Retranscription de Que peut-on savoir du réel ?, le 23 décembre 2020.
Bonjour, nous sommes le 23 décembre 2020 et là, une vidéo pas du tout sur un sujet d’actualité, un sujet plutôt, s’il fallait classer ça, on dirait de la philosophie ou de la métaphysique : le Réel, avec un sous-titre un peu plus explicite : « Que pouvons-nous savoir du monde tel qu’il est vraiment ? ».
Qu’est-ce qui me conduit à poser cette question-là ? Ça pourrait être l’actualité. Ça pourrait être la question de la « post-vérité », des fake news, du caractère plus ou moins performatif de ce que fait M. Trump. Si je dis moi : « Les élections présidentielles américaines ont été truquées », eh bien voilà, c’est une opinion comme une autre. Si M. Trump, Président des États-Unis, dit : « Les élections ont été truquées », ah ! ça a des implications bien différentes que quand c’est moi qui le dis.
Qu’est-ce qui me conduit à parler de cela ? Je viens de terminer – enfin c’était hier dans la nuit ou même peut-être ce matin dans la nuit – j’ai terminé la lecture de Philip K. Dick, The Transmigration of Timothy Archer. En français, pour une fois, c’est traduit correctement puisque c’est traduit comme « La transmigration de Timothy Archer ». Qu’est-ce qui m’a conduit à lire ce livre maintenant ? Eh bien, je vais le dire, c’est purement anecdotique, c’est parce que j’ai transporté d’un endroit de ma maison à un autre un certain nombre de livres et là, je suis tombé sur un livre de Philip K. Dick que je n’avais pas lu, que j’avais acheté, bon, je vois, ça a été acheté à San Francisco à l’époque où je vivais là-bas. Je faisais beaucoup les bouquinistes. Je savais que ça s’arrêterait un jour et j’ai acheté beaucoup de choses. Évidemment à San Francisco, j’étais bien placé pour tomber sur des livres intéressants chez les bouquinistes.
Un livre que je n’avais pas lu. J’ai regardé la 4e de couverture et il y avait là de petites pubs de gens qui ont dit des choses aimables sur le bouquin et là, en particulier, il est dit par Mme Ursula Le Guin : « Le fait est que Philip K. Dick, nous parle de la réalité et de la folie, du temps et de la mort, du péché et du salut et cela a échappé à la plupart des critiques. Personne n’a noté que nous avons ici, ici chez nous, notre propre Borges et que nous l’avons depuis 30 années ».
Le nom d’Ursula Le Guin [1929-2018], ça retient toujours mon attention : c’est un excellent auteur de science-fiction qui a parlé d’utopie, de dystopie et c’est un nom aussi qui me retient parce qu’elle était la fille d’Alfred Kroeber [1876-1960], l’un des grands fondateurs (c’est la génération après celle de Franz Boas [1858-1942]), c’est la génération aussi de Robert Lowie [1883-1957], les grands fondateurs de l’anthropologie culturelle américaine. Et donc, elle nous dit à propos de ce livre de Philip K. Dick, elle dit : « Les gens n’ont pas compris de quoi ça parlait. Ce dont ça nous parle, c’est de la vie, de la mort, du péché et de la rédemption, et du salut et de la folie et du temps et de la mort ». Elle dit : « Ça va très loin. C’est l’équivalent d’un Borges ».
C’est le dernier livre publié par Dick. Il y en a encore d’autres qui ont été publiés après sa mort, à titre posthume. C’est le dernier qu’il a écrit. Ce n’est pas du tout de la science-fiction. C’est une réflexion sur un monsieur qui se convainc que son fils mort communique avec lui. Le personnage dont il est question, Timothy Archer a vraiment existé. C’est un monsieur qui en réalité s’appelait James Pike [1913-1969]. Le livre de Philip K. Dick, est très proche de la réalité : il connaissait bien ce monsieur James Pike qui était un évêque de l’église épiscopale américaine, qui est donc l’équivalent de l’église anglicane en Grande-Bretagne, et il y avait un lien de parenté entre Philip K. Dick et ce James Pike : il était le mari de la belle-fille de l’épouse de Pike et lors du mariage de Philip K. Dick avec donc cette parente éloignée de James Pike, c’est lui qui avait présidé au mariage de cet auteur très connu de science-fiction. Dans sa carrière, en fait, il avait commencé par écrire ces choses – à l’exception d’une que je vais mentionner – il avait écrit des romans tout à fait normaux qu’il avait eu du mal à publier (c’est souvent comme ça). Puis, finalement, il avait percé en tant qu’auteur de science-fiction et quand il n’écrivait pas de la science-fiction, ça tombait un petit peu à plat : ce n’était pas lu.
