L’affaire de la fuite dans les médias du brouillon du rapport du GIEC sur le climat pourrait être l’illustration d’une des principales causes de l’échec le plus patent de l’histoire de la communauté scientifique : ne pas être parvenus à sonner une alarme écologique effective pour l’humanité, suffisamment tôt et clairement pour engendrer une prise de conscience et une mobilisation générales. Pour qu’un message passe d’un émetteur à un récepteur, il faut établir un canal de communication, coder et décoder le message en neutralisant les bruits parasites. Et quand bien même un message est correctement émis et reçu, il n’appartient qu’au récepteur d’agir en conséquence. Il serait donc injuste d’attribuer à la seule communauté scientifique l’échec des alarmes répétées depuis plus d’un demi siècle, vu l’adversité et l’autisme auxquels ils ont dû faire face. Néanmoins, tant que cet échec demeure et malgré une apparence trompeuse de « prise de conscience », il reste pertinent de proposer une critique radicale des pratiques de la communauté scientifique par rapport à l’urgence écologique. Plusieurs interviews récentes de membres du GIEC dans la presse indiquent que la plupart des scientifiques sont furieux de la fuite d’une version brute de leur rapport. On doit constater que ces derniers jours, la communauté scientifique insiste davantage sur la forme de la fuite, indiquant que le document qui a fuité est un brouillon, qu’il faut attendre le rapport définitif, que les premières versions ont souvent un ton plus militant, qui va être corrigé par les relecteurs puis seulement voté en assemblée générale avant d’être communiqué. Mais ne devrions-nous pas discuter davantage du fond qui a fuité ? Et de pourquoi nous devrions nous attendre à une atténuation du propos dans la version définitive du rapport ? Le succès de cette fuite ne tient-il justement pas au ton et au message beaucoup plus clairs que d’habitude dans un rapport du GIEC ? Si la relecture scientifique consiste à neutraliser la charge émotionnelle adéquate des rapports du GIEC, ne s’agit-il pas d’une explication majeure de 60 ans d’alarme inaudible ? La communauté scientifique a-t-elle compris, et va-t-elle comprendre rapidement, que les humains sont avant tout des êtres de passion ? Les scientifiques vont-ils sortir suffisamment vite de leur réserve et de leur modération professionnelles pour se joindre à la lutte contre la plus importante menace à l’encontre de l’existence de l’humanité ?
L’ethos scientifique s’est établi depuis des siècles sur la base d’un rejet des passions humaines. A l’origine, cela était parfaitement compréhensible, l’ordre dominant du passé était celui des passions, de la croyance dans le surnaturel : les dieux, les esprits, la destinée, les signes à lire dans les nuages, les météores, les entrailles d’animaux sacrifiés. Il était courant d’observer des gestes de folie basés sur des intuitions très peu fondées. Il n’existait pas de frontière bien établie entre un savoir « scientifique » et un savoir profane. La science, ses pratiques, sa communauté, ses normes n’existaient pas, ou seulement sous la forme d’embryons isolés, comme chez les Grecs anciens. Peu à peu, la communauté scientifique a inclus dans son ethos une méfiance face à l’illusion dont l’être humain souffrait et qui l’aveuglait dans la recherche d’une forme de vérité plus solide. Une grande partie de cet effort a consisté à mettre de côté, à neutraliser les passions humaines dans le travail scientifique, les émotions en particulier. Cela s’est traduit par une forme de discours « dépassionné », où l’on interdirait tout emploi d’idée ou de vocabulaire non « factuel », non « rationnel », non « démontré », dans la littérature et la communication scientifique. Sociologiquement, on sélectionnerait dans la communauté scientifique des profils de chercheurs réservés, prudents, modestes, précis, pondérés. Les écarts seraient sanctionnés. Le travail de comité de lecture à la base de toute l’architecture scientifique consisterait à éliminer impitoyablement des publications tout débordement face à cette norme méthodologique et sociologique. Le « je » devait disparaître, ainsi que l’expression d’émotions, de subjectivité, de spéculation excessive ou d’opinion morale. On ne dirait pas son émerveillement devant la beauté d’un groupe de gorilles mais que le mâle alpha n°3 avait émis un cri d’autant de décibels à telle heure à tel endroit suite à la vue d’un prédateur. On ne dirait pas non plus son immense tristesse en tant que glaciologue, d’observer un ours polaire famélique nager pour rejoindre une banquise de plus en plus éloignée mais que la couverture de glace hivernale avait diminué de 35% depuis telle année. Avec cet ethos austère, on garantissait de ne plus s’aveugler dans l’illusion des passions du passé. On imaginait sortir de l’obscurantisme, de la tradition, de la religion et de l’autoritarisme pour mettre en évidence des vérités universelles solides. Pendant des décennies, l’expression d’émotions par les chercheurs était soigneusement réduite à des lieux, des moments et des sphères bien délimitées, pour ne pas « contaminer » le champ d’investigation scientifique universel. On tolérait parfois que des ouvrages pédagogiques permettent à certains scientifiques d’esquisser un sourire ou une larme, mais toujours avec une méfiance importante vis-à-vis des grands vulgarisateurs scientifiques, qu’on n’acceptait qu’à concurrence de la qualité de leurs austères travaux académiques.
Pourtant, tous les chercheurs savent très bien que c’est le « je », leur subjectivité, leur passion, leur émotion qui détermine leur carrière et leur production scientifique.
