Philippe Corcuff et Philippe Marlière, Les Tontons flingueurs de la gauche : lettres ouvertes à Hollande, Macron, Mélenchon, Roussel, Ruffin, Onfray, Paris : textuel 2024
Pour se faire une idée d’ensemble de ce qui est dit dans ce petit ouvrage, au sous-titre explicite, il suffit de savoir que chacune de ces six lettres se termine sur une variation autour de la formule « Ton bilan est globalement négatif ».
Il n’est pas question d’autres personnes dans l’ouvrage si ce n’est pour préciser que d’autres n’ont délibérément pas été mises en cause, quelques huit noms étant mentionnés dont les plus connus sont Clémentine Autain, Aurore Lalucq, Assa Traoré et Najat Valaud-Belkacem.
Vous connaissez les six destinataires des lettres ouvertes et vous ne serez pas surpris du coup si ce que les auteurs leur reprochent diffère significativement selon le cas. Inaptitude pour Hollande, pragmatisme cynique chez Macron, caudillisme de Mélenchon, stalinisme atavique chez Roussel, simplisme d’un autre âge pour Ruffin, naufrage d’un embourgeoisement fulgurant chez Onfray. Les reproches sont à ce point différents d’ailleurs que l’on est surpris de constater à la lecture de ces six réquisitoires consciencieusement documentés, qu’il ait pu exister tant de manières de creuser la tombe de la gauche !
Les six grands malades présentent des symptômes distincts mais l’épidémie a un nom : substitution d’une gauche de ressentiment à une gauche émancipatrice. Les auteurs écrivent que « La gauche est surtout en panne d’imaginaire. Elle ne propose aucun récit politique qui puisse passionner et rassembler, susciter l’espérance et rassurer celles et ceux qui subissent des injustices, des inégalités et des discriminations » (p. 86).
Le remède ? « Bâtir un nouvel imaginaire de l’émancipation » (p. 87).
On est malheureusement parvenu au moment où l’on lit cela à l’avant-dernière page d’un petit livre qui n’en compte que 89. On ne fera pas reproche aux auteurs de ne pas nous en dire davantage sur la reconstruction nécessaire : ils ont déjà eu l’occasion de nous dire ce qu’ils en pensent dans de nombreux ouvrages fort bien faits. Mais il serait dommage que je laisse passer quant à moi une occasion de creuser un peu plus le sujet.
Le malade étant dans un état critique, je ne prendrai pas de pincettes. Je décèle dans mon diagnostic essentiellement deux grands facteurs :
1. devant l’existence dana la nation d’une importante communauté de foi musulmane, la gauche française est plongée depuis 80 ans dans un état de profonde stupéfaction,
2. l’âme de la gauche a émergé d’une masse de travailleuses et de travailleurs identifiés à leur travail, or le travail disparaît.
I. Il n’est pas difficile de se faire une opinion de la communauté de foi musulmane si l’on a l’esprit obtus comme cela se pratique communément à droite. « Ce ne sont pas des gens comme nous ! » suffit à rejeter sur une base identitaire. Les choses sont plus complexes si l’on est d’esprit généreux et ouvert comme on l’est ordinairement à gauche car il ne suffit pas de dire « Ma tolérance est ouverte à absolument tout ! » parce que les cas concrets ne tarderont pas à prouver que c’est parfaitement faux : il existe dans le monde des formes d’obscurantisme rappelant celles de notre propre passé que la modernité de la gauche française n’acceptera jamais.
Étoffons un peu notre propos : quelle élue ou quel élu de gauche sait que sur les questions de l’apostolat et de l’apostasie, l’islam et le christianisme (même sous sa forme « zombie ») diffèrent de manière cruciale ? À mon sens la plupart ignorent même ce que ces deux mots veulent dire, à savoir respectivement, le devoir de convertir (prosélytisme) l’infidèle ou incroyant, et l’option offerte ou refusée à chacun de quitter la communauté des croyants. Quelle élue ou quel élu de gauche s’est posé la question, quand il n’est plus question de la première génération de Musulmans au sein d’une culture majoritairement non-musulmane mais cette fois de la troisième, d’une évolution éventuelle dans la représentation au sein de la communauté du principe de nécessité (darura) et du principe de précaution (taqiyya) ? À mon sens, là aussi, la plupart de ces élues et élus ignorent sans plus que le principe de nécessité permet d’ignorer les préceptes de la loi islamique si la survie individuelle est en péril alors que le principe de précaution autorise à dissimuler sa foi si ne pas le faire conduit à mettre sa vie en danger. Une fois connus ces deux principes, pensera-t-on vraiment que la question se pose aujourd’hui en France dans les mêmes termes qu’il y a 80 ans, époque de la première grande vague migratoire ?
Faute de s’être éduquée sur l’islam, faute de savoir que le Coran est un texte dicté d’en-haut annonçant non seulement la venue de la religion destinée à remplacer toutes les autres mais aussi l’unification inéluctable d’une Nation arabe triomphante, la gauche française s’est redistribuée au petit-bonheur-la-chance, selon le tempérament de chacun, soit en islamophobes, soit en islamo-gauchistes, tous également obtus, avec les conséquences navrantes que l’on observe.
II. Quant à la gauche et son identification historique au travail comme valeur, et l’on pourrait carrément dire le culte qu’elle a voué au travail depuis ses débuts, sa source ne fait pas mystère : elle a son fondement dans l’affirmation par Karl Marx que la valeur de tout bien reflète la quantité de travail investie dans sa production. À partir de là, tout retour de bénéfice à celui ou celle qui n’a pas mis la main à la pâte est spoliation de la main-d’œuvre seule créatrice de richesse, spoliation d’autant plus criante lorsque le salaire versé assure à peine la subsistance des travailleurs et de leur famille.
