Retranscription de Pourquoi la richesse se concentre-t-elle ?, le 19 septembre 2019. Ouvert aux commentaires.
Merci beaucoup et merci de m’avoir demandé de parler effectivement de l’économie, de la finance et de la crise dans laquelle nous nous trouvons. Le paradoxe sans doute de mon exposé, c’est que je ne sortirai pas du cadre des Évangiles.
C’est une surprise probablement parce que, d’habitude, effectivement, j’ai travaillé 18 ans dans la finance. Je suis considéré comme une personne dont une des spécialités sans doute, sont les techniques financières les plus pointues mais l’occasion qui m’est donnée de parler donc d’une crise du monde de l’économie capitaliste me permet de situer, je dirais, le cadre dans lequel le problème a été, à mon sens, le mieux posé. C’est le même cadre que celui que M. Piketty, dans son nouveau livre, qu’il appelle « Capital et idéologie ». Je n’ai pas encore lu le livre et je ne sais pas, en particulier, s’il évoque les Évangiles dans son livre. S’il ne l’a pas fait, je dirais qu’il aurait dû pour la raison que je vais vous expliquer.
Vous connaissez sans doute, au moins de nom, la Parabole des talents chez Mathieu, la Parabole des mines chez Luc, qui est un texte qui, de manière tout à fait étonnante, n’a pas été interprété comme il le fallait, n’a pas été compris.
Ce que je Jésus dit dans cette parabole n’a pas été compris très très rapidement. A partir du IIIe – IVe siècle, des interprétations bizarres apparaissent jusqu’à culminer avec l’interprétation que l’on retrouve aujourd’hui dans les catéchismes : puisque c’est une parabole des « talents », cela veut dire que Jésus nous explique, et en particulier aux petits enfants, qu’il ne faut pas gaspiller ses talents. Il ne faut pas gaspiller les dons qui nous ont été faits.
C’est bien entendu un malentendu total puisque le « talent » en question, c’est une unité monétaire de la Grèce antique.
Nous avons donc deux versions de la même histoire. Il y a une version, je dirais, très simplifiée qui est celle de Mathieu, qu’on appelle la Parabole des talents, et une version beaucoup plus complexe, qui nous fait mieux comprendre de quoi il s’agit : c’est la version de Luc, la Parabole des mines. En particulier, la version de Luc met en scène de quoi il s’agit : on nous dit quels sont les interlocuteurs, à qui Jésus s’adresse en particulier, à quel endroit ça se passe : ça se passe à Jéricho, etc.
Dans la version de Mathieu, qui est donc la Parabole des talents, le contexte n’apparaît pas : la parabole est racontée de but en blanc et elle se termine aussi, je dirais, un peu en queue de poisson. Aussitôt la morale tirée par Jésus, le texte s’interrompt et passe à autre chose.
Le talent et la mine, ce sont des unités monétaires de la Grèce ancienne. Un talent vaut 60 mines. En fait, on peut traduire donc des mines en talents. Dans la version qui est aussi la plus simple de Mathieu, les unités monétaires utilisées sont peu probables car il s’agit de sommes à ce point considérables puisqu’un talent représente 24 kg d’argent de l’époque, de métal argent. Et donc, quand il s’agit de confier 5 talents à un serviteur, cela représente plus de 100 kg d’argent, ce qui paraît peu probable. Les sommes mentionnées en mines sont beaucoup plus probables puisqu’il s’agit de sommes qui sont de l’ordre d’un demi kilo pour une mine, à 5 fois cela donc 2,5 kg d’argent, de métal argent.
La version de Luc beaucoup plus détaillée, situant le contexte, donnant des détails et avec des unités monétaires, des montants, vraisemblables dans le contexte de l’époque. Donc, sans doute une interpolation du rédacteur, de la personne qui rédige en tout cas cette partie-là de ce que nous appelons l’évangile selon saint Mathieu.
De quoi s’agit-il et pourquoi le malentendu dans l’interprétation ? Précisément, à mon sens, parce qu’il s’agit d’un théorème expliquant le fonctionnement du système capitaliste qui fonctionne – une fois que j’aurai fait mon exposé – exactement encore de la même manière : on peut rendre compte du système boursier, du système par actions, du système des obligations, etc. L’ensemble de notre système financier est en fait résumé dans ce passage, dans cette parabole dont on lit, dont tout le monde a toujours lu la morale qui en est tirée par Jésus-Christ mais en la considérant comme s’il s’agissait de quelque chose d’adventice, qui n’aurait pas grand rapport avec l’histoire – qui n’est pas lue en tout cas comme la morale à en tirer.