Il y a très peu de commentaires sur ce livre. Je vois qu’il y a un livre en italien sur lui, que je n’ai pas lu : j’ai découvert ça hier. A part ça, très très peu d’articles. Ce qu’on trouve, c’est essentiellement des comptes-rendus qui résument le livre mais pas de la façon dont Ursula Le Guin le caractérise, comme une réflexion du type de Borges sur des questions essentielles. Je ne vais pas vous en parler en tant que contribution à la littérature : c’est le type de livre qu’on lit sans se demander si c’est bien écrit ou pas, on le lit parce qu’on est intéressé par l’histoire qui est racontée. Le sentiment que j’ai eu en le lisant, c’est que ce n’est pas écrit par quelqu’un qui veut qu’on se dise que c’est bien écrit : ce qu’il veut raconter, c’est l’histoire.
Le thème donc, c’est celui que j’ai annoncé : quel est le rapport entre ce que nous pouvons comprendre du monde qu’il y a autour de nous et ce monde tel qu’il est en réalité ? Et là, c’est un peu bizarre bien entendu, inattendu dans un livre, dans un roman surtout si on l’ouvre en se disant : « C’est le type qui a écrit le scénario en fait de Blade Runner, de Total Recall, de Minority Report » (je ne sais pas si tout ça a des titres en français mais enfin, vous voyez ce que je veux dire). Et si on ouvre ça et qu’on lit ça : ce machin où on nous parle de Heidegger comme si tout le monde savait exactement de quoi parle Heidegger, on nous parle de Kant, il y a des descriptions extrêmement fouillées sur les Évangiles et sur les Épîtres de Saint-Paul, je crois que la plupart des gens qui l’ont lu en se disant : « C’est un livre de Philip K. Dick » ont dû le refermer, se dire : « Il était vieux. Il allait mourir juste après », mais … vous allez voir.
Qu’est-ce qu’on peut comprendre individuellement du monde tel qu’il est en-dehors de nous et qu’est-ce qu’on peut comprendre collectivement, en confrontant nos points de vue ? Même si on a confronté tous les points de vue, qu’est-ce que ça nous dit sur ce qui est véritablement là, à l’extérieur ? Parce qu’on peut dire – c’est la conception idéaliste, je dirais, maximaliste – on peut dire : « Je nais, il se passe plein de choses et je meurs. Et tout ça, c’est du cinéma. C’est un logiciel qui passe dans ma tête, même les rages de dent. Tout ça est bien programmé ». Mais est-ce que ça dit quelque chose sur un monde qui serait là ? On ne peut pas véritablement le savoir.
Dans la confrontation des points de vue – c’était le principe chez Aristote – est-ce qu’on peut dire qu’il y a une vérité ? Et sur ça, il se trouve opposé aux Sophistes qui disaient : « Non, nous, on est les Sophistes : on est des profs et on enseigne à un futur avocat de dire une chose comme son contraire et d’être convaincant dans les deux cas, à un futur politicien de dire une chose comme son contraire et que ce soit convaincant : que ce ne soit pas contradictoire en tant que tel ». La question était mise entre parenthèses de savoir si des discours produits comme ça, indépendamment les uns des autres, s’ils se contrediraient entre eux. La condition qu’on mettait, c’était qu’il n’y ait pas de contradiction interne. Et alors, Platon d’abord et puis Aristote disent : « Non, il est important qu’il y ait quelque chose qu’on appelle véritablement la vérité et que ça puisse servir de référence à tout le monde ».
Alors, qu’est-ce que c’est que la vérité ? Chez Aristote, je le rappelle, il y en a trois variétés : il y a l’évidence des sens, ce que les sens nous rapportent, mais on sait que le type qui a la jaunisse, il voit tout en jaune [c’est chez Sextus Empiricus] ; on sait qu’il y a des illusions d’optique. Il faut confronter les points de vue : il faut qu’il y ait un certain nombre d’experts comme on dirait maintenant qui soient d’accords sur le sujet. Et petit à petit, on met au point une méthode qui fait qu’on puisse tester si on a affaire à une illusion, une méthode qui s’appellera finalement la méthode expérimentale : on peut mettre les choses en perspective pour essayer de vérifier si c’est comme ça ou si c’est pas comme ça.
Ça, c’est un premier type de vérité : l’évidence des sens. Deuxième type de vérité : les vérités par convention. Le faon est le petit de la biche. Voilà, on se met d’accord : au lieu de dire « petit de la biche », on dira « le faon ». C’est simplement une économie mentale comme on dit chez Ernst Mach en allemand (mal traduit en français, ça a donné « économie de pensée »). Et la troisième, c’est : on peut produire, en enchaînant d’une certaine manière des propositions dont on a déterminé qu’elles étaient vraies par la méthode expérimentale, par l’accord des spécialistes, etc. des conclusions de syllogismes qui sont partiellement neuves. Donc, troisième type de vérité, les conclusions de syllogisme bien formés.
