« Les nervures du chaos » ou une physique sociale de Durkheim à Lacan (1988)

« Les nervures du chaos » ou une physique sociale de Durkheim à Lacan a paru dans Synapse, mai 1988, n°44 : 30-40

L’ethnologie est aujourd’hui affreusement morose : elle se tâte, elle se cherche, elle ne sait plus où elle en est. On lui a dit et répété que son objet de recherche était constitué de populations sauvages et primitives et, dans la mesure où celles-ci s’empaysannent ou s’urbanisent, l’ethnologie est prête à croire que sa morosité a bien là sa source : son déclin reflèterait la disparition de ce dont elle parle et son décès coïnciderait avec celui du dernier Sauvage emplumé, du dernier représentant d’une culture que l’on puisse authentiquement qualifier de « sauvage », de « primitive » ou de « traditionnelle ».

Mais là bien sûr ne peut pas être la raison réelle du sentiment de déclin aujourd’hui ressenti par l’ensemble des représentants de la profession : imaginer que telle puisse être la raison véritable reviendrait à assimiler la tâche de l’ethnologie au simple inventaire des cultures exotiques et reviendrait aussi à croire que la recension d’une culture particulière est une tâche finie qui pourrait se résumer en un nombre précis de pages d’écriture recensant dans tous leurs détails un nombre non moins exact d’institutions et de domaines culturels.

L’ethnologie est sans doute un savoir sur l’homme dont l’objet privilégié est constitué de sociétés de petite taille. Mais toute société – quel que soit par ailleurs son degré de modernité – peut être envisagée, examinée avec un rapport de grossissement variable, à un niveau de lecture proprement ethnologique, c’est-à-dire, tel qu’y soient bien lisibles, des groupes de solidarité : solidarité sans doute entre personnes, mais aussi solidarité entre groupes de personnes, ou même, solidarité entre divers regroupements de tels groupes, et ainsi de suite jusqu’au niveau des nations (voire même des Nations-Unies !).

Non, la morosité de l’ethnologie a sa source ailleurs : dans le peu d’intérêt que présente aujourd’hui au lecteur, à l’acheteur de livres, son objet. L’ethnologie est une de ces sciences sociales qui relèvent aussi de ce que les Anglo-saxons appellent encore « humanités », c’est-à-dire, relèvent d’un objet de savoir légitime pour l’honnête homme, pour tout homme et pour toute femme instruits, quels que soient par ailleurs leurs occupations professionnelles et leurs intérêts. Et ce qui détermine à chaque instant la popularité d’une « humanité » est aussi ce qui déterminera – avec les délais obligés dus aux pesanteurs institutionnelles – sa vigueur en tant que discipline, en raison de l’ « appel d’air » financier qu’induit toujours avec elle, l’existence d’un public, d’une communauté de lecteurs potentiels de ce qui s’y écrit et de ce qui s’y publie.

Pourquoi alors le manque d’intérêt actuel pour l’ethnologie ? Parce qu’elle apparait toute entière tournée vers ce passé hypothétique, mythique, de notre propre culture que semblent bien représenter ces sociétés primitives que l’ethnologue étudie encore de préférence à toutes autres. C’est en effet à une manière de passé que s’intéresse l’ethnologie – non pas la toute première qui ambitionnait dans les dernières années du XVIIIe siècle de classifier l’Homme à la façon dont la science zoologique et selon les critères de l’anatomie comparée – mais la seconde ethnologie, celle « culturelle », anthropologie « culturelle » ou « sociale », qui étudiait les mondes primitifs au titre de systèmes : qui ambitionnait de reconstituer par des moyens indirects ce qu’avait été notre passé d’avant les temps historiques, d’avant que les historiens grecs, les Thucydide et les Hérodote, n’entreprennent de donner à la mémoire un support matériel susceptible de survivre à toutes les ruptures de la tradition orale. Cette tâche se trouvait d’ailleurs, attribuée explicitement à l’ethnologie sous la plume des folkloristes anglais de la deuxième moitié du XIXe siècle (les Lang, Gomme, Hartland, Clodd et autres) ainsi que sous celle des classicistes plus authentiquement ethnologiques que furent William Robertson Smith et son élève Sir James Frazer.