Je résume brièvement l’histoire. Je parlerai du contexte un peu plus tard. Je raconte la parabole puis je vous explique dans quel contexte Jésus la prononce.
Un maître sévère part en voyage. Il confie à 3 de ses serviteurs une somme d’argent. Je n’entre pas dans les détails qui sont légèrement différents chez Luc et chez Mathieu. Et à son retour, il demande à ses serviteurs ce qu’ils ont fait. Deux d’entre eux disent qu’ils ont placé l’argent et qu’ils ont obtenu ce qu’on appellerait aujourd’hui des intérêts, ou des dividendes, ou des coupons quand il s’agit d’obligations, et le 3e serviteur dit : « Maître, tu es un maître cruel. Je me suis contenté d’enterrer [Mathieu] (ou garder dans un linge [Luc]) la somme que tu m’as confiée. Tiens, je te la rends », en ajoutant : « Tout le monde sait que tu es quelqu’un qui allait récolter dans des champs où tu n’avais pas planté et que tu allais faucher le foin sur des prés qui ne t’appartenaient pas ». Le maître se fâche et dit : « Tu aurais pu, comme les autres, aller placer ton argent auprès des changeurs et tu en aurais eu, comme eux, des intérêts qui t’auraient été versés ». Et là, selon la lecture que l’on fait, la phrase suivante, c’est soit la morale qu’en tire Jésus-Christ en racontant l’histoire, soit dans l’interprétation qui est commune aujourd’hui, – comme je vous l’ai dit, même par des théologiens depuis le IIIe – IVe siècle, comme un commentaire supplémentaire du maître en courroux.
Que dit-il ? « A celui qui a, on lui donnera encore davantage, jusqu’à même l’abondance, et à celui qui n’a rien, on lui prendra même ce qu’il a ».
Le texte est quasiment semblable sauf le « à l’abondance… » chez Mathieu et chez Luc mais la lecture qui est faite par l’ensemble des lecteurs jusqu’à maintenant de la morale selon moi (un commentaire supplémentaire du maître pour les autres lecteurs pour, comment dire ? réprimander le serviteur qui n’a pas placé son argent). Selon moi, la dernière phrase, c’est la morale qu’en tire Jésus-Christ : « À celui qui a, on donnera encore, et il sera dans l’abondance ; mais celui qui n’a rien se verra enlever même ce qu’il a. ».
Le contexte maintenant, le contexte qui n’apparaît pas chez Mathieu mais qui apparaît chez Luc. Jésus est en marche vers Jérusalem. Il est arrivé à Jéricho. La foule le suit dans son périple. La foule est convaincue que l’avènement du Royaume de Dieu sur terre est imminent selon la prophétie de Zacharie et la foule est enthousiaste.
La foule est enthousiaste et on sait que, dans les jours qui viennent, dans les jours qui viennent, le Royaume de Dieu se réalisera. Cela n’aura pas lieu. La prophétie ne se réalisera pas et Jésus sera supplicié comme nul ne l’ignore.
A qui s’adresse Jésus dans sa parabole ? Il est prévu qu’il aille dormir chez Zachée. Zachée s’est porté volontaire pour que Jésus dorme chez lui. Zachée est le chef des publicains. Qu’est-ce que c’est qu’un publicain ? C’est une fonction que nous connaissons encore sous l’ancien régime, qu’on appelait le fermier général. C’est un percepteur d’impôts mais il travaille partiellement à son compte, c’est-à-dire qu’il est rétribué au prorata des sommes qu’il récolte.
Et Zachée est tout petit et, pour cela, comme il ne voit rien – tout ça est expliqué dans l’évangile – il est monté dans un arbre (Luc 19 : 1-8) et Jésus l’interpelle pour lui rappeler qu’il sait que c’est chez lui qu’il ira dormir. Et il répond en précisant qu’il est bien du côté de Jésus : « Voici, Seigneur, je donne aux pauvres la moitié de mes biens; et si j’ai fait du tort à quelqu’un, je rends le quadruple ». C’est à ce moment-là que Jésus lui répond, et la parabole s’adresse à lui, Zachée, c’est clair si vous lisez le texte d’un seul tenant.
