La finance : Le principe de base (texte révisé)

Je travaille à un chapitre pour un ouvrage collectif. Première partie sur deux.

La finance est, dit-on à juste titre, le système sanguin de l’économie. Son sang, c’est l’argent : une marchandise générique de troc. Cela étant dit, il faut immédiatement préciser que la logique capitaliste est inscrite au coeur même de la finance. À savoir que toute somme d’argent, aussitôt qu’il s’agit d’un versement futur, voit son montant déterminé en tant que « capital », ce qui doit s’entendre comme voulant dire qu’elle a été prêtée, ce prêt donnant lieu à rémunération sous forme d’une « rente » (des « intérêts » pour un prêt ordinaire, des « dividendes » pour une action cotée en Bourse, un « coupon » par un emprunt d’État).

Les « capitalistes » et les « rentiers » sont les mêmes : dans « capitaliste », l’accent est mis sur la somme prêtée : le capital ; dans « rentier », l’accent est mis sur la rémunération du prêt : la rente.

Tout somme d’argent, dans la perspective de la finance, est envisagée comme étant détenue provisoirement par quelqu’un qui n’est pas son propriétaire légitime (l’« emprunteur »), et qui rémunère ce propriétaire (le « prêteur ») pour cet usage, sous la forme d’une rente. Et tout calcul de prix se fait dans la perspective du déplacement qui a eu lieu du propriétaire au détenteur, du prêteur à l’emprunteur, et de la nécessité pour ce dernier de s’acquitter de la rente.

La base de ce calcul est ce que Keynes a appelé « prime de liquidité », ce que l’on appelait déjà « taux d’escompte » (j’expliquerai pourquoi). Pourquoi « liquidité » ? Comme dans « argent liquide » : des pièces et des billets que quiconque les détient peut utiliser pour tout échange.

Dans un prêt, de l’argent liquide a quitté les mains du prêteur pour être dans celles de l’emprunteur. Celui-ci lui a transmis, en échange, une « reconnaissance de dette ».

L’argent liquide qui a été prêté est d’usage immédiat à l’emprunteur ; le montant mentionné sur la reconnaissance de dette est lui d’usage différé : l’argent promis ne sera versé qu’ultérieurement. L’argent est « liquide », la reconnaissance de dette ne l’est pas, elle est « illiquide ».

Le montant de la prime de liquidité est déterminé par le rapport de force global entre prêteurs et emprunteurs dans le cadre d’une devise (ce n’est pas le cas pour l’euro où les emprunts sont restés nationaux, ce qui fait de l’euro une « fausse devise : c’est là sa faiblesse fondamentale).

Si une reconnaissance de dette n’est pas de l’argent liquide, elle peut cependant être vendue, c’est-à-dire échangée contre de l’argent liquide : il faut lui trouver un acheteur et se mettre d’accord sur le prix. Ce prix sera moins élevé que son « nominal » : la somme mentionnée comme devant être versée à l’échéance. Le taux d’escompte (= « prime de liquidité ») est la proportion de la somme qui sera décomptée (« escomptée ») calculée sur une base annuelle.

Le commerce est né le jour où a été inventé l’argent, c’est-à-dire une marchandise générique de troc : une marchandise que l’on pouvait troquer contre n’importe quelle autre. La finance est née le jour où une reconnaissance de dette a été revendue (la « lettre de change ») et où un « taux d’escompte » est apparu implicitement : la différence entre le nominal et le prix payé (étalonnée sur une base annuelle). À partir de ce jour, tout versement futur a été « escompté » (= « actualisation »), son prix a été calculé dans la perspective du fait qu’il sera, ou qu’il peut en tout cas, être prêté.

En sus de la « prime de liquidité » (= « taux d’escompte »), le taux d’intérêt comprend d’autres composantes :

1° la « prime de risque de crédit » : elle couvre de manière statistique le risque de non-remboursement du « nominal », la somme mentionnée sur la reconnaissance de dette ; elle est calculée de manière « actuarielle », selon sa probabilité, fondée sur les fréquences observées,

2° la « prime de change » : à même échéance (3 mois, 2 ans…) il n’y a pour chaque devise (même l’euro) qu’un montant de la prime de liquidité : changer une somme d’une devise dans une autre permet à cette somme d’être prêtée à d’autres taux ; c’est l’opération dite du « carry trade »,

3° la « prime de convertibilité » : le fait qu’un pays peut changer de devise, il peut quitter la zone euro, par exemple, et remboursera alors l’emprunt et versera la rente en une autre devise que celle mentionnée sur la reconnaissance de dette,

4° la « prime de réputation » : le taux du « goodwill » en anglais, de l’« écart d’acquisition » en français, elle reflète le rapport de force spécifique entre le prêteur individuel et l’emprunteur individuel, ce qu’Aristote appelait leur « statut réciproque » dans l’édifice social.