Si l’on examine alors avec soin le passé de l’ethnologie, on découvre sans peine la confirmation de ce que j’avance ici : ses époques de grandeur sont peu nombreuses et alternent avec d’autres de morosité et de déclin. Les premières correspondent très exactement à ce qu’on appelle aujourd’hui « réponse à une demande sociale » : la demande socialement pertinente qui, motivée par des préoccupations contemporaines, pose à l’ethnologie des questions qui soient authentiquement de son ressort et contribuent ainsi à restaurer cette discipline au centre du débat intellectuel.

Bien sûr, les situations varient selon les circonstances locales, et il convient d’examiner chaque école nationale dans la perspective qui lui est propre. Ainsi, au moment de la Guerre de sécession qui déchira les États-Unis, « ethnologues » et « anthropologues » anglais s’affrontèrent sur la question de « La Place du Nègre dans la Nature » selon le titre – pastichant celui de l’ouvrage fameux de T. H. Huxley paru la même année (1863) : « Evidence as to Man’s Place in Nature » – d’un article de James Hunt, Président de la très raciste Anthropological Society of London qui avait pris fait et cause pour les États confédérés, alors que l’Ethnological Society of London soutenait, au contraire, les États de l’Union. 

Au XXe siècle, deux périodes : les années vingt et les années soixante furent fastes à l’ethnologie. Marvin Harris a souligné le rôle joué par le débat qui agitait l’opinion durant les années vingt autour de la libéralisation des mœurs sexuelles dans la popularité croissante de l’ethnologie. Qu’on pense en particulier aux préoccupations curieuses de Sex and Repression in Savage Society (1927) et de The Sexual Life of Savages in NorthWestern Melanesia (1929) de Bronislaw Malinowski ou de Coming of Age in Samoa (1928) de Margaret Mead (Harris 1969 : 431). Ce regard ainsi tourné vers les mœurs sexuelles des cultures dites primitives visait à resituer notre propre morale sexuelle dans une perspective relativiste. Malinowski participa oralement comme par écrit (et même pratiquement, aux dires de l’une de ses filles, Helena Wayne-Malinowska) aux débats sur l’amour libre dont la presse se faisait alors abondamment l’écho. L’ouvrage de Margaret Mead défendait, lui, la thèse selon laquelle l’adolescence est une création artificielle de nos cultures, conséquence d’une latence imposée à la sexualité alors que l’avènement de la puberté l’autorise et que le désir est déjà présent sinon pressant. 

Quant aux années soixante, elles nous sont encore trop proches [écrit en 1988] pour qu’il faille rappeler les questionnements qui surgirent alors à la faveur d’un passage brutal de la pénurie d’après-guerre à la société dite « de consommation », et les interrogations concomitantes relatives à une « qualité de vie » désormais oubliée – qui aurait été propre aux petites communautés. D’où ce regain d’intérêt pour l’ethnologie dépositaire de la sagesse des sociétés plus simples, qui, selon Pierre Clastres (La société contre l’État, 1974) auraient su se préserver des horreurs de l’État pour avoir su prévoir sa venue et ainsi s’en prémunir. Ceci ne diminuant en rien le mérite considérable des œuvres rénovatrices de la discipline qui apparurent à ce moment-là, je renvoie bien entendu en particulier à l’œuvre de Claude Lévi-Strauss.

L’intérêt porté à la littérature ethnologique, s’il s’exprime toujours une demande sociale, correspond donc à des périodes, soit d’intérêt authentique pour les cultures dites primitives – en ce qu’elles seraient les détentrices d’alternatives aux choix dissonants que nous aurions involontairement faits, soit d’intérêt pour elles au titre de données indirectes sur le passé inconnu de nos propres sociétés – et auquel il serait loisible de revenir, du moins quant à éclairer certains de ses aspects. Il n’est cependant pas permis d’assimiler les périodes d’intérêt du grand public pour l’ethnologie à l’ensemble des périodes où se manifestent des « inquiétudes de société » puisque celles-ci peuvent tout aussi bien inciter – et selon les modalités exactes que prend alors cette inquiétude – à chercher des réassurances en portant le regard vers le passé, ou à se griser au contraire des audaces de la fuite en avant, pour autant que l’avenir immédiatement prévisible apparaisse, lui, comme le dispensateur plausible de lendemains qui chanteraient à nouveau. Les années quatre-vingt finissantes constituent à ce point de vue, une période appartenant à ce deuxième type, où la dissipation des inquiétudes est espérée du côté des développements technologiques d’un futur déjà connu dans ses grandes lignes, plutôt que du côté de l’exploration répétée des délices supposées d’un passé plus ou moins reculé, d’autant que les désillusions du néo-rousseauisme des années soixante-dix sont encore fraiches dans les mémoires.