Il est maintenant possible de raccorder bien entendu la morale au personnage auquel Jésus s’adresse, il s’agit donc d’un percepteur d’impôts qui affirme : « Je suis très généreux » et Jésus lui répond : « Tu es quand même du côté de ceux qui oppriment le peuple » comme on dirait aujourd’hui. Voilà.
A propos du maître qui part en voyage, il est indiqué qu’il s’agit d’un homme qui n’est pas respecté par ses sujets. Je vous ai déjà cité la réponse de celui qui s’est contenté d’enterrer la somme qui lui est donnée. On dit que c’est un maître cruel, c’est dit à plusieurs reprises. Dans l’évangile de saint Luc, il ajoute à la fin de sa péroraison : « Et s’il y a des ennemis à moi, qu’on les amène devant moi et qu’on les égorge », ce qui situe assez bien le personnage. Il est dit aussi par ailleurs qu’en son absence, le peuple s’était révolté contre lui.
Tout ça n’a pas empêché un grand nombre de théologiens de considérer que ce maître, c’est probablement Dieu lui-même ou Jésus-Christ lui-même qui se met en scène, ce qui, bien entendu, n’a aucune vraisemblance dans la mesure où il s’agit d’un personnage cruel.
Quand on sait que c’est un personnage cruel, on comprend que son injonction d’aller mettre de l’argent chez les changeurs est dans la ligne de tous les messages de Jésus-Christ, c’est-à-dire que c’est un message contre l’argent, c’est un message contre les marchands du temple. C’est un message contre les changeurs. Le fait qu’il dit, que ce maître cruel dit : « Tu aurais dû aller chez les changeurs… », c’est une preuve de plus qu’il est un forban, qu’il est un scélérat.
Dans les interprétations qui ont été données par la suite, en disant : « Voilà, Jésus dit, laisse entendre, qu’il faut aller placer son argent à la banque ou ses talents à soi pour que ça fructifie ». Est-ce que ça a la moindre vraisemblance de dire aux gens d’aller porter leur argent à la banque quand le Royaume de Dieu est pour demain ? Est-ce un placement sur le long terme ou est-ce un placement véritablement sur le court terme ?
Mon attention avait été attirée il y a quelques années sur cette parabole parce que quelqu’un me l’a alors rappelée alors que je n’en avais qu’un souvenir très partiel qui m’a conduit à aller la relire parce qu’il me semblait qu’il y avait une incohérence dans ce qui était raconté.
L’incohérence, bien sûr, est liée au fait que le message dirait « placer son argent à la banque », sachant l’opinion de Jésus dans tout le contexte des Évangiles vis-à-vis de l’argent, où on nous en parle comme de « Mammon ».
Mammon, c’est l’argent personnifié bien entendu et c’est une forme du démon. C’est un autre nom aussi pour le même personnage qui apparaît dans l’Ancien testament bien sûr comme le Veau d’Or. Moïse descend de la montagne. Il se rend compte que, pendant son absence, son peuple s’est tourné vers le Veau d’Or et il casse les tables de la Loi avec lesquelles il est redescendu de la montagne.
Il est étonnant de voir à quel point ce qui est dit là dans les Évangiles n’a pas su être interprété. Le message, bien entendu, est très dur. Il nous dit : « Nous vivons dans un système (on peut appeler ça le capitalisme aujourd’hui mais c’est déjà à cette époque-là le système) où il y a concentration de la richesse : la concentration de la richesse y est automatique. Celui qui a beaucoup d’argent, en le plaçant, en recevra encore davantage. Celui qui en a peu, on trouvera un truc pour lui prendre encore le peu qu’il a. » C’est le message aussi du « Capital au XXIe siècle » de Piketty publié en 2013. C’est le message de « Capital et idéologie » qui paraît en ce moment et dont vous lirez une critique cinglante, bien entendu, dans le journal Les Echos puisque, lui, se place du côté de Mammon, bien entendu, par définition.
Qu’est-ce qui avait attiré mon attention quand cette personne m’avait rappelé cette Parabole des talents ou des mines ? J’avais le sentiment qu’il y avait là quelque chose que j’avais déjà entendu, et que j’ai effectivement [comme je vais vous l’expliquer] retrouvé ailleurs.
Qu’est-ce que c’est en fait cette morale tirée par Jésus ? C’est une version extrême de la représentation de la formation des prix chez Aristote.
