style spontané de Sur la route en voyant comment ce bon vieux Neal Cassady rédigeait les lettres qu’il m’adressait, toutes à la première personne, haletantes, dingues, sur le mode de la confession, sérieuses comme pas deux, avec une infinité de détails.

Une admiration telle que Jack reprit sans attribution des passages entiers de lettres que lui adressait Neal, le complice de ses chevauchées fantastiques.

Kerouac s’illusionnait quand il pensait que ce qui lui faisait défaut dans ses jeunes années, ce n’était pas le rythme mais le sentiment. Il écrivait ainsi :

J’ai passé toute ma jeunesse à écrire lentement avec des révisions et une rumination interminable qui rabâchait et raturait, si bien que j’écrivais une phrase par jour et cette phrase manquait de SENTIMENT. Le SENTIMENT, nom de dieu, c’est ça que j’aime dans l’art, pas l’ARTISANAT et la dissimulation des sentiments.

Ce sentiment qui lui fait défaut, Kerouac le trouvera tout entier chez Cassady. Mais il échouera à se l’approprier : à lui, il demeurera toujours étranger et il baissera avec précipitation le rideau de fer de l’ivresse chaque fois que la passion fera mine de prendre possession de lui. Il aspire à être le clone de Cassady, un homme dont le tréfonds est de se perdre dans et avec les femmes, à mille lieues de son fan inhibé qui n’accepte lui d’y toucher qu’après s’être consciencieusement saoulé. Une tare affligeant la famille tout entière aux dires de sa mère, Gabrielle Levesque, citée par son fils :

Les Kerouac ont toujours été comme ça […], de toute éternité les gens les plus stupides, les plus entêtés, les plus inhumains. […] Ce ne sont pas des brutes, au sens physique, ils ne feront pas de mal à une mouche mais, Fils ! ils ne sentent rien ! rien ! ils assisteront au spectacle de la souffrance affreuse de l’un des leurs et ils ne sourcilleront pas même, ils ne lèveront pas le petit doigt pour y mettre fin.

Alors ? Kerouac ce serait seulement ça : une dose d’Albert Halper, plus une de Neal Cassady, complétées d’un peu du « jeune auteur » lui-même, l’homme qui à vingt ans écrivait déjà comme un prince ? Non ! Il manque encore un « tout petit quatrième tiers » pour reprendre les mots fameux de César dans la Trilogie marseillaise : pour faire un Kerouac entier, il faut se tourner vers celui dont Neal Cassady avait fait son propre maître d’écriture, et compléter par un soupçon du Proust d’À la recherche du temps perdu !

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