Est-ce dire que l’entreprise ethnologique soit proche de son terme ? Non, si l’on admet que la légitimité de sa poursuite sera toujours indépendante du degré plus ou moins avancé de modernisation de ces sociétés « primitives » qui ont, en effet, retenu avant toutes autres le regard inquisiteur de l’ethnologue. La tâche d’inventaire a sans doute perdu de son urgence puisque l’on peut raisonnablement considérer qu’elle est en grande partie achevée : la connaissance des sociétés et des cultures n’exige nullement que, comme on le constate souvent aujourd’hui, la totalité des villages d’une même aire culturelle soit consciencieusement épuisée par l’observation. Une plaisanterie classique dans les corridors de l’ethnologie veut que chaque famille d’Indiens nord-américains compte en sus de ses parents proches et parents éloignés,… son ethnologue. Mais la tâche de construction d’une science humaine à proprement parler, de l’anthropologie sociale ou de l’anthropologie culturelle est, elle, à peine entamée et l’examen de ses implications non encore entrepris.

Une difficulté se rencontre cependant ici, bien réelle et cependant rarement – sinon jamais – mentionnée : l’effet d’une « résistance » au savoir dispensé par l’anthropologie, résistance au sens où la psychanalyse parle d’une « résistance à la psychanalyse », à savoir, résistance à l’avènement, à l’émergence d’une représentation de l’homme perçue comme impliquant un « rabaissement » de celle véhiculée par la langue et la culture commune. On sait la résistance à laquelle se heurtèrent certaines redéfinitions du cadre général au sein duquel l’homme se représentait sa condition et son être : révolution copernicienne qui déplaça la planète que nous habitons du centre de l’univers vers sa périphérie, révolution linnéenne qui compte pour la première fois l’homme au rang des animaux, révolution freudienne enfin, qui déplaça la conscience individuelle du centre du sujet humain vers sa périphérie. Le savoir – encore peu connu – que véhicule l’ethnologie en tant que « science anthropologique » contribue en effet à cette « déportation » générale de l’homme d’un centre initialement postulé vers une périphérie ensuite reconnue comme son lieu réel d’existence, et ce décentrement, comme ceux qui l’ont précédé, est conçu par certains (dont des ethnologues, et parfois de renom), comme un rabaissement de plus, et est combattu en cette qualité, souvent d’ailleurs à titre préventif : comme prophylaxie d’un mal à venir et qu’il s’agit de vaincre dès ses toutes premières manifestations.

Il est bien vrai sans doute que l’apport nouveau d’une science anthropologique bâtissant sur l’acquis de l’ethnologie conduit, une fois de plus, à un « désenchantement du monde » – selon l’expression juste de Max Weber – mais il est vrai aussi que, pareil à ceux qui l’ont précédé dans cette voie, il apporte par l’accès facilité de l’homme aux termes, sinon de sa vraie nature, du moins d’une version plus approchée de celle-ci, des conditions améliorées pour une réconciliation – bien entendu à jamais turbulente – de l’homme avec lui-même.

C’est dans cette mesure que la science anthropologique (au contraire de l’inventaire ethnographique) constitue un discours portant sur l’avenir de l’homme plutôt que son passé. La contribution de la science anthropologique à la technologie de pointe, et, plus précisément, la part de son savoir qui peut être immédiatement mise en œuvre dans une reformulation du projet et des solutions de l’Intelligence Artificielle, nous est, comme le dit l’Ecriture, donnée par surcroît.

