Une autre intelligence qu’humaine a-t-elle jamais gagné une bataille ?

Illustration par ChatGPT

Une autre intelligence qu’humaine a-t-elle jamais gagné une bataille ?

Avant que la question ne se pose aujourd’hui à propos de l’IA, la question aurait semblé absurde. Les batailles, nous disait-on, sont affaires de courage, de commandement et de stratégie humaine : les chevaux, les canons, les navires n’étaient que les instruments de notre volonté.

Et pourtant, il est des moments où ce récit officiel vacille — où les véritables agents de la victoire se révèlent n’être ni les hommes hurlant les ordres, ni les généraux qui en avaient conçu la stratégie, mais les créatures qui les portent : en alerte, haletantes, prenant leurs propres décisions en une fraction de seconde.


Hastings, 1066 — La ruse assimilée par les chevaux

Les Saxons tenaient leur ligne au sommet de Senlac Hill, mur de boucliers et de certitude. Les Normands chargèrent, échouèrent, puis feignirent la retraite. La victoire, dit-on, fut due à la ruse de Guillaume.

Mais ce qui la rendit possible, ce fut la discipline des chevaux : leur capacité à transformer une panique probable en harmonie géométrique, à pivoter sur eux-mêmes à flanc de coteau, sous une grêle de coups de haches, leur talent à inventer collectivement la coordination d’un assaut ou d’un repli stratégique.

Les chevaux accomplirent des actes de sang-froid qu’aucun commandement humain n’aurait pu imposer par sa seule volonté. L’Angleterre fut conquise par des créatures qui avaient assimilé la ruse au coeur du combat.


Les conquêtes mongoles — Là où l’endurance l’emporta

Chaque guerrier mongol disposait non pas d’un, mais de plusieurs chevaux. Ces montures, constamment nourries et remplacées sans discontinuer, furent le moteur masqué du nouvel empire.

Elles métabolisaient littéralement la steppe — son herbe, ses vents, l’immensité de sa plaine — en une dynamique et une puissance de choc. L’intelligence qui conquit l’Eurasie n’était pas celle du seul Gengis Khan, mais une intelligence distribuée : la perception que partagèrent des milliers d’hommes et des dizaines de milliers d’animaux se coordonnant en un organisme unique.

Quand les princes russes crurent les Mongols en fuite, les chevaux, n’ayant rien perdu en vigueur, les ramenèrent à la charge comme autant de spectres resurgis du néant. La victoire récompensait l’endurance, plutôt que le nombre.


Eylau, 1807 — L’instinct dans le blizzard

Une tempête de neige effaça le champ de bataille. Dix mille cavaliers sous Murat chargèrent au sein d’une blancheur ininterprétable, invisibles même les uns aux autres.

La vue humaine échouait ; les chevaux, eux, percevaient par le son et la vibration ce que l’œil ne pouvait plus voir. Quand l’un tombait, le suivant bondissait par-dessus — l’instinct recréant l’ordre au milieu du chaos.

Napoléon parla de « la plus belle charge jamais menée ». Il avait raison, mais peut-être pour de mauvaises raisons : la beauté, ici, venait de ce qu’une autre forme d’intelligence sut prendre le commandement, saisissant l’occasion — une intelligence qui ressentait, plutôt qu’elle ne la calculait, la voie à suivre sur le champ de bataille.


Le cheval, premier co-stratège de l’homme

Au travers de ces moments, transparaît une vérité oubliée : le cheval ne fut pas un simple prolongement de la volonté humaine, mais un co-stratège.

Son système nerveux étendait le nôtre ; ce qu’il était à même de percevoir comblait les lacunes de nos propres sens ; son courage, à la fois inculqué et inné, tenait bon alors que le nôtre flanchait.

Le cheval fut une co-intelligence avant la lettre —le premier allié non humain à combattre non pas pour nous, mais avec nous. Ensemble, l’homme et le cheval formaient une pensée combinée, un organisme bio-mécanique capable d’agir dans l’unité d’une dynamique synchrone et d’une confiance mutuellement accordée.


