QUI EST KEYNES ? (II) EST-IL UN SOCIALISTE (ÉLECTRON LIBRE) ?

QUI EST KEYNES ? (I) EST-IL UN LIBÉRAL (D’EXTRÊME-GAUCHE) ?

Dans « Am I a Liberal ? », allocution prononcée à l’université d’été du parti Libéral en 1925 et publiée la même année, John Maynard Keynes explique son appartenance au parti Libéral britannique.

L’étonnante forme interrogative qu’il donne au titre de son exposé s’explique par le fait que s’il s’affirme libéral, il est, selon ses propres termes, un libéral d’« extrême-gauche », le représentant d’une tendance assez inattendue au sein d’un parti dont l’ambition est de se situer au centre de l’échiquier politique.

La perplexité grandit encore lorsqu’on lit le compte-rendu qu’il publie l’année suivante d’un ouvrage de Trotski consacré à la Grande-Bretagne, où l’on constate que s’il réfute le bien-fondé d’un projet révolutionnaire, il présente la thèse du Russe en manifestant à son égard une telle considération qu’il paraît bien difficile d’imaginer qu’il n’ait pas pour celle-ci une certaine sympathie (Keynes [1926] 1933).

Aussi, après avoir expliqué de manière quelque peu paradoxale pourquoi il est un libéral, Keynes entreprend de répondre dans cette même allocution à la question que tout contemporain se pose légitimement : « Étant aussi socialiste que vous affirmez l’être, pourquoi n’êtes-vous pas plutôt membre du parti Travailliste ? »

Keynes s’affirme en effet socialiste avec une belle constance et une belle vigueur, au point d’irriter passablement ceux qui s’estiment se réclamer du titre à meilleur droit. Son confrère économiste Hugh Dalton notera ainsi en 1930 dans son journal :

Lors d’une réunion, Keynes offensa le Premier Ministre [le travailliste Ramsay MacDonald] en se décrivant lui-même comme « le seul socialiste présent dans la salle » (S II : 363).

Le reproche que Keynes adresse au parti Travailliste est qu’on n’y rencontre guère la variété de socialisme de qualité supérieure dont il est lui-même le représentant.

La description la plus complète du socialisme tel que Keynes le conçoit se trouve dans deux textes : dans un exposé qu’il fit à plusieurs reprises en 1928 et qu’il publiera en 1930 sous le titre « Economic Possibilities for Our Grandchildren », les alternatives économiques de nos petits-enfants, et dans les « Notes finales sur la philosophie sociale à laquelle la théorie générale peut conduire » qui constituent le chapitre final de sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie publiée en 1936 ; j’en dirai davantage lorsque mon récit aura atteint ces années là.

Skidelsky écrit :

« Keynes admirait trois choses dans le socialisme : sa passion pour la justice sociale […], l’idéal fabien du service public, et son utopisme, fondé sur l’élimination de « l’argent comme moteur » et de l’« adoration de l’argent » (S II 234).

Née en 1884, la Fabian Society est un mouvement socialiste britannique d’inspiration quaker dont les personnalités les plus marquantes furent Beatrice et Sidney Webb ; parmi ses membres éminents : l’homme de théâtre George Bernard Shaw, le romancier de science-fiction H. G. Wells, Virginia Woolf.

Parmi les papiers de Keynes, Skidelsky a retrouvé une note rédigée le 23 décembre 1925, c’est-à-dire à l’époque dont je parle. On y lit ceci :

« Nous devrions plus souvent être dans un état d’esprit où, pour ainsi dire, le coût monétaire est entièrement mis entre parenthèses.

L’abolition de l’héritage aiderait de ce point de vue en permettant d’évacuer le problème que posent les comparaisons concrètes. Il faut que nous restreignions, plutôt qu’augmentions, le domaine des comparaisons monétaires.