Mais le problème de l’illusion n’est pas véritablement résolu : il reste toujours posé parce que, même si l’ensemble des spécialistes sont d’accord, bien que tous les tests qu’on peut faire aillent dans le même sens, il y a des choses qu’on ne peut pas connaître parce qu’on n’est pas équipé, nous, les êtres humains pour les percevoir, et là, on est coincé quoi qu’il en soit. Ça, c’est ce que dit Kant. Il dit : « On a une intuition, une perception immédiate du temps et de l’espace et on peut les interconnecter, les deux, dans ce qu’on appelle la causalité. De choses qui changent dans le temps et dans l’espace, on peut dire éventuellement que l’une est la conséquence de l’autre, l’implication d’une autre, etc. » Pour le reste, dit-il, il y a un Être-donné : il y a un Être-en-soi. Chez le psychanalyste Jacques Lacan, ça s’appelle le Réel, par opposition à la réalité qui est une construction que nous pouvons élaborer nous. Les modèles mathématiques, c’est la réalité mais il y a à l’arrière-plan un Réel qui est plus ou moins bien, comment dire, capturé par la réalité.
Quand on essaye de mesurer la diagonale du carré à partir de la longueur de son côté, ça ne marche pas. On n’y arrive pas. Il y a un chiffre de longueur infinie qu’on produit. Donc il y a quelque chose, là, du côté du Réel, qui nous échappe. La réalité, elle peut nous définir un nombre π avec un nombre indéfini de décimales. Ça, c’est dans la réalité du modèle mathématique, la « Réalité-objective », mais derrière, il y a encore un truc qui nous échappe. Et alors, voilà, chez Dick, ça commence comme ça. C’est une histoire qui s’appelle « Roog ». C’est une nouvelle. C’est publié en 1951 et c’est la chose suivante, le héros est Boris, un chien. C’est un chien et il a perçu le petit manège suivant : il a perçu que ses maîtres, ses patrons prennent parfois de la nourriture qu’ils l’emballent pour en faire de petits paquets et qu’ils vont déposer ces petits paquets dans une espèce de grand récipient en ferraille qui se trouve à l’extérieur. Et, il se dit, le chien, il se dit : « Voilà, c’est une bonne idée. Ils prennent cette nourriture et ils vont la cacher pour la préserver, pour pouvoir la retrouver plus tard ». Et puis, un jour, Boris aperçoit la chose suivante : il y a des bonshommes qui arrivent dans la rue avec un gros camion. Ils ouvrent le récipient en ferraille, ils prennent les petits paquets qu’ils jettent dans la grande benne. Des voleurs ! Des voleurs qui viennent dérober cette nourriture qui est préservée là, soigneusement cachée par les patrons. Et il ne se doutent de rien. Et Boris se dit : « La prochaine fois, si ces gens reviennent, j’alerterai mes patrons. Je vais les alerter ! ». Et il donne un nom à ces gens qui sont venus dans la rue voler la nourriture qui avait bien été cachée : il va les appeler « Roog », voilà. Et effectivement, il se trouve que, un peu plus tard, ces gars reviennent et ils volent de nouveau ce qu’il y a dans le récipient là dehors. Et alors, Boris fait qu’il s’était promis de faire car il est un lanceur d’alertes ! Il se met à crier « Roog, roog ! ». Bon, et les patrons le regardent et ils se disent : « Bon, voilà, Boris aboie parce qu’il comprend que les éboueurs sont en train de passer. C’est-à-dire qu’eux, ont une toute autre représentation que Boris : selon eux ils mettent des ordures à la poubelle, et leur intention, c’est qu’effectivement les éboueurs les enlèvent pour les en débarrasser. Par ailleurs, ils ont une représentation des chiens qui est que les chiens aboient et ce « Roog, roog, roog », ils prennent ça pour un simple aboiement du chien, ils ne comprennent pas que c’est le nom que Boris a donné aux éboueurs qu’il prend pour des voleurs.
On a donc dans « Roog », deux représentations du monde entièrement distinctes : pour les humains, des ordures mises à la poubelle dont on veut se débarrasser et le chien, lui, qui sait comment on cache soigneusement un bon os, voit des délices qu’on essaye de préserver soigneusement et que des voleurs viennent dérober. Donc, le thème est déjà là, en 1951, chez Philip K. Dick, d’interprétations alternatives, « indécidables ». Ça l’intéresse. Ensuite, il y aura bien entendu, « Do Androids dream of Electric Sheep ? », « Est-ce que les androïdes rêvent de moutons électriques ? » qui donnera le film appelé « Blade Runner » (de Ridley Scott) où il y a des répliquants (dans le bouquin, c’est des androïdes), qui sont des gens qui sont en réalité des robots mais qui ne le savent pas : ils se voient seulement comme une minorité persécutée. Et on tente en effet de se débarrasser entièrement d’eux. Ils ont des souvenirs qui ont été implantés dans leur mémoire et on les confronte alors au fait qu’ils sont plusieurs à avoir exactement les mêmes souvenirs d’enfance alors qu’ils n’ont pas le souvenir d’avoir eu des frères ou des sœurs, etc.