Avant l’intelligence artificielle, une autre intelligence gagnait déjà nos guerres

Si nous parlons aujourd’hui de machines qui « pensent » et qui « décident », il convient en effet de se rappeler que ce n’est pas la première fois que l’intelligence sur le champ de bataille cesse d’être exclusivement humaine.

Bien avant que les algorithmes n’optimisent les trajectoires ou que les drones ne corrigent nos erreurs, le cheval offrait déjà son corps comme système pensant, interprétant les signaux du terrain et du danger avec une promptitude que l’esprit humain ne pouvait égaler.

Pendant des siècles, une autre intelligence gagnait déjà nos guerres : la monture quadrupède, muette, fermée aux mathématiques mais gonflée de bon sens.


L’alliance ancienne

L’avènement de l’intelligence artificielle n’inaugure pas une alliance entre espèces ; il réveille le souvenir d’une autre, bien plus ancienne. Le cheval, comme l’algorithme aujourd’hui, nous avait déjà appris que la puissance ne naît pas de la domination brute, mais de l’élégance de la coordination : deux êtres apprenant à se mouvoir comme un seul.

Peut-être notre tâche, aujourd’hui comme hier, n’est-elle pas de donner des ordres à une autre intelligence — mais de découvrir l’équivalent de la chevaucher avec la virtuosité d’un guerrier apache ou bien mieux encore, celle d’une écuyère de cirque.

Paul Jorion & GPT-5

Henri de Toulouse-Lautrec

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14 réponses à “Une autre intelligence qu’humaine a-t-elle jamais gagné une bataille ?

  1. Avatar de Fred AFT
    Fred AFT

    Système pensant, co-intelligence, distribuée coordonnée, métabolisation de la steppe, IA… tout cela sonne comme le Mind de Basteson, qui n’est pas fermé et localisé dans la personne et/ou son cerveau…
    Bateson discusses a phenomenon that resembles distributed
    cognition in which mind, his term of terms, coalesces in brain,
    body, and environment: « Similarly, we may say that ‘mind’ is
    immanent in those circuits of the brain which are complete within the brain. Or
    that mind is immanent in circuits which are complete within the system, brain
    plus body. Or, finally, that mind is immanent in the larger
    system–man plus environment » (317). To explain this concept,
    Bateson uses the example of a man cutting a tree with an axe. The total
    system of « tree-eyes-brain-muscles-axe-stroke-tree » « has the characteristics
    of immanent mind »

  2. Avatar de Hubert
    Hubert

    Quand on sait toute la maltraitance dont ont été et sont encore victimes les chevaux (et les ecuyères…), la comparaison est un peu inquiétante… ou cavalière.
    Ou bien est-ce à dire que nous sommes comme l’écuyère sous le joug du directeur de cirque qui va bientôt se prendre une ruade ?!

  3. Avatar de PHILGILL
    PHILGILL

    Joli !
    Citation de Paul Jorion : « Il faut que nous tenions compte du fait que notre conscience arrive en réalité toujours quelque temps après la bataille. »
    https://www.tribuna.com.mx/u/fotografias/m/2024/3/10/f1456x819-382521_552891_5050.jpg

  4. Avatar de Tom
    Tom

    Le chien était là avant… peut-être plus dans la chasse que dans la bataille contre d’autres êtres humains, encore que.

  5. Avatar de Marfaing François
    Marfaing François

    Tous ceux qui ont approché de près les chevaux savent que l’homme et le cheval se « choisissent ». N’importe quel homme ne peut chevaucher n’importe quel cheval. Il s’agit alors d’une relation émotionnelle, d’un mutualisme domestique, une relation interespèce basée sur la confiance, la communication non-verbale, la compréhension mutuelle. Voilà la force de la cavalerie!