Aristote, vous le savez, par rapport aux évangélistes, par rapport à Paul, c’est trois siècles auparavant. Dans l’Ethique à Nicomaque, il y a un modèle de la formation des prix proposé par Aristote. C’est une chose qui avait été oubliée au fil des siècles. En particulier, l’explication d’Aristote fait sans cesse référence à un diagramme, qu’il faut comprendre et dont il faut regarder en particulier, dit Aristote, il faut bien voir que la différence entre la justice distributive et la formation des prix, c’est que l’on passe du côté du carré à la diagonale. Bien entendu, il y a un dessin, il y a un dessin qui manque.
Michel d’Éphèse au XIe siècle, avait réintroduit le diagramme manquant et puis, il s’est perdu par la suite et j’ai le sentiment que je suis le premier à avoir réintroduit le diagramme après pas mal de siècles pour qu’on comprenne véritablement le modèle de la formation des prix chez Aristote.
Que dit-il ? Vous allez voir : ce que dit Aristote, c’est une version, je dirais, non pas édulcorée mais une version moins pessimiste que celle de Jésus sur le fonctionnement de notre système. Que dit Aristote ? C’est une sorte de codicille, de note supplémentaire à sa description du fonctionnement de la justice.
Aristote décrit le fonctionnement de la justice selon qu’elle est de deux types : une justice distributive qui tient compte de l’organisation sociale de nos sociétés et une justice correctrice qui est, simplement, je dirais, un calcul. Le calcul de la justice correctrice, c’est le principe de la justice de Salomon, Salomon qui dit : « Deux femmes réclament un bébé. Je vais le couper en deux – c’est purement mathématique – et donner une moitié à chacune », et, bien entendu, la véritable mère pousse un cri et Salomon rétablit la justice de cette manière-là.
Que s’était-il passé ? Où tout cela se situe-t-il dans la démonstration d’Aristote ? Il avait un ami intime qui s’appelait Eudoxe. Si j’ai bon souvenir, c’est dans le dialogue le Philèbe de Platon qu’Aristote et Eudoxe sont évoqués. Et qu’a fait Eudoxe, qui est probablement le maître d’Euclide dont tout le monde connaît le nom pour l’avoir rencontré à l’école ? Eudoxe invente une théorie de la proportion. Il est un inventeur d’une nouvelle technique mathématique.
Et que fait Aristote ? Il explique de multiples choses dans notre monde à partir de la théorie de la proportion d’Eudoxe. C’est ce qu’il utilise pour expliquer ce qu’est le syllogisme. Il montre que le syllogisme est une proportion continue à trois termes. Donc, il manque un terme parce qu’il y a un terme moyen, celui qui connecte les deux propositions du syllogisme. Il utilise la même théorie de la proportion pour expliquer la justice, la justice correctrice et la justice distributive, et dans une sorte de note supplémentaire, il dit : « D’ailleurs, si l’on passe du côté du carré à la diagonale, on peut expliquer la formation des prix ». La proportion du prix est diagonale.
L’exemple, vous le connaissez peut-être. Il décrit un système de troc où il y a un savetier qui échange un certain nombre de chaussures qu’il va produire contre la construction d’une maison par un maçon. Et quelle est la conclusion d’Aristote ? La conclusion, c’est la suivante : c’est que le prix se constitue toujours de telle manière que l’ordre social se reconstitue à l’identique après la transaction. Et on pourrait transposer aussi cela en remplaçant un acheteur et un vendeur par un prêteur et un emprunteur pour la formation des taux. J’ai pu montrer que le système est le même : c’est le rapport de force dans les conditions sociales qui va expliquer la formation des prix de telle manière que l’ordre soit reconstitué.
C’est une transposition donc de la justice distributive. Comment Aristote résume-t-il la justice distributive ? Si un magistrat soufflette un homme du commun et si un homme du commun soufflette un magistrat, la punition ne sera pas la même. Pour maintenir l’ordre social, l’homme du commun sera puni davantage que le magistrat ne le serait. C’est-à-dire que dans la justice distributive, la justice, dans la personne du juge, maintient l’ordre social en place : l’homme du commun est remis à sa place qui est plus basse dans la construction hiérarchique que ne l’est le magistrat qu’il a souffleté ou qui est souffleté. Dans la formation des prix, dit Aristote – et la représentation par le diagramme le montre très bien – chacun paiera selon son état, ce qu’on peut résumer par « Le pauvre paiera davantage et le riche paiera moins pour la même chose ». C’est la manière pour l’ordre de se reconstituer.