Des situations paradoxales sont mises en scène, débouchant sur une autre question : qui nous dit que la mémoire qu’on a, ne nous a pas été implantée ce matin même, pour nous faire croire que les choses se sont passées d’une certaine manière ? Aucune garantie n’existe que notre mémoire ait une représentation fidèle de la manière dont les choses se sont déroulées, ni non plus qu’il y ait là une représentation fidèle du monde tel qu’il est dans sa réalité profonde : le Réel. Dans « Minority Report » il y a des precogs, des gens qui, eux, voient l’avenir, ce qui permet que l’on arrête des criminels en puissance avant qu’ils ne commettent leurs forfaits,. Et il y a aussi, bien entendu, « Total Recall » qui vient d’une nouvelle dont le vrai titre est « We Can Remember it for You Wholesale » : nous pouvons nous souvenir de ça pour vous en gros, « en gros » par opposition à « au détail » : comme un marchand de gros, « Nous vous offrons un service de gros qui vous permette de vous souvenir de certaines choses ». L’histoire vous est familière. Le film a été réalisé par Paul Verhoeven, avec Arnold Schwarzenegger interprétant le personnage principal et là, le malentendu ou la difficulté, c’est la chose suivante : c’est donc qu’il existe une agence qui vous vend des vacances mais vous n’allez pas vraiment aller en vacances mais, là aussi, on va vous mettre un implant de mémoire qui va vous faire vivre une aventure telle que vous l’aurez définie par ailleurs à la carte, sur un menu. Et quand ce sera terminé, vous aurez les souvenirs de ce voyage extraordinaire, de cette aventure extraordinaire qui auront été les vôtres. L’astuce, ce qui rend le l’histoire particulièrement intéressante, c’est que pendant l’implantation, il y a un incident : elle est interrompue et le héros échappe de justesse et il se lance effectivement dans des aventures tout à fait extraordinaires où il est d’abord trahi par son épouse qui est de mèche avec des malfrats, puis finit par se retrouver à la tête d’une rébellion sur la planète Mars et il devient accidentellement le héros qui transformera Mars en une planète habitable. Et pendant tout le processus, nous nous posons la question : est-ce que l’implant a réussi ou est-ce qu’il a échoué ? Est-ce qu’il obtient vraiment ce qu’il a acheté et, si c’est le cas, il en a vraiment pour son argent ou bien est-ce que l’implant a dérapé et tout ce qui se passe n’a aucun rapport avec ce qu’offre l’agence, et en fait nous assistons au déroulement de ce qui devait être son destin de toute manière ? Il allait devenir la personne qui fait ces choses-là.
Donc, là aussi, pourquoi est-ce que ces films, ces romans sont intéressants ? Parce qu’ils nous posent des questions sur le Réel tel qu’il est véritablement et la qualité de la représentation que nous pouvons nous en faire. Et je viens de le dire avec le mot « destin », la question qui se pose à nous : ce qui nous arrive, est-ce que c’est écrit d’avance oui ou non ? C’est une question fondamentale de la philosophie. J’ai déjà eu l’occasion de raconter ça en détail (« L’avenir n’est plus ce qu’il était », avril 2020). C’est la « querelle des futurs contingents » qui se déroule au XVe siècle à l’Université de Louvain et qui devient à ce point passionnée que pendant 10 ans, il faudra fermer l’université : est-ce que Dieu connaît le Réel jusqu’à maintenant seulement ou bien est-ce qu’il le connaît de toute éternité ? Bon, s’il le connaît comme nous que jusqu’à maintenant, et même s’il nous aide dans les décisions que nous prenons, nous avons une certaine liberté par rapport à ce qui va se passer. Si Dieu sait de toute éternité tout ce qui va se passer, notre vie, c’est véritablement pisser dans un violon : c’est LÀ. On est là seulement en spectateur. Oui on se voit courageux, et c’est formidable, ou on se voit pleutre, et on se dit : « Oh là là, quelle horreur ! » mais tout ça, en fait, a été écrit d’avance. Alors, où se situe la religion là-dessus ? Finalement, quand on a rouvert l’université, la question n’était pas résolue une fois pour toutes. Après, on s’est moins intéressés à Dieu donc la question est devenue moins importante mais plus tard, c’est devenu une question de physique. Et là, dans la « querelle du déterminisme » entre, d’un côté, Ilya Prigogine et de l’autre côté, René Thom, il y a encore, de son côté, il y a quelqu’un qui dit : « Tout est là de toute éternité et c’est simplement parce que nous n’avons pas accès à l’ensemble des dimensions qui sont pertinentes pour le problème que ça nous apparaît comme une question où il y a de la liberté pour nous » tout est dû au fait que le monde à quatre dimensions que nous éprouvons n’est qu’une projection en un nombre de dimensions plus réduit de celui qui est véritablement là : le Réel. Nous avons effectivement l’impression qu’il y a du temps et que, dans ce temps trouve un espace et que cet espace évolue parce qu’il y a un devenir dans le temps, etc. Et nous pouvons définir des choses qui sont de simples corrélations entre des évènements ou bien qu’il y a une cause, c’est-à-dire que l’un a entraîné l’autre, etc.