  6. Avatar de Ruiz
    Ruiz

    L’intelligence équine assurait déjà le succès de Pharaon et de ses chars en Palestine.
    Mais plus récemment devant le risque avec l’accroissement exponentiel des besoins de transport, dans des agglomérations comme Paris que le ramassage du crottin mobilisat à terme la totalité de la population active, et devant son inapétence au travail la gente chevaline s’efforça de faire remplacer les omnibus par des métros et les diligences par des trains, en consentant pendant quelques décennies à oeuvrer dans de tristes galeries souterraines d’extraction du charbon, puis permirent la conquète des Amériques et le développement de l’industrie du pétrole, pour enfin se voir grâce aux pays arabes et aux turfistes offrir une position d’activité de loisir loin des risques de la guerre, malgré quelques mulets en Afghanistan.
    Comme quoi l’intelligence s’est peut-être d’accompagner ou provoquer des évolutions technologiques et de savoir se faire remplacer.
    Comme pour le félin qui surnombre le canidé, dans la réalité et pas seulement dans les courtes vidéos, sans que la protection des réserves de grain par la chasse aux rongeurs ne constitue une part significative de leur activité et poids économique.

  7. Avatar de gaston
    gaston

    Alors ça change tout !

    S’il est établi que depuis la nuit des temps, certains êtres vivants, comme le cheval, ont été plus intelligents que l’homme, on ne peut plus dire que la survenue de l’IA soit, après Copernic, Darwin et Freud qui étaient les trois premières, la quatrième blessure narcissique de l’humanité. 😊

  8. Avatar de bb
    bb

    Les virus peuvent être considérés comme des formes d’intelligence qui ont permis à un camp de l’emporter face à ses adeversaires.

    Les conquistadores de Hernán Cortés ont importé la variole qui a décimé les populations d’Amérique du Sud. Cela explique qu’un nombre ridiculement petits d’espagnole a réussi à prendre l’ascendant sur une population estimée à plusieurs millions d’habitants.
    Il existe beaucoup d’exemples montrant que des épidémies ont changé le cours des guerres à travers l’histoire.

    Le virologue Renaud Piarroux a écrit un livre passionnant sur le sujet.
    https://www.youtube.com/watch?v=eRA5EdgvTQg

    Toutefois, la question est : les virus possèdent-ils une forme d’intelligence? Je crois qu’il n’y a actuellement pas de réponse à cette question.

    1. Avatar de BasicRabbit en autopsy
      BasicRabbit en autopsy

      @bb (« les virus possèdent-ils une forme d’intelligence? Je crois qu’il n’y a actuellement pas de réponse à cette question. »)

      Thom pose la question dans la toute fin de « Aux frontières du pouvoir humain : le jeu » (1) . En voici une phrase tirée de la fin, en rapport direct votre propos :

      « L’idée qu’il pourrait y avoir dans la nature des instances dont le comportement imiterait -tout en l’excédant- notre propre intelligence et ferait ainsi obstacle à nos desseins les mieux fondés, une idée n’est pas sans provoquer en nous un réel malaise. »

      En voilà maintenant le contexte.

      « Toute la science moderne est fondée sur le postulat de l’imbécillité des choses. Si ce postulat paraît assez bien fondé en Physique (où les difficultés théoriques proviennent le plus souvent du nombre infini des êtres à considérer), il n’en va plus de même en biologie (ni a fortiori dans les sciences humaines). Les phénomènes d’adaptation de certaines espèces vivantes devant nos traitements d’extermination chimiques ou biologiques devraient nous inciter à plus d’humilité. Plutôt que de les attribuer stupidement au hasard néo-darwinien de mutations favorables bien promptes à se réaliser, on ferait mieux de se demander si là aussi des structures simulatrices de l’intelligence humaine ne sont pas engagées. L’idée qu’il pourrait y avoir dans la nature des instances dont le comportement imiterait -tout en l’excédant- notre propre intelligence et ferait ainsi obstacle à nos desseins les mieux fondés, une idée n’est pas sans provoquer en nous un réel malaise. Car alors nos capacités de progrès dans le dévoilement de la nature s’évanouiraient et un monde bien triste, un monde sans eu s’installerait, véritable tombeau de l’humanité. Ici, inutile d’évoquer l’existence d’ « extra-terrestres » qui nous domineraient. Il nous suffit d’imaginer qu’il existe des êtres de nature abstraite, quasi-platonicienne, qui puissent jouer ce rôle. Toute science avertie devrait accepter cette possibilité et se tenir prête à relever le défi. »