La finance est donc née au point de rencontre de trois éléments : 1° l’argent, 2° la propriété privée : les sommes d‘argent sont détenues à titre privé, 3° le « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras » : la liquidité de l’argent et l’illiquidité de la reconnaissance de dette. Le prix de l’argent est son montant (celui qui est mentionné sur la pièce ou le billet). Le prix d’une reconnaissance de dette est moindre que son nominal : celui-ci est « escompté ».

Plutôt que de tenter de régler les défauts de la propriété privée par l’expropriation des propriétaires, ce qui a été l’approche traditionnelle des révolutionnaires, un moyen plus efficace serait une redéfinition (et tout particulièrement pour les « personnes morales » que sont les entreprises) de l’une des trois dimensions de la propriété privée : l’abusus, le droit du propriétaire d’utiliser son bien comme il l’entend (les deux autres étant l’usus : le droit d’en user, et le fructus, le droit de disposer de ses fruits).

Au fait que « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras », on ne peut pas faire grand-chose : notre monde est à quatre dimensions, dont l’une est le temps, et le temps « passe ». Signalons tout de même l’invention astucieuse de Silvio Gesell (1862-1930) : la « monnaie fondante » (« qui rouille », comme il l’avait appelée lui-même en allemand), qui se déprécie avec le temps qui passe.

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3 réponses à “La finance : Le principe de base (texte révisé)”

  1. Avatar de timiota
    timiota

    S’il est importantissime de bien comprendre cette bifurcation (Polanyi es-tu là ?),
    on peut se demander s’il est « juste » nécessaire de s’attaquer, une fois qu’elle serait bien comprise, à un « soin », une « guérison » par suppression/retrait de ce qui avait déconné une fois la bifurcation prise.

    Donc par exemple est-il bon de se demander si le retour à la propriété privée matérielle et elle seule ( pas de « propriété différée »/reconnaissance de dette, l’argent est rendu « fondant » à la Silvio Gesell ou autre possibilité hypothétique) est la solution.

    Ou si une autre bifurcation n’est pas plus opportune à chercher, qui réoriente sans aucune idée même très limitée de retour en arrière » ?
    Dans ce cadre « différent », il me semble qu’il est par exemple plus opportun de secouer la base de la propriété privée, de l’attacher bien plus à l’usage, pour l’essentiel (la nature abonde en exemple ou c’est l’usage, le flux, le métabolisme basal, qui rend le système vivable.
    Par exemple le litre de salive quotidien qui « lave » notre système digestif à feu doux juste ce qu’il faut, car sans lui, bien des ilôts propices aux microbes pathogènes apparaitraient ici ou là. Comme le sang assure l’échange d’information (sur les blessures, les stress etc. ) et de nutriment, pleins de fluides rende le tout un peu plus « possible ». Une propriété privée « lavée tous les jours » par les mains qui ont eu la bonne idée de se poser dessus pour l’entretenir ou en tirer un (usu)fruit, voilà le type de solution qui pourrait devenir l’unique mode de propriété à moyen terme.

    Je résume : si la finance est une émergence de la propriété , faisant que cette propriété, qui s résumait à celle des biens, devient celle d’un capital justifiant une circulation particulière de reconnaissances de dettes, il faudra faire bifurguer la propriété pour qu’elle ne donne plus lieu à cette émergence aussi naturellement…. aussi naturellement que nous le croyons.

    1. Avatar de timiota
      timiota

      Curieux, ça n’attire pas de commentaire.
      Ca me rappelle quand la Belgique n’a pas de gouvernement : en situation « débrouille-toi » comme c’est le cas maintenant (et avec un « retour du monde d’avant » qui s’éloigne de deux jours tous les jours, sauf les masques qui tombent un peu trop), les gens ne pensent plus système/état/gouvernement (donc monnaie/finance), et du coup pas mal de choses avancent cahin-caha au niveau « local ».
      Ceci dit, le package de 750 milliards d’euros devrait interroger. Voilà de l’argent qui va circuler en belles reconnaissances de dettes !

      1. Avatar de Francois Corre
        Francois Corre

        Curieux oui… Clair, mais très ‘technique’ ?
        Bon, une ‘première brique’ pour un ouvrage sur la finance… 🙂
        Mais changer les ‘normes comptables’ peut-il vraiment modifier cette ‘formule sanguine’ ?

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