C’est une question importante. L’Islam l’a résolue dans le « Dieu est véritablement omnipotent » donc il sait tout de toute éternité et ça peut déboucher effectivement sur un certain fatalisme de ce côté-là. On peut se dire : « Je suis là en spectateur : je me cale confortablement et puis je regarde ce qui se passe ». Mais il y a un Jugement Dernier ! Au Jugement Dernier, vous serez quand même jugé sur la manière dont vous aurez réagi au film qui se déroulait. Ou alors, à l’intérieur du christianisme, quelqu’un – il s’appelle Jean Calvin – vient vous dire : « Voilà, oui, sans doute, c’est un spectacle auquel nous assistons, mais il y a prédestination et il y a moyen de savoir si l’on est ou non au nombre des Élus : on peut tester, on peut découvrir si Dieu vous a destiné à être au rang des damnés ou des Élus ». Et là, c’est la catastrophe : comment savoir si l’on est parmi les Élus ou parmi les damnés ? Le fait que l’on arrive à faire de l’argent. Max Weber en a parlé, de L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme et, ce protestantisme-là en particulier, celui de Calvin, va faire qu’un certain nombre de gens vont détruire la planète, gâcher leur vie et celle des autres, en essayant de faire de l’argent, pour obtenir la preuve divine, pour se convaincre de l’amour que Dieu vous porte. Il a été dit de lui qu’il était un hérétique. Oui, en effet, en matière d’hérésie on est bien là ! car ce n’était pas du tout ce qu’avait dit celui qui était à l’origine de ce type de discours. Qui avait dit lui : « il est plus facile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu ». Il a dit : « Les premiers seront les derniers ». Ou, dans la parabole des talents : « À celui qui a, on lui donnera encore davantage et il sera dans l’abondance et à celui qui n’a rien, on lui enlèvera le peu qu’il a ». Il y a des choses du même ordre dans le Coran. Et là, Calvin vous affirme exactement le contraire. C’est-à-dire qu’il torpille véritablement le message du Christ sur cette question de l’argent et de la fortune.
Revenons-en donc à La transmigration de Timothy Archer de Philip K. Dick. James Pike, le modèle pour Timothy Archer, a vraiment existé. Il a eu une vie très très bizarre et surtout, il a curieusement eu une vie tournant entièrement autour des thèmes qui étaient chers à Philip K. Dick : ceux que je viens de mentionner. Il existe des photos d’eux côte à côte. Et, en particulier donc, chose très intéressante, cet évêque, James Pike, se convainc à un moment donné que son fils qui s’est suicidé revient communiquer avec lui. Dans le roman, il y a deux personnages qui sont là pour nous faire réfléchir à propos de cette intéressante hypothèse : il y a une voyante, spirite, une personne qui fait communiquer effectivement les morts avec les vivants. Je souligne tout de suite que si nous avons une vie après la mort dans un autre monde, la question qui se pose effectivement c’est : « Est-ce que les gens dans cet autre monde peuvent communiquer encore avec celui dans lequel nous sommes nous, ou pas du tout, ou un peu, etc. ? » La question, là, n’est pas tranchée. Ce James Pike, donc ce véritable personnage, ami de Philip K. Dick, a été accusé d’hérésie sur certaines de ses affirmations. Il a ainsi nié l’existence du Saint-Esprit. Il a écrit un livre : « The Other Side » à propos de ses échanges avec son fils, dans lequel Philip K. Dick est expressément mentionné dans les remerciements. Je n’ai pas lu ce livre-là. Les comptes-rendus disent que c’est un livre où il s’interroge. Bon, ce n’est pas purement et simplement le livre d’un gourou. C’est quelqu’un qui s’interroge sur la réalité ou non de ce dont il croit rendre compte et donc, il y a deux personnages qui vont être clé là-dedans. Le premier, c’est celui de la voyante et là, tous les personnages hésitent quant à ce qu’elle raconte. Elle confirme bien sûr les communications mais là, il y a de nombreuses discussions du genre : « On connaît les voyantes, on connaît les extralucides : ce sont des gens qui utilisent des trucs, qui ont des astuces. En fait, ils vous font parler et puis ils vous régurgitent simplement sous une forme un peu différente ce que vous venez de leur dire, etc. » ou alors, il y a des astuces comme dans le film de Woody Allen qui s’appelle « Magic in the Moonlight » (2014) où les deux personnages centraux sont une voyante et un démystificateur de