RÉFORMES !, par Michel Leis

Billet invité.

Une fois de plus Bruxelles enjoint à un pays, en l’occurrence la France, d’entreprendre des réformes « structurelles ». Préserver l’existant au travers de réformes importantes fait irrésistiblement penser à cette célèbre citation du roman de Lampedusa, Le Guépard : « Il fallait se dépêcher de tout changer afin que rien ne change ». Cette véritable antienne du monde occidental ne fonctionne évidemment pas, n’a jamais fonctionné et ne fonctionnera probablement jamais. Il existe une dynamique du changement. Dans un monde ouvert, nulle entité ou nul groupe d’individus ne peut prétendre avoir le contrôle de tous les évènements et tous les paramètres. Le changement initié pour préserver ou améliorer une situation à un instant donné a des effets en cascade qui finissent par dépasser totalement le contexte initial. L’effet aile de papillon ne fonctionne jamais aussi bien que dans nos sociétés complexes. On est dans le « paradoxe des conséquences » de Max Weber : des résultats que nul ne souhaite, qui fragilisent le plus grand nombre et vont au-delà des espérances de quelques-uns.

Le passé récent regorge d’histoires de cette nature. L’effondrement du bloc de l’Est en est un exemple remarquable. Malgré la volonté affichée de la nomenklatura en place de figer un état des choses tout à son bénéfice, cette dynamique du changement a eu ainsi raison de l’ex-Union Soviétique. Alors que la comparaison avec l’opulence occidentale devenait de plus en plus cruelle, le pouvoir communiste a entrepris des réformes pour calmer la frustration de ses citoyens. L’apparition d’une économie de marché a ouvert de nouvelles perspectives pour une partie des élites existantes et celles-ci ont jugé plus rapide et plus efficace la maximisation du pouvoir par l’argent. Dans la foulée de ces changements, les structures de pouvoir ont cédé une à une entraînant dans leur chute les initiateurs de la réforme. Dans la course de vitesse qui s’est engagée entre la nomenklatura attachée au pouvoir politique et les nouvelles élites économiques, ces dernières plus efficaces et moins encombrées de préjugés ont emporté haut la main la première manche. Dans une perspective de long terme, la naissance, le développement et l’effondrement de l’Union Soviétique n’auront été qu’un changement de cadre et de forme, une grande opération de redistribution du pouvoir et de la richesse réalisée par une élite au profit d’une autre élite, une version accélérée de ce qui s’est passé en Europe occidentale entre la fin du dix-huitième et le vingtième siècle. La fin de cette parenthèse historique est le résultat paradoxal des changements initiés pour que la nomenklatura reste la nomenklatura.

Au cours de l’Âge d’or, le citoyen occidental est passé de la norme de progrès à la norme de consommation, c’est-à-dire la reconnaissance généralisée par l’objet devenu accessible. Cette évolution a été permise, sinon déclenchée par la nouvelle norme de production et la recherche de nouveaux débouchés pour les Entreprises. Quand les choses ont commencé à se gâter, le consommateur occidental a cherché à maintenir cette plus-value d’image par l’objet nouvellement acquise. Il a initié une dynamique de validation / déclassement des objets, renouvelant constamment le contenu de la norme de consommation. Il a eu massivement recours au crédit et donné sa voix aux politiciens qui lui promettaient plus de pouvoir d’achat et moins d’impôts. Ce faisant, il a accentué directement et indirectement la pression sur la norme de profit ainsi que les tensions qui se faisaient jour dans la chaîne de valeur et il a contribué au développement de l’économie financière. Le paradoxe, c’est que la défense individuelle de cette plus-value d’image par le produit a largement contribué à la fragilisation des citoyens en tant que groupe, à part pour l’infime minorité bénéficiant réellement des conditions devenues plus favorables de l’accumulation.

Afin d’entretenir la demande qui frôlait la saturation dans certains domaines, les Entreprises ont cherché à personnaliser le produit et ont transformé en profondeur l’outil de production, générant entre autres des gains de productivité massifs. À la faveur d’un climat plus favorable, notamment en matière fiscale, les Entreprises ont accéléré cette transformation et investi de nouveaux champs d’action avec la complicité active du monde politique. Avec le développement accéléré du crédit, indispensable pour financer ces changements et maintenir une demande solvable, les taux de profit ont atteint des sommets et se sont propagés comme normes et contraintes à l’ensemble de l’économie. Il s’en est suivi une lutte accrue pour en accaparer la meilleure part dans une chaîne de valeur fragmentée, ainsi qu’une succession de bulles spéculatives créant artificiellement les conditions d’un surprofit. Au rythme du dégonflement successif des bulles, les crises se déclenchent. Il s’y ajoute un effet démultiplicateur lié au déclassement accéléré des objets en temps de crise par les consommateurs, tandis que s’érode la base de clients solvables dans le monde occidental. Seules les Entreprises se taillant la part du lion dans la chaîne de valeur où les plus innovantes ont réellement profité de cette nouvelle donne, tandis que le quotidien des petites Entreprises qui font le tissu économique se délite lentement.

À l’orée des années 1980, englués dans les conséquences sociales des changements en cours dans l’économie occidentale, les hommes politiques ont eu recours à d’autres stratégies susceptibles de les maintenir ou de les mener au pouvoir. Avec l’effondrement du bloc de l’Est se sont défaites les dernières références sociales qui créaient un contre-pouvoir en exerçant une pression constante sur le monde politique et économique. La période de concurrence entre deux archétypes du progrès a pris fin. Les hommes politiques se sont alignés progressivement sur un message unique. L’économie de marché a été promue au rang de modèle et d’horizon insurpassable pour l’ensemble de l’humanité. L’univers de la politique s’est fondu avec celui de la gestion, ou du pays considéré comme une Entreprise. Mais en favorisant l’accumulation, le pouvoir politique s’est retrouvé prisonnier du bon vouloir du monde économique. Il a peu à peu perdu ses moyens d’action et se retrouve menacé de tout côté : par les alternances répétées comme par la montée des extrêmes. »

C’est « le paradoxe du guépard », la volonté de réformer pour assurer la continuité engendre de constantes interactions entre réformes et acteurs, les paragraphes qui précèdent auraient pu être mis dans n’importe quel ordre. Mais il y a d’ores et déjà une certitude, les dernières réformes entreprises au nom de la préservation d’un soi-disant modèle incontournable sont en train de renvoyer quelques pays dans un moyen âge social, en attendant d’autres conséquences plus désastreuses encore. J’aimerais rappeler cette petite histoire qui courait dans les pays de l’Est au milieu des années 70 :

–        Que fait le capitalisme ?
–        Le capitalisme court à sa perte !
–        Quel est le but suprême du communisme ?
–        Rattraper et dépasser le capitalisme !

Juste après l’effondrement du bloc de l’Est, au tout début des années 90, j’avais coutume de dire que nous avions assisté à la seconde partie de l’histoire, et que la première restait à venir. Il semble bien que le personnel politique des instances européennes semble vouloir apporter sa contribution.
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Crises économiques et régulations collectives – le paradoxe du guépard

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