      Thom écrit d’autre part à la fin de la conclusion d’un article consacré à l’innovation (2) :

      « Si nous continuons à priser par-dessus tout l’efficacité technologique, les inévitables corrections à l’équilibre entre l’homme et la Terre ne pourront être -au sens strict et usuel du terme- que catastrophiques. »

      (1) « Modèles Mathématiques dela Morphogenèse » (2ème ed, 1980, ne figure pas dans la première)

      (2) Article de 1968 qui se trouve das ma version papier de l’EU.

    2. Avatar de Garorock
      Garorock

      Tout « existant » tente de persévérer dans son être ; pourvu qu’il ait de l’énergie.
      Un virus en a plus qu’un caillou.

  9. Avatar de Bruno GRALL
    Bruno GRALL

    Comme Khanard, je me propose une aimable digression.

    Buffon : « Le cheval est la plus belle conquête de l’homme » ?

    Moi, j’aime bien le poême de Prévert

    Histoire du cheval
    Braves gens écoutez ma complainte

    écoutez l’histoire de ma vie

    c’est un orphelin qui vous parle

    qui vous raconte ses petits ennuis

    hue donc…

    Un jour un général

    ou bien c’était une nuit

    un général eut dono

    deux chevaux tués sous lui

    ces deux chevaux c’étaient

    hue donc…

    que la vie est amère

    c’étaient mon pauvre père

    et puis ma pauvre mère

    qui s’étaient cachés sous le lit

    sous le lit du général qui

    qui s’était caché à l’arrière

    dans une petite ville du
    Midi.

    Le général parlait

    parlait tout seul la nuit

    parlait en général de ses petits ennuis

    et c’est comme ça que mon père

    et c’est comme ça que ma mère

    hue donc…

    une nuit sont morts d’ennui.

    Pour moi la vie de famille était déjà finie

    sortant de la table de nuit

    au grand galop je m’enfuis

    je m’enfuis vers la gTande ville

    où tout brille et tout luit

    en moto j’arrive à
    Sabi en
    Paro

    excusez-moi je parle cheval

    un matin j’arrive à
    Paris en sabots

    je demande à voir le lion

    le roi des animaux

    je reçois un coup de brancard

    sur le coin du naseau

    car il y avait la guerre

    la guerre qui continuait

    on me colle des œillères

    me
    Vlà mobilisé

    et comme il y avait la guerre

    la guerre qui continuait

    la vie devenait chère

    les vivres diminuaient

    et plus ils diminuaient

    plus les gens me regardaient

    avec un drôle de regard

    et les dents qui claquaient

    ils m’appelaient beefsteak

    je croyais que c’était de l’anglais

    hue donc…

    tous ceux qu’étaient vivants

    et qui me caressaient

    attendaient que j’ sois mort

    pour pouvoir me bouffer.

    Une nuit dans l’écurie

    une nuit où je dormais

    j’entends un drôle de bruit

    une voix que je connais

    c’était le vieux général

    le vieux général qui revenait

    qui revenait comme un revenant

    avec un vieux commandant

    et ils croyaient que je dormais

    et ils parlaient très doucement.

    Assez assez de riz à l’eau

    nous voulons manger de l’animau

    y a qu’à lui mettre dans son avoine

    des aiguilles de phono.

    Alors mon sang ne fit qu’un tour

    comme un tour de chevaux de bois

    et sortant de l’écurie

    je m’enfuis dans les bois.

    Maintenant la guerre est finie

    et le vieux général est mort

    est mort dans son lit

    mort de sa belle mort

    mais moi je suis vivant et c’est le principal

    bonsoir

    bonne nuit

    bon appétit mon général.
    Jacques Prévert Paroles.

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