toutes les mystifications mais qui finit par se laisser convaincre, alors qu’il n’aurait pas dû parce qu’effectivement, c’était une mystification. Ce sont des astuces. Et il y en a une en particulier dans le film. À un moment donné, on a le sentiment, nous, les spectateurs, que oui, effectivement, la fille dit des choses extraordinaires qu’elle ne pouvait pas savoir d’une manière ou d’une autre. Qu’est-ce qui s’était passé en fait ? C’est qu’on lui pose la question et elle dit : « Oui, oui, bien entendu », et elle entame une réponse, qu’elle interrompt pour dire : « Zut ! oh là là, j’avais dit que j’allais appeler le teinturier pour lui dire que faire exactement avec ces vêtements. Vous permettez une seconde ? », etc. Bon, nous aussi, on met ça entre parenthèses et quand elle revient, elle donne toute l’explication exacte. Pourquoi ? Parce qu’en réalité, elle a téléphoné au gars qui connaissait l’information. Tout ça, c’est du même ordre que cette fameuse petite vidéo où on vous dit : « Regardez attentivement ce match de basketball. On vous demandera combien de personnes se sont passé la balle pendant le temps que dure la vidéo ? ». Vous regardez et vous donnez le chiffre. Et puis, on vous demande : « Parlez-nous du gorille » et vous dites : « Mais quel gorille ? ». Et en fait, si vous faites attention, si vous cessez de vous obnubiler sur le nombre de passes qui ont lieu, vous apercevez très clairement qu’il y a un bonhomme déguisé en gorille qui traverse la scène, même assez lentement, ce qui veut dire qu’on a en fait un million d’occasions de le voir passer. Or on ne le voit pas. En fait, on ne le voit pas parce qu’on regarde autre chose : notre attention est entièrement focalisée sur le nombre de passes.
Et le deuxième personnage clé, c’est le personnage du fils d’une amante de ce Bishop Archer qui, en réalité, est donc le vrai évêque M. James Pike, un jeune homme qui est schizophrène et qui, au moment le plus inattendu, après la mort de ce Bishop Archer, de ce Timothy Archer et dont les circonstances rapportées sont exactement celles de la propre vie de James Pike, à ce moment donné, ce personnage qu’on rencontre occasionnellement dans toute l’histoire comme un jeune homme assez sympathique souffrant de schizophrénie, dit de manière tout à fait inattendue : « Je suis à la fois moi mais je suis aussi désormais Timothy Archer ». Et il se met à dire non seulement des choses sur son interlocutrice (la narratrice du livre) qu’elle seule devrait savoir, mais aussi, il se met à faire des citations dans des langues qu’il ignore. À un moment donné, elle tente de le coincer. Quand il dit : « Il [Timothy Archer] me souffle des choses dans une langue que je ne comprends pas », la narratrice lui dit : « Eh bien, écoute soigneusement et répète les mots simplement comme tu les entends ». Et ce jeune homme se met alors à parler en italien médiéval, de longues citations, du Paradis de Dante et d’autres citations dans d’autres langues. Et là, Philip K. Dick intervient pour nous dire : « Eh bien, à une époque, l’Église a cru à ça : on appelait ça la xénoglossie ». C’était la capacité à « parler en langues » comme on s’exprime dans la Bible : que des gens arrivent à parler des langues qu’ils ne connaissent pas. Récemment, quand j’ai cité un passage chez Saint-Paul dans les Épitres aux Corinthiens, j’ai rétabli cela dans la traduction, car on l’a carrément sucré dans les traductions récentes en français, ce « parler en langues » (I, 13, 8). Evidemment, ça se trouve dans la traduction de de Sacy mais pas dans les traductions récentes et je l’avais, je l’avais rétabli : « parler en langues ». Donc, l’Église croit, ou au moins a cru à une époque, l’Église chrétienne a cru qu’on pouvait effectivement, dans un état de possession, parler des langues qu’on ne connaissait pas et donc là, Philip K. Dick nous coince, nous, ses lecteurs : il nous parle de choses en répétant à tout moments : « Ce n’est pas possible : les morts sont morts, ils ne communiquent pas avec les vivants, etc. » et à tout moment, il nous coince, c’est-à-dire qu’il nous pousse dans nos derniers retranchements en demandant : « Et si c’était possible ? ». Et sa narratrice et nous, nous sommes dans le plus grand désarroi. On se raccroche à se dire : « En fin de compte, c’est un roman : il peut écrire tout ce qu’il veut ! ». Mais ça nous rappelle trop de choses !