C’est-à-dire que, vous voyez, on a chez Aristote une version faible de ce que dit Jésus dans la Parabole des talents. Aristote dit simplement que l’ordre se reconstitue, que les prix – et j’ajoute moi les taux – se constituent de telle manière à ce que, après la transaction, l’ordre hiérarchique social soit exactement le même qu’avant. Le pauvre sera aussi pauvre qu’il l’était avant. Le riche sera aussi riche qu’il l’était avant. Et pour que cela fonctionne, bien entendu, le pauvre paiera davantage et le riche moins.
Dans l’exemple que donne Aristote, il laisse entendre que le maçon se situe au-dessus dans l’ordre social du savetier qui fait des paires de chaussures. Il commence par faire l’équation en disant : voilà ce qu’il se passerait s’ils étaient du même ordre social, c’est-à-dire qu’on aurait, je ne sais pas, 10 paires de chaussures pour la construction d’une maison (je dis un chiffre au hasard). Mais comme l’ordre social veut que le maçon se situe plus haut, ce sera 10 paires de chaussures multiplié par deux par exemple, pour s’arranger que le maçon reste toujours plus riche dans l’ordre social que ne l’est le savetier.
Donc, dans une version, la version Aristote, je dirais, l’ordre social se maintient tel quel. Que dit le Christ ? Il dit : « Non, il y a un système qui fait qu’il y a aggravation », c’est-à-dire que ce n’est pas statique comme chez Aristote : à celui qui est pauvre, on prendra encore tout ce qu’il a, à celui qui est riche, on lui donnera encore davantage. C’est-à-dire que le multiplicateur, je dirais, est plus fort. Il est plus élevé chez Jésus que chez Aristote.
Que constate-t-on ? Qui a raison ? Il est probable que le modèle d’Aristote fonctionnait bien dans la société antique. Personnellement, je l’ai vu fonctionner de la manière qu’Aristote avait décrite dans une société traditionnelle : une société de pêcheurs en Bretagne.
Quand j’ai rédigé ma thèse sur les données que j’avais récoltées parmi les pêcheurs bretons qui travaillaient encore dans des conditions extrêmement traditionnelles dans les années 1970 et que j’ai voulu faire un chapitre qui s’appellerait : « Les prix selon l’offre et la demande », j’ai découvert que cela ne rendait absolument pas compte de la réalité. Il n’y avait aucun rapport entre l’offre et la demande et les prix qui étaient obtenus. Par contre, retombant sur le monde d’Aristote, sur le modèle d’Aristote, après avoir cherché chez Marx là également vainement, ce modèle-là rendait compte de la réalité. J’ai pu le vérifier non seulement après, quand j’ai travaillé pour les Nations-Unies sur des plages africaines, là aussi, avec des populations traditionnelles de pêcheurs, vérification du modèle d’Aristote, et puis, quand j’ai travaillé 18 ans dans la finance, dans la banque.
Là aussi, dans la finance, vérification : c’est le rapport de force essentiellement qui détermine entre les parties, emprunteur ou prêteur, acheteur ou vendeur ; l’offre et la demande pouvant occasionnellement être l’un des facteurs qui joue dans le rapport de force, comme j’ai pu le constater, par exemple, dans des anecdotes. Ainsi, à la criée de Saint-Brieuc, vente de coquilles Saint Jacques. Soudain, le prix augmente de manière tout à fait considérable. On n’a pas compris tout de suite. Ce n’est que plus tard qu’on a compris que l’entrée d’un groupe de journalistes avait fait croire que les acheteurs étaient plus nombreux et le prix était monté. Rien à voir avec l’offre et la demande ! Le rapport de force, simplement, apparaissait de manière criante comme étant tout à coup en faveur des vendeurs plutôt qu’aux acheteurs, les acheteurs devenant trop nombreux dans la salle.
Voilà. Donc, une représentation. En quoi cette représentation, je dirais, dans ces deux versions : version Aristote et version Jésus-Christ, en quoi explique-t-elle notre situation présente ? Parce que ce système s’est maintenu tel quel avec le principe de la concentration de la richesse toujours à l’œuvre.
