Texte de synthèse inédit en plusieurs parties sur cette question que j’ai eu l’occasion d’effleurer ici et là.
Commun à toutes les cultures est le fait que les choses séparées présentes dans le monde se sont retrouvées regroupées sous des étiquettes : partout un nom commun recouvre les individualités visiblement quasiment identiques, par exemple dans toutes les langues les chats ont été regroupés sous un nom commun que nous pouvons traduire par « chat » en français. Si l’on dit à un enfant désœuvré dans la cuisine : « Mets ensemble toutes les choses qui se ressemblent et après tu nous diras comment elles s’appellent », il mettra toutes les tasses d’un côté, et il dira pour elles : « tasses », toutes les assiettes ensemble et dira d’elles : « assiettes », et ainsi de suite. Tous les enfants du monde procèdent de la même manière, tous diront « tasses », « assiettes », etc. dans leur langue.
Mais les pratiques divergent dès l’étage immédiatement supérieur à celui défini par le nom commun. Au sein de la pensée occidentale, les catégories emboîtées aux niveaux supérieurs prolongent le regroupement selon l’apparence physique : les « mammifères », dont les chats sont membres, se ressemblent tous, mêmes si c’est moins que les chats entre eux, de même pour les « animaux », auxquels appartiennent les mammifères.
Nous mettons ainsi tous les papillons dans la même catégorie dite « papillons », couverte d’une étiquette unique, à partir du fait que tous les papillons auxquels nous avons par ailleurs attribué un nom spécifique (« machaon grand porte-queue », « vanesse de l’ortie », etc.) se ressemblent visuellement. Nous regroupons spontanément ce qui se ressemble et la langue nous propose, après avoir produit les noms individuels des espèces : les « sortes », de nouveaux mots pour les genres : les « familles », qui sont autant d’étiquettes destinées à couvrir des choses qui se ressemblent à un niveau de globalité plus élevé, la ressemblance visuelle entre deux individus regroupés ainsi pris au hasard diminuant progressivement à mesure que les catégories des étages supérieurs sont plus englobantes.
Mais, dans cet autre ensemble culturel que nous appelons le « totémisme », une subdivision de ce que nous avons appelé par ailleurs la « mentalité primitive » : celui de la pensée archaïque chinoise, surplombant le mot premier renvoyant à l’espèce, à la « sorte », les choses séparées du monde sont regroupées en suivant un tout autre principe, qui est cette fois celui de l’émotion commune qu’elles suscitent. Ce qui fait que, quand les sociétés où prévaut cette pensée que nous avons qualifiée de « totémique », interprètent le monde en catégories plus vastes, elles le font selon une méthode qui ne recourt à la ressemblance physique que pour le tri préalable ayant donné lieu à leur nom commun, leur « étiquette », mais nullement quand il s’agit de passer à une compréhension globale du monde, où elles procèdent cette fois selon un nouveau principe, d’une manière qu’on pourrait qualifier de « géométrique », sur la base d’affinités sous-jacentes postulées entre les choses du monde, affinités dont la réalité est connue parce qu’elles sont à proprement parler éprouvées : parce qu’elles suscitent des sentiment de même nature.
Si je dis de manière « géométrique », c’est parce que dans la représentation qu’une société totémique se fait du monde dans sa globalité, la redistribution des entités se fait soit en deux grands groupes, et on parle alors d’une organisation dualiste (comme quand les Chinois affirment de toute chose qu’elle est plutôt yin ou plutôt yang), soit en 4, soit en 8, et l’on parle alors respectivement de sections et de sous-sections. Le monde entier d’une telle culture est subdivisé aux yeux de ses membres en 2, en 4, ou en 8 et le principe de ce partage n’est aucunement fondé sur la ressemblance physique de tout ce qui se trouve regroupé dans ces 2, 4 ou 8 vastes catégories, mais il renvoie à une identité profonde, essentielle, étrangère à la raison, de l’ordre de l’affinité secrète, que seul le sentiment instinctif, l’affect, peut nous révéler. Lévy-Bruhl, sans aucun doute la personne ayant réfléchi le plus en profondeur sur cette question du totémisme, écrivait en ce sens dans La mythologie primitive. Le monde mythique des Australiens et des Papous (1935) : « À la « fluidité » du monde de jadis [le monde des ancêtres] a succédé la fixité des formes. Mais celle-ci ne saurait empêcher que des êtres de structure et de forme très diverses d’apparence ne soient en réalité semblables, ni que, malgré les différences qui éclatent aux yeux (entre un homme et un oiseau, par exemple), cette ressemblance ne soit actuellement sentie comme présente. C’est là un des aspects profonds de la croyance totémique : des manières d’être, des relations, des participations, établies dans la période mythique, qui ont cessé aujourd’hui d’être visibles, n’en sont pas moins demeurées réelles » (1935 : 95).
Dans le cas où le monde est partagé en 8 sous-sections, un huitième de l’ensemble des hommes et des femmes se retrouvera dans chacune de ces 8 sous-sections qui sont conçues comme étanches et radicalement différentes l’une de l’autre. Les papillons, par exemple, appartiendront dans leur ensemble à l’un de ces huitièmes, à moins qu’ils ne soient eux aussi d’une manière ou d’une autre, redistribués parmi les huit sous-sections. La redistribution est la règle pour les oiseaux, les mammifères et les poissons, ou des sous-catégories d’entre eux. Des distinctions comme « oiseau » ou « poisson », qui nous semblent aller de soi ne sont d’ailleurs en général pas reconnues par les cultures totémiques. Ainsi, la suggestion de rassembler sous la même étiquette d’oiseau les petits passereaux et le casoar à casque, qui peut mesurer 1,80m et qui, d’un coup de griffe ou de sa crête appelée « casque », tue sans difficulté un homme, était accueille avec incrédulité par les Kalam de Nouvelle-Guinée quand l’anthropologue britannique Ralph Bulmer (1928-1988) les interrogea sur leur manière d’envisager le monde.

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