L’insistance nerveuse de certains ethnologues contemporains à considérer qu’est définitivement close l’époque durant laquelle les ethnologues s’efforcèrent de construire une science de l’homme comparable dans ses prétentions à une science de la nature, fait peser sur eux le soupçon que cette soudaine précipitation révèle que pour le type de pensée dont ils sont les représentants, le temps est, d’une certaine manière, compté. L’évolution que l’on observe dans l’œuvre de Clifford Geertz (1926-2006) – puisqu’il a choisi de se trouver à la pointe de ce combat – est, à ce point de vue, révélatrice, puisqu’elle révèle un style qui évolue avec le temps de la critique posée à l’invective pure et simple. Les temps seraient venus, selon lui, de subordonner l’ethnologie toute entière aux exigences de l’herméneutique, et l’on serait en droit de tonner à son exemple contre tous ceux qui refuseraient d’obtempérer sur le champ, en adjurant Satan et ses pompes, à savoir, toute ambition de réaliser l’ethnologie comme science de l’Homme à proprement parler. L’inquiétude que révèlent les textes au ton de moins en moins maîtrisé de Clifford Geertz, est contemporaine de la première grande moisson de ce qui fut semé tout au long d’un siècle d’ethnologie, et il est difficile d’imaginer qu’une telle coïncidence dans le temps soit entièrement fortuite. Y aurait-il alors dans les premières conclusions à tirer, quelque chose qui puisse d’ores et déjà vraiment déranger ? Si la récolte était aussi maigre que le répète Geertz à longueur de pages, pourquoi consacre-t-il une telle énergie à exorciser ceux qui apparaissent bien comme ses démons ?

Est-il possible alors en quelques phrases de dresser le tableau des acquis d’une anthropologie sociale et culturelle qui constituerait le versant théorique de l’ethnologie ? Quelles sont les lignes de force qui se dégagent de l’inventaire des sociétés et des cultures dites traditionnelles qui constituent l’objet privilégié de l’ethnologie ? Partons d’une dichotomie banale : envisagées dans une perspective comparative, les sociétés traditionnelles révèlent des plages de contraintes : des passages obligés, et des plages de chaos : un espace ouvert aux variations libres. C’est ce double aspect qui permet à chaque chercheur, selon son goût, de concentrer son attention, soit sur les premières – ce qui permet de mettre en place les linéaments d’une science de l’homme, comme discours théorique (modélisant) sur les régularités, soit sur les secondes – ce qui permet d’avancer que tout n’est que chaos et arbitraire, et se voit ainsi fondée l’affirmation que seule une herméneutique (éclectique) peut entériner l’absence d’ordre constatée.

Concrétisons cela par l’exemple du rituel. Dans le rituel envisagé dans une perspective transculturelle, tout apparaît possible : la gestuelle, la danse, le chant sont rebelles au regroupement par genres, et en conséquence, à la classification. L’ethnologue qui s’en fera une spécialité pourra alors, soit se désespérer de la réalité chaotique qu’il examine, soit au contraire, souligner par sa persévérance, la vanité de toute science du rituel et par prétérition, la vanité de toute science anthropologique. Les autres, se contenteront de constater que le rituel correspond pour le savoir à une plage de chaos et verront dans cette constatation elle-même le fait d’une régularité, qui débouche alors sur un désintérêt pour l’éventail des variations, conçues désormais comme contingentes dans leurs modalités particulières. Ainsi, Durkheim reconnut dans le rituel la réaffirmation de l’unité du groupe et la possibilité qui est offerte à celui-ci dans la performance du rite de révérer sa propre existence ; conception que l’on peut résumer en disant que le rituel autorise le plaisir de chahuter entre soi et entre soi seulement. Quant à Lévi-Strauss, il observe lui aussi la variabilité infinie du rituel et sa prédisposition à la redondance interne, et il attribue celle-ci à la propriété que présente le rite d’être le pendant, enclin à la dégénérescence, du mythe qui, lui, constituerait au contraire une plage de contraintes, et plus particulièrement, le déploiement d’une combinatoire (1971 : 596-603).

Cette distribution hétérogène du contraint et du libre, qui surprend encore aujourd’hui l’ethnologue, et qu’il met à profit – une fois revenu de sa surprise – à des fins polémiques uniquement, n’a rien qui puisse en fait étonner le physicien contemporain des systèmes complexes. Mais l’ethnologie dans son ensemble est encore loin de se concevoir comme à proprement parler une « physique sociale ». Pourtant l’idée n’est pas neuve, ni en anthropologie, ni dans les sciences de l’homme en général…