Il n’y aurait aucune science sans amour, sans attrait pour la beauté du réel, de la vie et des humains, sans curiosité de savoir et de partager ce savoir, sans camaraderie académique et internationale, sans détermination entêtée, mais aussi sans rivalité, sans jalousie, sans colère, sans crainte pour ce qui a de la valeur aux yeux de l’humanité. Les travaux de synthèse du philosophe Edgar Morin, notamment sa monumentale Méthode, ont défendu la nécessité de réintégrer le sujet dans la science. Que nier le sujet et ses passions garantissait davantage d’illusion que d’élucidation. Il s’est astreint lui-même à toujours parlé de lui, de son parcours, de ses passions avant, pendant et après son travail scientifique, afin que nul ne puisse s’illusionner sur l’idiosyncrasie entre un humain et une production scientifique particulière. Ce n’est pas un hasard si certains chercheurs se consacrent à la lutte contre le cancer, à l’étude de l’environnement, à la sociologie de la pauvreté. Aucune idée scientifique ne vit hors de la communauté humaine et de son époque. Morin a également expliqué que la raison et l’intelligence sans les émotions, étaient mutilées, n’étaient qu’irrationalité barbare. Nous ne sommes rationnels en tant qu’humains que parce que nous combinons une froide logique calculatrice avec une chaude computation passionnelle. Il est probable que notre bonne santé mentale doive plus à notre gestion des passions qu’à notre froide logique calculatrice. Science sans conscience n’est que ruine de l’âme.
Ainsi il est possible que la communauté scientifique ait échoué depuis 60 ans à sonner une alarme impactante parce qu’elle a oublié qu’avant d’être des scientifiques, les chercheurs doivent êtres des êtres humains, des intellectuels et des philosophes. Dire que « le réchauffement climatique augmente le niveau des mers de 2 cm » n’est pas la même chose que de dire « des milliers de gens vont mourir noyés dans des tempêtes gigantesques chaque année ». Face à des urgences existentielles, comme en médecine, en politique et en écologique, les scientifiques auraient peut-être dû renoncer depuis bien longtemps à la sobriété et la rigueur du style de communication scientifique. En s’arqueboutant sur l’ethos scientifique d’austérité, de modération et de prudence, ils en ont sans doute perdu de vue l’ethos humaniste et intellectuel du philosophe : le courage de dire vrai, avec passion.
Ils ont peut-être perdu de vue l’asymétrie éthique du principe de responsabilité formulé par Hans Jonas (que les parents de jeunes enfants connaissent bien) : dans l’incertitude radicale et face à une urgence existentielle (même en potentiel encore à démontrer), il faut croire à et prêcher la catastrophe pour éviter qu’elle ait lieu. Quand votre enfant joue au bord de la falaise, il faut agir comme s’il allait chuter de cette falaise et mourir, ce qui implique d’utiliser toute la force de ses passions pour agir, pour hurler, pour crier à son enfant de s’éloigner, au risque d’exagérer. Ce n’est pas la raison calculatrice qui conclut que « l’enfant a 3% de chances de chuter » qui dicte la réaction parentale, mais les tripes, les passions, l’émotion pour empêcher le pire.
Les philosophes Hans Jonas et Jean-Pierre Dupuy, ainsi que les collapsologues, ont été et sont encore quotidiennement critiqués par de grands scientifiques pour leur « catastrophisme » et l’usage de leur intuition, ainsi que des propos trop « passionnels ». Mais ne se sont-ils pas montrés de meilleurs humains, intellectuels et philosophes que la communauté scientifique élargie depuis 60 ans ? N’ont-ils pas eu souvent plus d’impact en ayant le courage de dire vrai, même avec catastrophisme et passion ?
La science verse dans le scientisme et le rationalisme, précurseurs de la barbarie, quant elle démonétise tout ce qui constitue l’économie des passions humaines. En modérant, atténuant, relativisant le juste sentiment d’horreur qui doit saisir un humain face à la perspective d’effondrement d’extinction, elle participe au nihilisme, au bureaucratisme, au rationnalisme qui nous a mené à l’écocide planétaire. Elle fait preuve d’irrationalité sous le couvert de la raison instrumentale. La raison critique ne peut vivre qu’en acceptant de transgresser les limites du « doute raisonnable », en ayant le courage d’utiliser des certitudes morales, éthiques et émotionnelles, même non encore établies, afin d’empêcher la catastrophe.
Les êtres humains ne sont pas émus par des chiffres, des graphiques, une courbe, un rapport austère et modéré. Ils sont émus par les cris, les pleurs, les hurlements, les accès de sainte colère, par la sincérité du scientifique en chair et en os, qui abandonne toute autre tâche pour secouer sans ménagement ses concitoyens. Cela, nul autre que les scientifiques ne peut le faire car dans la psyché humaine, le message passe d’autant mieux que le messager est crédible et authentique.
Aujourd’hui, les constats scientifiques « froids » sont tellement immenses pour l’humanité que les scientifiques doivent se libérer de leur carcan méthodologique quand ils se piquent de communiquer leurs découvertes essentielles au grand public. Aujourd’hui, l’anti-catastrophisme nous conduit encore plus sûrement à la catastrophe.
Pour éviter davantage de catastrophes, nous avons donc besoin d’urgence de scientifiques passionnés, qui communiquent sans détour l’horreur indicible de l’écocide au plus grand nombre, la tragédie en cours doit se lire dans leurs yeux, comme dans ceux de Nicolas Hulot quand il a démissionné de son poste de ministre. Cela passe par accepter de laisser transparaître les émotions dans les écrits destinés au grand public et aux décideurs, comme les parties de synthèse des rapports du GIEC, et par l’emploi de mots qui avaient été bannis de la science.
Laisser un commentaire