Pour ce qui est de la disparition du travail du fait de la machinisation, seule une réflexion indigente lui a été consacrée par la gauche. On pense à Sismondi et sa suggestion que la travailleuse ou le travailleur remplacés par la machine bénéficient à vie d’une rente perçue sur la richesse crée par elle à partir de ce moment. Sismondi, qui écrit en 1819 que « ce n’est point le perfectionnement des machines qui est la vraie calamité, c’est le partage injuste que nous faisons de leur produit ». On pense ensuite à L’éloge de la paresse, paru en 1880, de la plume de Paul Lafargue, gendre de Marx, le premier à réclamer sur un mode militant l’émancipation de l’humain du travail lui-même. Lafargue écrivait : « Nos machines au souffle de feu, aux membres d’acier, infatigables, à la fécondité merveilleuse, inépuisable, accomplissent docilement d’elles-mêmes leur travail sacré ; et cependant le génie des grands philosophes du capitalisme reste dominé par le préjugé du salariat, le pire des esclavages. Ils ne comprennent pas encore que la machine est le rédempteur de l’humanité, le Dieu qui rachètera l’homme des sordidæ artes et du travail salarié, le Dieu qui lui donnera des loisirs et la liberté. »
De John Maynard Keynes on cite souvent le passage suivant de son article « Les alternatives économiques de nos petits-enfants » (1930) : « Nous souffrons d’une nouvelle maladie dont certains de mes lecteurs n’auront pas même encore entendu mentionner le nom, mais dont ils entendront abondamment parler dans les années qui viennent – à savoir le chômage technologique. Ce qui veut dire le chômage dû au fait que nous découvrons des moyens d’économiser l’utilisation du travail à un rythme plus rapide que celui auquel nous parvenons à trouver au travail de nouveaux débouchés. » Une observation que je citais en 2014 dans, moi aussi, une lettre ouverte, adressé alors à MM. Hollande et Gattaz : « Pourquoi ne pas parler du travail et de l’emploi tels qu’ils sont et non tels qu’ils devraient être ? ».
Plus pertinents encore chez Keynes sont ses propos sur la disparition du travail dans « Le dilemme du socialisme moderne » (1932) : « Pour la plus grande part de son histoire, les muscles de l’homme ont été la source d’énergie dans la grande majorité de ses projets et de ses opérations, avec l’aide occasionnelle du vent, de l’eau et des animaux domestiques. Le labeur, au sens littéral du terme, a été le premier facteur de production. Cela fit une énorme différence quand, pour le transport et pour certaines opérations limitées, d’autres sources d’énergie furent ajoutées. Mais même l’addition de la vapeur, de l’électricité et du pétrole n’ont pas produit en soi un changement aussi radical que l’a été la nature des nouveaux processus de production qui les ont accompagnés ces années récentes. Car jusqu’à très récemment, l’effort majeur des nouvelles machines fut d’offrir au labeur, c’est-à-dire aux muscles de l’homme, un meilleur rendement. Quand les économistes affirmaient que la machine coopérait avec le labeur, et ne lui constituait pas un rival, la chose était plausible. Mais l’effet des types les plus récents de machinerie est de plus en plus, non pas de rendre les muscles de l’homme plus productifs mais de les rendre obsolètes. Et l’effet est double, il nous offre tout d’abord la capacité de produire des biens de consommation, par opposition à des services, de manière pratiquement illimitée, et ensuite d’utiliser si peu de travail dans ce cadre qu’une proportion toujours plus grande de l’emploi humain doit être occupée, soit dans le domaine de l’offre de services, soit à satisfaire la demande en biens durables […] Il se fait donc que l’appareil économique se trouve confronté à un problème de réajustement d’une difficulté inhabituelle en soi ».
Dans cette perspective du travail en voie de disparition, ce serait faire preuve de fausse modestie de ma part de ne pas mentionner le pavé dans la mare que constitua une de mes interventions télévisée en 2012, toujours abondamment citée aujourd’hui : « Le travail disparaît ! c’est une chose qu’on a voulue ! »
Le travail disparaît et il est impératif que la gauche repense le culte qu’elle lui vouait à partir d’une logique élémentaire de survie des prolétaires, à savoir celles et ceux qui n’ont d’autre moyen d’assurer leur subsistance et celle des leurs, qu’en mettant leur force de travail à la disposition des détenteurs de capital. Ma proposition de taxe Sismondi sur la richesse créée par la machine, dont le rendement financerait la gratuité de l’indispensable pour tous, prélude à la disparition de l’argent, doit être placée au centre d’un programme de la gauche qui soit autre chose qu’une collection kaléidoscopique de ressentiments disputés par elle à l’extrême-droite qui s’occupe déjà très bien des aigreurs et du ressassement.
La gauche peut mieux faire que rester stupéfaite devant la présence en France d’une communauté importante de Musulmans, elle peut faire mieux que demeurer sidérée dans sa fascination du travail, lequel n’a jamais en réalité été autre chose, pour appeler un chat, un chat, que le calvaire des travailleurs. La générosité, la bienveillance désormais séculaires de la gauche, sont les ressorts d’un projet émancipateur toujours en germe, il ne lui reste qu’une chose à faire : secouer sa torpeur, se réveiller … avant que Bill Gates et Elon Musk n’aient entièrement confisqué le projet à leur compte, et qu’elle se mette alors à glapir que « Le socialisme est un complot ourdi par les GAFAMI appuyé en coulisses par Wall Street ! ». Vu ce que l’on a déjà vu, je n’en serais hélas pas autrement surpris 😀 !
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