C’est Quetelet, la démographie statisticien du milieu du XIXe siècle, qui lança l’expression de « physique sociale » pour souligner la régularité proprement physique des phénomènes qu’il étudiait, telle la répartition en courbe de Gauss de la taille des conscrits. On sait qu’Auguste Comte aurait préféré cette étiquette de « physique sociale » à celle de « sociologie » si Quetelet ne l’avait précisément précédé dans cet usage du label. Mais c’est sans aucun doute Durkheim qui, sans recourir au terme, posa les fondements d’une authentique physique sociale en montrant dans un premier temps que la différenciation sociale en occupations spécialisées apparaissait – de manière quasiment physique – lorsque les sociétés atteignaient une certaine taille, et dans un deuxième temps en montrant que le suicide, en dépit de la complexité psychologique du processus qui conduit à le commettre – fait de délibération, d’hésitations, couvrant parfois une période très longue, s’inscrit cependant dans la logique d’une régularité récurrente et susceptible de la quantification la plus rigoureuse. En anthropologie aussi, l’idée d’une physique sociale est présente depuis fort longtemps, même si ce n’est que de manière intermittente. Dans les premières années du siècle, à Cambridge, Rivers et ses élèves, Brenda Seligmann, Armstrong, Barnard s’efforcèrent les premiers de rendre compte des systèmes de parenté classificatoires en termes d’une physique (Jorion 1983). Si bien que Frazer s’indigna en quelques phrases que Geertz aujourd’hui ne renierait pas. Sir James écrivit en effet dans son Folklore in the Old Testament (1918, vol II : 231) : « … car personne, autant que je sache, ne s’est encore hasardé à prétendre que la société soit soumise à une loi physique en vertu de laquelle les communautés humaines tendraient, comme les cristaux, à s’intégrer et à se désintégrer automatiquement et inconsciemment, selon les règles mathématiques rigides, en éléments rigoureusement symétriques ». (Cité par Lévi-Strauss dans Les structures élémentaires de la parenté, 1949 : 175). C’était bien entendu précisément à cela que visaient les travaux contemporains de Rivers et de ses élèves, et c’est lui qui était implicitement visé par les flèches de Frazer.

C’est bien sûr chez Lévi-Strauss que l’on trouve la version la plus développée de l’équivalent d’une physique : qu’il s’agisse de ses travaux d’anthropologie structurale consacrés à la parenté ou au mythe, ou de diverses considérations proprement physiques relatives à l’histoire des sociétés, telles celles développées dans Race et histoire (1952), quand il montre à quel point le destin d’une culture particulière dépend de la présence de voisins nombreux et culturellement divers. Ceci dit, la physique sociale que l’on trouve chez Lévi-Strauss présente certains traits spécifiques :

● Une prédilection pour les systèmes combinatoires de nature mécanique (ce qui s’accorde à sa conception du structural),

● Une absence quasi-absolue du sujet humain dans la théorisation (l’hostilité grandissante, au cours des années, de Lévi-Strauss à l’égard de la psychanalyse est à ce point de vue symptomatique d’un choix qui exclut le sujet humain de la problématique).

Car toute physique sociale digne de ce nom ne peut faire l’économie du sujet humain et se contenter de n’envisager celui-ci que de manière « statistique » (statistique qui se résout en une Mécanique Statistique) soit sous la forme collective d’une culture, soit sous la forme universelle de dispositifs cognitifs au fonctionnement uniforme chez des individus s’identifiant à des machines « cognitives ». Au couple Culture/Cognition, il convient – pour reprendre les termes d’un débat qui secoue l’anthropologie dans les années cinquante – de substituer le couple structure/sentiment, soit celui qui allie (et non « oppose ») les ensembles collectifs structurés mais dynamiques, et le vécu singulier de ces structures par la personne. Comme je l’ai formulé ailleurs (1987), « le sentiment est l’émergence à la conscience du sujet des effets de structure qui le constituent ; la structure et le sentiment ne sont rien d’autre que les deux modes d’une même substance sous leurs rapports respectivement objectiviste et subjectiviste » (p.174). L’observation statistique des comportements humains révèle la structure (ni nécessairement déterministe, ni nécessairement statique) comme modélisation de régularités à vocation normative (d’où l’illusion d’un effet attracteur du comportement moyen, dont Quetelet, précisément se fit le champion (Jorion 1983 b) ; l’observation clinique, au contraire, révèle le sentiment comme « tiraillements » dans la personne des effets de structure. 