Ce moment particulier du roman nous rappelle très précisément tout ce que « La transmigration de Timothy Archer » met en scène, c’est le temps et la mort, c’est la folie et la réalité, c’est le péché et le salut, etc. C’est de ça qu’il est question. Uniquement. Il y a non seulement des gens qui ont dû être déçus en prenant ce livre et en voyant que c’est pas de la science-fiction et puis, je suis sûr qu’il y a beaucoup de lecteurs qui ont été perdus en cours de route et qui ne seront jamais parvenus jusqu’à ce moment clé qui est celui de ces deux personnages que nous avons conçus comme distincts jusque-là, et qui ne sont maintenant plus qu’un seul. On se dit : « Voilà : si j’étais confronté à ça, toute ma représentation du monde entre réalité et irréalité, entre santé mentale et folie, etc., toute cette question de ‘Qu’est-ce que nous pouvons véritablement savoir sur le réel ?’ qui est en arrière-plan de tout cela se poserait dans sa pleine puissance ! ».
Bien entendu, vous le savez, Philip K. Dick est aussi une personne qui a énormément expérimenté avec la drogue. Certains de ses romans sont entièrement consacrés à ça. Un réel véritablement fluctuant, c’est le thème de « Ubik » (1969) où les dimensions sont en train de changer pendant qu’on vous raconte l’histoire. Il y a aussi « A Scanner Darkly » (1977) où, dans un monde futur, des agents de police disposent d’un déguisement qui les fait changer d’apparence de manière quasiment constante et la question se pose également sous une autre forme du fait que l’un des personnages centraux est un junkie, qui mélange allègrement ses visions, ses hallucinations, avec la réalité.
Pour terminer, je vais quand même redire un mot sur le performatif et Trump. On utilise la mot de manière inappropriée à ce sujet. Le mot performatif a été introduit par un philosophe spécialiste de la linguistique qui s’appelait J. L. Austin (1911-1960). Il a introduit ce mot pour rendre compte d’une chose bien particulière : de l’autorité dont nous disposons ou non pour changer le monde à l’aide de mots. Un exemple qu’il donne, c’est le maire qui dit : « Je vous fais mari et femme ». Il a l’autorité pour le faire. À partir de là, sur un plan juridique, il est vrai que vous êtes mari et femme ou mari et mari, femme et femme. La reine d’Angleterre qui dit : « Je baptise ce nouveau sous-marin Nautilus » et lance une bouteille de champagne qui va s’écraser dessus. Elle aussi dispose de l’autorité pour baptiser, donner un nom, à ce submersible. La question du performatif se pose pour les gens qui disposent d’une autorité et la manière dont ils peuvent transformer la réalité à partir de là. Comme je le disais : quand moi je dis : « Les élections américaines sont truquées », c’est une chose et quand Trump dit : « Les élections américaines sont truquées », c’en est une toute autre, parce qu’il peut prendre des ordonnances, il peut prendre des décrets : il peut faire que la réalité devienne ce qu’il a dit. Et en disant ça, il truque en effet lui les élections américaines. Bon, ce n’est pas ça qu’il croit faire. Il croit dénoncer un complot mais nous qui savons que ce complot est uniquement une élucubration, une illusion dans sa tête : nous le voyons truquer les élections en poussant les gens à confisquer les urnes électroniques, etc.
Nous avons tous un peu accès au performatif, ce qu’il faut distinguer d’une prophétie auto-réalisante ou auto-réalisatrice qui serait quelque chose, voilà, qui se ferait parce que quelqu’un a annoncé que ça se passerait. Ce n’est pas la même chose parce que ne se pose pas là la question de l’autorité. Nous disposons tous d’un peu d’autorité. Nous pouvons faire du performatif avec nos enfants parce que nous avons sur eux l’autorité pour le faire : nous pouvons dire à notre fille ou notre fils : « Ouvre la fenêtre ! » Et la fenêtre va s’ouvrir – comme par magie ! Dans différentes circonstances, nous pouvons effectivement pousser le réel dans une certaine direction, à moins que ce ne soit une illusion du début à la fin et ça, nous manquons de moyens pour pouvoir le déterminer.