Ce principe de concentration de la richesse a été, à l’occasion… Il y a eu des tentatives, vous le savez – on appelle ça de la fiscalité progressive – d’essayer de reprendre un petit peu aux plus riches pour donner un peu plus aux moins riches. Comme l’avait montré Piketty dans son premier ouvrage, ce sont essentiellement les guerres qui ont remis un peu d’équilibre de temps en temps, à l’époque en tout cas où les guerres détruisaient la richesse des plus riches de manière considérable.
Comme vous le savez, la différence entre 1929 et 2008, c’est qu’entre 1929 et 2008, les plus riches ont inventé le Credit-default swap qui est un instrument qui leur permet de se protéger contre toute perte possible sous la forme d’une assurance. Au moment où le système s’écroule en 2008, AIG, le principal assureur de ce Credit-default swap avait constitué des réserves qu’il considérait comme absolument extraordinaires : 6 milliards de dollars. Le jour-même, on était donc le 18 septembre 2008, il aurait fallu dégager 83 milliards de dollars. On ne les avait pas. Dans les jours qui ont suivi, la somme est montée, si j’ai bon souvenir, à 165 milliards de dollars. Qui est-ce qui a payé pour cette somme ? C’est l’ensemble des contribuables bien entendu qui avaient assuré, à leur insu – parce qu’on ne le savait pas au début – ils avaient assuré les gens qui détenaient beaucoup d’argent et non seulement les gens qui détenaient beaucoup d’argent et qui avaient subi de véritables pertes, d’authentiques pertes économiques du fait de la crise de 2008, mais également tous ceux qui avaient fait des opérations purement spéculatives grâce à cet instrument, ce produit dérivé, qui permettait, selon l’expression, de « s’assurer sur la bagnole du voisin », c’est-à-dire de s’assurer contre un risque auquel on n’est en réalité pas exposé : un pur pari spéculatif. Dans les sommes que nous avons tous déboursées à ce moment-là pour sauver le système (le calcul était fait par moi et par d’autres au moment même), c’est de l’ordre de 40 à 45 % de l’argent qui a été remboursé par nous, qui était de l’argent qui n’est pas allé à l’économie mais purement allé à rémunérer des gens qui avaient fait des paris purement spéculatifs.
J’ai donc prolongé l’illustration à partir des Évangiles dans notre système contemporain. Le danger, maintenant, c’est que ce système est toujours en place. Il n’est pas dénoncé comme tel. Je suis, à ma connaissance, la seule personne qui réclame la remise en place des lois qui interdisaient la spéculation. On nous dit, tout le monde vous dira… je rencontre des gens dans des débats à la radio, à la télévision, dans des conférences qui disent : « Oui, mais monsieur, ça a toujours existé, la spéculation ! ». La spéculation était interdite par la loi jusqu’en 1885 en France, jusqu’en 1867 en Belgique, jusqu’en 1860 en Suisse. Quelque chose qui est apparu en 1885, ce n’est pas quelque chose qui a existé de toute éternité.
Le danger de la spéculation, qui est un système de pur parasitisme, de pure prédation sur la finance, la finance qui est justifiée comme étant le système sanguin de l’économie, ce qui est vrai d’une certaine manière, mais ne justifie pas que 40 à 45 % des sommes soient l’objet simplement de prédation. Ces sommes-là vont nous être nécessaires, en particulier maintenant.
Un chiffre qui m’était donné hier, c’est que quand Franklin Roosevelt décide que l’Amérique est en guerre, on trouve tout à coup pour le budget des Etats-Unis, 121 fois le budget existant. Quand on veut se mobiliser, quand on veut utiliser les moyens que la finance permet, on peut les trouver. Prions que nous ne soyons pas obligés très rapidement de transformer nos économies contemporaines en économies de guerre. Je suis certain que les capitalistes spéculateurs paieraient les pots cassés au départ : on ne tolèrerait plus de voir 40 à 45 % de la somme inutilisable mais qu’aussi, l’économie deviendrait bien plus dirigiste qu’elle ne l’est maintenant. On serait obligé de mettre le profit entre parenthèses pour mettre la survie du genre humain au premier plan en mobilisant tous les moyens qui sont nécessaires et, éventuellement, en multipliant par 121, comme les petits pains, les sommes qui sont disponibles en ce moment.
Quand on veut mobiliser des populations pour des grandes tâches, on arrive à le faire. Ce serait bien qu’on le fasse pour une fois pas simplement pour constituer des arsenaux qui apporteront la dévastation mais pour une tâche qui mérite sans doute que nous nous mobilisions tous.
Voilà, je répondrai volontiers à vos questions.
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