Rien ne s’oppose donc à ce que l’on étudie l’humain en le traitant, si l’on peut dire, par les « deux bouts » qui se sont imposés à la conscience spontanée des « acteurs » que nous sommes tous : le sentiment comme « craquement personnalisé » des effets de structure, et la structure comme manifestation collective des sentiments qui agitent les consciences individuelles. Et pour utiliser des termes à la fois moins datés et moins vagues, parlons de la « dynamique  de l’affect » au lieu de « sentiments », et nous aurons reconnu ainsi la complémentarité objective qui unit, pour celui qui étudie l’humain – il faudrait dire « sans craindre le courroux des dieux » – et sans se priver non plus des modélisations formelles, mathématiques, qui sont à la disposition de tout « savant », la sociologie d’inspiration durkheimienne, puis « bourdieusienne », et la métapsychologie freudienne, puis lacanienne. Car le paradoxe n’est qu’apparent d’une ethnologie réconciliée avec elle-même – puisque tournée cette fois vers l’avenir – et ayant fait sien le projet d’une physique sociale unifiée, connectant la double ambition de Durkheim et de Lacan, sans négliger bien entendu les contributions proprement anthropologiques qui émergent au sein même de la discipline, celles, en particulier, de Lewis H. Morgan, de Rivers et de Lévi-Strauss. 

Au-delà de l’engagement qui réunit ces noms autour d’un projet authentique de progrès dans la connaissance de l’homme (et non du ressassement, rencontré ailleurs, de l’affirmation lasse de sa nature « insondable »), ce qui les rapproche, c’est la transgression de ces tabous qui nous interdiraient de faire relever l’homme d’un discours de science naturelle, transgression dont Linné, Darwin ou Freud furent déjà les héros. Freud posa sur les plages chaotiques de l’homme un regard de savant, et Lacan eut le double mérite d’éclaircir ce qui, au sein de ce chaos, découle de l’inscription du sujet dans le champ du langage, et plus précisément dans celui de salangue faite de signifiants aux significations accessoires, et de mobiliser pour le progrès de la connaissance de ces zones obscures, l’outil indispensable de la mathématique.

Si l’on abandonne alors le rêve leibnizien d’une physique sociale conçue sur le modèle de la mécanique classique, toute en ellipses immuables et en mouvements d’horlogerie, pour une physique sociale « des turbulences » où alternent plages d’ordre et plages de chaos, mais en sachant que ce dernier contient encore en lui-même des « filaments » d’organisation dignes d’étude, cette physique sociale – dont les conditions sont aujourd’hui réunies – pourra rendre compte aussi bien des affaires personnelles de l’homme que des métamorphoses de son histoire collective. À condition bien entendu que son regard porte à la fois sur ce qui s’impose à l’attention comme l’ordre des sociétés et des sujets humains et sur ces régularités plus confuses que l’on pourrait appeler les nervures du chaos.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

P. Clastres. La société contre l’Etat. Minuit, Paris, 1974.

J. Frazer. Folklore in the Old Testament. Vol II, Macmillan, London, 1918.

C. Geertz. Local Knowledge, Basic Books, New York, 1983.

M. Harris. The Rise of Anthropological Theory, Routledge & Kegan Paul, London, 1969.

J. Hunt. “On the Negro’s Place in Nature”, Memoirs read before the Anthropological Society of London, Vol. I, 1863-1864 : 1-64.

T. H. Huxley. Evidence as to Man’s Place in Nature, London, 1863.

P. Jorion. « Ils firent de l’ethnologie une science », l’Homme, XXIII (3), 1983 : 115-222.

P. Jorion. « Effet attracteur de la performance économique moyenne », Revue de l’Institut de Sociologie, (3-4), 1983 : 423-437.

P. Jorion. « Le sujet dans la parenté africaine », in Aspects du malaise dans la civilisation, Navarin, Paris, 1987 : 174-181.

C. Lévi-Strauss. Les structures élémentaires de la parenté, P.U.F., Paris, 1949.

C. Lévi-Strauss. Race et histoire, UNESCO, Paris, 1952.

C. Lévi-Strauss. L’Homme nu, Plon, Paris, 1971.

B. Malinowski. Sex and Repression in Savage Society, Kegan Paul, Trench, Trubner, London, 1927.

B. Malinowski. The Sexual Life of Savages on North-Western Melanesia, Kegan Paul, Trench, Trubner, London, 1929.

M. Mead. Coming of Age in Samoa, 1928 (Morrow, 1973).

Partager :

5 réponses à “« Les nervures du chaos » ou une physique sociale de Durkheim à Lacan (1988)”

  1. Avatar de un lecteur
    un lecteur

    Merci, je le prends comme un cadeau de Noël !