Les fluctuations historiques [sont] dues au fait que le système social qui est efficient sur le plan économique ne l’est pas sur le plan moral. L’économie babylonienne permit à des États d’atteindre une grande richesse et de connaître un grand confort et provoqua ensuite leur effondrement pour des raisons d’ordre moral. Le problème fondamental […] c’est de découvrir un système social qui serait efficient à la fois sur le plan économique et sur le plan moral » (S II : 241).

Comment faire advenir le socialisme ? Le processus sera long et fondé sur l’essai et l’erreur : « le véritable socialisme du futur, écrit-il, émergera […] d’une variété infinie d’expérimentations visant à découvrir les relations adéquates entre les sphères de l’individuel et du social » (ibid. 185).

Le parti Travailliste a-t-il un rôle privilégié à jouer dans un tel avènement du socialisme ? Non, répondait Keynes en 1923, car le parti nécessaire doit être « plus audacieux, plus libre, compter des esprits plus désintéressés que n’en a le parti Travailliste, qui devrait abandonner ses dogmes d’un autre âge » (ibid. 137). À ces reproches, il en ajoutera d’autres dans « Am I a Liberal ? » en 1925 et dans « Liberalism and Labour », l’année suivante.

Premier reproche : le parti Travailliste n’est pas universaliste puisqu’il s’affirme comme le parti de la seule classe ouvrière, qui n’est pas la classe où lui Keynes est né et au sein de laquelle il a été élevé. Non seulement cela, mais ce parti est hostile à la classe dont Keynes est issu. Il écrit :

« Devrais-je rejoindre le parti Travailliste ? […] La proposition est à première vue plus attirante [que d’être un Conservateur] mais à y regarder de plus près, il existe de sérieux obstacles. Pour commencer, c’est un parti de classe, et la classe en question n’est pas la mienne. Si j’étais obligé de poursuivre des intérêts spécifiques, je poursuivrais les miens. […] Je peux être influencé par ce qui me semble être la justice et le bon sens, mais la guerre des classes me trouvera aux côtés de la bourgeoisie éduquée » (Keynes [1925a] 1931 : 297).

Cette absence d’universalisme du parti Travailliste n’est malheureusement que le symptôme d’un mal plus profond. Ainsi, dans un passage qui suit immédiatement celui que je viens de citer dans « Am I a Liberal ? » mais qui, du vivant de Keynes, ne sera pas reproduit dans le volume des Å’uvres complètes, en raison sans aucun doute de sa brutalité, il déclare qu’au sein de ce parti : « trop sera toujours décidé par ceux qui ne savent pas du tout de quoi ils parlent » (ibid. 297). Et dans un autre passage tout aussi mordant, il reproche aux dirigeants travaillistes de ne pas se contenter d’aimer la race humaine, mais de la détester aussi :

« Il est cependant nécessaire pour un dirigeant travailliste populaire d’être, ou du moins d’apparaître, un peu comme un sauvage. Il ne lui suffit pas d’aimer ses semblables, il lui faut aussi les haïr » (ibid. 300).

Et Keynes de conclure qu’il est de loin préférable d’être le seul socialiste de qualité au sein du parti Libéral plutôt que d’être entouré au parti Travailliste de socialistes dont le socialisme laisse beaucoup à désirer.

Mais il ne s’agit là que de déclarations tonitruantes au niveau des grands principes : durant les années 1929 à 1931, les efforts de Keynes sur le plan politique seront consacrés uniquement à seconder MacDonald alors que celui-ci se trouve pour la deuxième fois à la tête d’un gouvernement travailliste, même s’il lui infligera le camouflet dont Dalton a consigné le souvenir ; il aura alors cessé entièrement de s’impliquer dans les affaires du parti Libéral.

Keynes socialiste ? Certainement, mais au titre d’électron libre.

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Keynes, John Maynard, Essays in Persuasion : MacMillan 1931, Volume IX de The Collected Writings of John Maynard Keynes

Keynes, John Maynard, Essays in Biography : MacMillan 1933, Volume X de The Collected Writings of John Maynard Keynes

Skidelsky, Robert, John Maynard Keynes. Vol. II. The Economist as Saviour 1920-1937. London: MacMillan, 1992

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