« La transmission des savoirs » fut publié en 1984. Le livre fut réédité une première fois en 1990 et une deuxième fois il y a quelques jours.
Geneviève et moi avions mis en commun – grâce à une bourse de la Mission du Patrimoine Ethnologique du Ministère français de la Culture – tout ce que nous savions sur le savoir empirique des pêcheurs, ostréiculteurs et paludiers du Morbihan et de la Loire-Atlantique et nous en avons fait un livre sur la manière dont ce savoir se transmet.
Le livre fut publié par la Maison des Sciences de l’Homme. Son premier scoop, c’est que le savoir empirique en réalité, ne se transmet pas, seul du travail se transmet. Nous montrons comment l’école en fait de la chair à pâté et propose à sa place, non pas, comme elle l’imagine, le savoir scientifique, mais le « savoir scolaire » qui en est une version passée au rouleau compresseur, fait de phrases disjointes et dont toute théorie a été exprimée dans le processus d’aplatissement. Quant au savoir empirique, il est fondé sur le cas singulier et est privé de toute ambition théorique, il est focalisé sur « ce qui marche ici et maintenant » et est réinventé de toutes pièces à chaque génération dans un long processus d’identification personnelle.
Et cette réinvention se fait dans un cadre précis : celui de la petite unité familiale que constituent un bateau de pêche, des parcs à huîtres ou une saline. L’influence de la forme de cette unité de production va extrêmement loin : imposant – comme l’avait déjà vu Tchayanov – la quantité de travail produite et son rythme, mais aussi la taille de la famille et sa composition. Vingt-cinq ans plus tard, je persiste à croire que notre prévision du nombre exact de garçons et de filles dans les familles de pêcheurs et de paludiers à partir des contraintes qu’imposent respectivement la reproduction d’un équipage et du personnel d’une saline, demeure un des grands moments de la sociologie.
Une analyse fouillée des différences qui existent entre savoir empirique et savoir scientifique portant sur une multitude de « croyances » entretenues par pêcheurs, ostréiculteurs et paludiers, d’un côté, et scientifiques de l’autre, où le plus bête n’est pas nécessairement celui que l’on pense, constitue ma première aventure en philosophie des sciences, celle qui se poursuit et s’épanouit dans mon « Comment la vérité et la réalité furent inventées » qui paraîtra en septembre chez Gallimard.
L’information fut recueillie par nous durant la période qui s’étend de 1973 à 1983 mais les leçons qui s’en dégagent demeurent éternelles. Un ouvrage qui, selon l’expression consacrée, « n’a pas pris une ride ».
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