  2. Avatar de juannessy
    juannessy

    Convaincant . Ça m’a remis en tête ça ( moi aussi je relis , surtout mes vieilleries ) :

    https://www.pauljorion.com/blog/2014/09/12/comment-rehabiliter-laction-politique-par-francois-leclerc/#comment-452406

    32 ans depuis 1988 . Qu’avez vous repéré dans les événements mondiaux ou locaux qui fasse application numérique pour dessiner ces nervures , ou pour le moins confirmer leur existence ?

  3. Avatar de timiota
    timiota

    Ouaouh.
    Quételet (connu aussi des opticiens…), je ne le voyais pas comme un héraut des attracteurs à l’insu de son plein gré. C’est une fois monté au col (même dopé par le texte) qu’on s’en rend compte !

    Juste des petits errata puisque ce texte mérite une prospérité certaine :
    => « Quant aux années soixante, elles nous sont encore trop proches [écrit en 1988] pour qu’il faille rappeler les questionnements qui surgirent alors à la faveur d’un passage brutal **de** la pénurie d’après-guerre à la société dite « de consommation », et les interrogations concomitantes relatives à une « qualité de vie » désormais oubliée – qui aurait été propre aux petites communautés.  »

    => L’évolution que l’on observe dans l’œuvre **de** Clifford Geertz (1926-2006) …

    La tournure « Sir James » sans Frazer est sans doute volontaire (j’ai du mal à m’imaginer la perception britannique, et cambridgienne en particulier, de cette élision du patronyme).

    Sinon, pour la richesse en terme de « complexité » des années 85-90, on avait en effet la « criticalité auto-organisée » ( 1987, Bak, Tang et Wiesenfeld) , mentionné comme exemple du papier récent(02/2019) dans Nature de « sociologie de la nouveauté radicale en science » intitulé « Large teams evolve science, small teams disrupt it », à ce lien https://arxiv.org/ftp/arxiv/papers/1709/1709.02445.pdf .

    Et on peut rappeler que cela venait dans la foulée des « équilibres ponctués » de Stephen Jay Gould et Niles Eldredge (1972, mais la lutte se poursuivit sur des décennies, les gros ouvrages finaux « La structure de la théorie de l’évolution » de J. Gould étant de ~2000).

    Minsky et Schumpeter n’ont pas eu de « digestion » par des pensées de ce niveau là, hélas, et leurs idées d’instabilité ou de disruption sont restées dans des moules à la portée plus limitée, et susceptible d’être distordu largement dans leur interprétation (tout comme le darwinisme, d’ailleurs, et la neuro-cognition sauce Blanquer …)

    1. Avatar de Paul Jorion

      Merci pour le relevé des coquilles ! (Ce sont des textes dont je n’avais plus qu’une version imprimée et que je fais retranscrire). Sinon, pour « Sir James », je pensais connu cet usage de l’anglais consistant à ne désigner un noble que par son prénom. Seuls les lecteurs de Robin des Bois auraient-ils compris ce que j’ai écrit ? Chacun connaît en effet « Lady Marian », alors que personne n’a entendu parler de Lady Marian Fitzwalter de Leaford.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Contact

Contactez Paul Jorion

Commentaires récents

Articles récents

Catégories

Archives

Tags

Allemagne Aristote bancor BCE Bourse Brexit capitalisme centrale nucléaire de Fukushima ChatGPT Chine Confinement Coronavirus Covid-19 dette dette publique Donald Trump Emmanuel Macron Espagne Etats-Unis Europe extinction du genre humain FMI France Grèce intelligence artificielle interdiction des paris sur les fluctuations de prix Italie Japon John Maynard Keynes Karl Marx pandémie Portugal psychanalyse robotisation Royaume-Uni Russie réchauffement climatique Réfugiés spéculation Thomas Piketty Ukraine ultralibéralisme Vladimir Poutine zone euro « Le dernier qui s'en va éteint la lumière »

Meta