Mais dans cette question maintenant qui se pose, de représentations concurrentes de ce qui se passe, qu’on appelle, la « post-vérité » ou les « fake news », ça nous montre simplement qu’effectivement (c’est le thème, de ce que j’avais dit au Marathon des sciences à Fleurance l’année dernière) c’est que nous avons tous une capacité à nous mettre d’accord avec certains et pas avec d’autres sur la création de « vérités locales ». Nous pouvons dire : « Un ensemble de médecins, des épidémiologues, etc., nous disent la vérité sur la Covid-19 et cela, c’est l’accord de la communauté des scientifiques sur une vérité qui constitue une référence universelle ». Et puis, vous pouvez aussi, par ailleurs, mettre dans un coin, le Docteur Raoult, le Docteur Toussaint, le Docteur Perronne, un petit groupe que l’Ordre des médecins va alors tenter d’exclure par la suite qui, eux, vont dire : « Non, non, c’est nous les vrais experts ! », et leur expertise, elle est fondée essentiellement sur leur affirmation que les autorités en place cachent ce qu’on pourrait savoir du réel, qu’elles nous interdisent de savoir ce qu’il en est. Alors, du coup, apparaissent des experts ici et là, comme à propos du réchauffement climatique où on peut quand même rassembler un petit groupe de gens qui ne sont pas des spécialistes de la question mais qui sont des géologues, etc. qui ont des diplômes universitaires dans d’autres domaines et qui vont nous dire tout à fait autre chose que ce que dit la communauté des scientifiques experts de cette question.
Et donc, dans une société où une polarisation est en train de se faire sur un plan politique parce qu’il en a certains qui sont floués entièrement par les autres, le danger existe que de petites communautés se mettent en place comme cela, et qu’elles affirment : « Je vais vous révéler ce que l’État fait en réalité et qu’il ne nous dit pas ! » Et on sait que c’est vrai que l’État cache des choses [le plus souvent sans réelle nécessité : par simple habitude]. Un autre livre que je suis en train de terminer de lire, c’est le livre d’Edward Snowden sur le fait qu’on dise partout aux États-Unis : « Non, non, non, il n’est pas question de surveillance totale de la population et des étrangers. Non, non, non, on ne fera jamais un truc comme ça ! » et lui tombe sur le fait que si : qu’on surveille absolument tout le monde parce que c’est devenu possible sur un plan technique. On enregistre tout le monde tout le temps : on sait ce que tout le monde a dit à n’importe quel moment. Or on le cache, on le cache soigneusement. Donc, voilà : l’État cache les choses soigneusement. Il y a un « Deep State » qui nous cache la réalité des choses : un État dans l’État ! Un article a affirmé l’autre jour : « C’est Mme Sidney Powell qui a inventé la notion de Deep State ! ». Non, ça existe depuis longtemps, ça se trouve déjà chez les philosophes grecs ! Ce n’était peut-être pas dit sous la forme « Deep State ». Là, sous cette forme « Deep State », l’expression existe depuis au moins les années 1990, mais la notion d’un État dans l’État, ça existe déjà chez les philosophes grecs. Pourquoi le dit-on ? Parce qu’il y a une administration d’un côté, et un gouvernement de l’autre. Il y avait une série… comment ça s’appelait ? Je pense que c’était « Yes Minister » en Grande-Bretagne, consacrée à toutes les inventions de l’administration pour cacher au gouvernement comment les choses se passent véritablement, en sous-main. C’était sur le mode comique, mais très bien informé ! C’est vrai qu’on nous cache des choses !
Alors, comment savoir ce qu’on nous cache, ce qui est caché, et comment savoir encore comment la machine marche véritablement à l’arrière-plan de tout ça ? Dans les périodes d’hésitation, ça part dans toutes les directions et, bien entendu, ça ajoute au chaos malheureusement parce qu’on ne sait plus qui il faut écouter. On ne peut plus savoir si l’État ment ou s’il dit la vérité. Si, on peut toujours savoir, par le recours à la méthode expérimentale. Quand on voit le Dr. Raoult affirmer des choses qui ne tiennent pas la route sur le plan scientifique, là, on peut dire : « Ça ne tient pas la route sur le plan scientifique ! » Ou comme quand un autre de ces médecins [Dr. Perronne] dit des choses qui sont contradictoires à l’intérieur de la même phrase, là aussi, on peut dire, à partir du syllogisme d’Aristote : « Non, ce monsieur vient de se contredire : à la fin du paragraphe, il a dit le contraire de ce qu’il avait dit au début du paragraphe ».
Ce livre, La transmigration de Timothy Archer, écrit en 1982, pose des questions qui sont des questions absolument pertinentes, qui le resteront très longtemps, qui l’étaient déjà au XVe siècle, à l’époque de la Querelle des futurs contingents, qui est pertinente dans toutes les réflexions qu’il y a eues en vue d’une modernisation du message qui se trouve dans le Coran, tout ça, tout ça va devenir de plus en plus pertinent parce que les rambardes sont en train de céder.
Voilà, une réflexion un peu d’un autre ordre. J’avais dit que je ne parlerais pas d’actualité, mais ma conclusion est quand même très d’actualité je crois, mais voilà, sur des questions d’ordre plus général, pas d’actualité immédiate.
Voilà, à bientôt !
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