Que pouvons-nous opposer ? par François Leclerc

Billet invité.

QUE POUVONS-NOUS OPPOSER ?

Observant non sans stupeur et indignation contenues ce monde financier opaque et silencieux pour ceux qui n’y sont pas plongés, incontestable expression de sa nature profonde, de toute évidence indispensable à l’exercice de ses talents, de quelles certitudes pas encore trop malmenées par la crise pouvons-nous encore témoigner, perchés sur notre fragile branche de « L » ?

Nous ne savons toujours pas trop bien si ce monde tellement étranger va se tirer d’affaire (supposant dans ce cas-là que ce sera à nos dépens), ou bien s’il va sombrer à la faveur d’un nouveau gros pépin toujours possible, nous entraînant par le fond avec lui. Ignorant selon quel calendrier ce choix, dans les deux cas peu engageant, le seul que nous puissions à ce stade percevoir, sera finalement tranché.

Abasourdis, nous découvrons la dimension insoupçonnée que ce monde-là a pris en l’espace de quelques décennies, mesurons l’inconcevable liberté d’action dont il a bénéficié afin de l’atteindre, quasi affranchi de toutes règles et contrôles (ou bien les transgressant), dans notre environnement pourtant de plus en plus régi par de fortes contraintes.

Nous saisissons également que, habitué à prendre ses aises, ce monde n’est pas vraiment décidé à les abandonner. Démontrant, par son attitude présente, qu’il s’attend à pouvoir renouveler ses exploits (a-t-il d’ailleurs jamais cessé ?), sans accepter d’empiétement sur une intouchable prérogative, le développement de sa rente sans partage. Une activité qui l’affranchit à ses yeux de toute autre responsabilité et l’engage dans toutes les aventures, et nous avec lui. Quitte à réduire demain un peu la voilure de ses ambitions, après avoir concédé pour la forme des mesures de régulation, faisant confiance à sa créativité hier encensée – ainsi qu’à quelques compromissions ici ou là monnayées – pour s’en accommoder ou s’en affranchir discrètement en cas de besoin.

Comment va-t-il procéder, s’il parvient à juguler les effets dévastateurs des dangereux virus financiers qu’il a créés afin de s’enrichir, les entourant ensuite d’une mansuétude irresponsable ? La réponse est toute trouvée : en arguant de sa contribution décisive, qui n’a cessé de progresser, à la création de la richesse nationale (telle que le produit intérieur brut la mesure aujourd’hui). Mélangeant abusivement et dangereusement création de valeur, souvent frelatée, et destruction de biens irremplaçables. Jouant sur le levier de la distribution inégale de cette richesse qu’il accapare sans la produire.

Ce monde sophistiqué de la rente, dont le revenu dématérialisé a trouvé dans des paradis terrestres un statut d’extraterritorialité privilégié, à son image toute entière, prélève en application d’une loi que l’on ne peut pas refuser, comme les propositions malhonnêtes du même nom, sa dîme païenne sur tout ce qui rapporte, à commencer par l’argent, la marchandise la plus profitable. Sa logique parasitaire est d’accroître par tous les moyens la dette (des autres), notamment grâce à l’extension de la sphère privée des activités marchandes, afin de se constituer le meilleur des business, celui qui consiste à les financer. Qu’importe dans ces conditions le détenteur, particulier, collectivité, entreprise ou même Etat, car c’est encore et toujours plus de dette qu’il faut aux modernes rentiers, pour qu’elle leur rapporte ! Exerçant, comme si c’était un privilège d’aujourd’hui, qui pourrait donc être aboli, le pouvoir de satisfaire cette demande, son credo est donc de la susciter. Avec comme seule limite, ainsi que l’on vient de le constater, de se faire rembourser, et quand il n’y parvient plus de se défausser sur les autres.

Ainsi, l’histoire récente de sa montée en puissance fulgurante se confond donc avec celle de l’accumulation à pelletées forcées de montagnes de dettes. Chez les particuliers, dont l’endettement a été creusé grâce à une distribution inégalitaire de la richesse, chez les entreprises, sous-capitalisées et partiellement démunies de leurs moyens propres de financement. Auprès des Etats, enfin et non sans une certaine ironie, puisque si ces derniers s’endettent, c’est pour sauver de la déchéance leurs propres prêteurs.

Dans l’immédiat, ne cherchons pas les origines des résultats des banques ailleurs que dans les profits réalisés grâce aux prêts sur le marché obligataire privé, assujettis de taux élevés, des liquidités empruntées à des taux très faibles auprès des banques centrales. En attendant que puissent redémarrer les machines spéculatives actuellement encalminées, comme autant de paris aux conséquences parfois particulièrement dramatiques, quand il s’agit par exemple des matières premières agricoles, assortis de leurs infaillibles martingales de joueurs de casino. Et que les conditions soient à nouveau miraculeusement réunies, afin que décroisse le taux de défaut des emprunteurs, leur capacité d’emprunt s’accroissant au contraire, et que le dégel intervienne enfin, permettant l’impétueuse renaissance du crédit, ce moteur essentiel de la croissance telle que les financiers en rêvent. Compensant alors des volumes plus faibles par des taux plus élevés et substituant pour partie à la rente résultant de la dette des particuliers, dont l’accroissement continu sera stoppé, celle provenant des Etats, qui ne va cesser de grimper.

Mais ceci n’est encore qu’une vue théorique de l’esprit, car certains mécanismes de base sont toujours grippés et doivent encore être reconfigurés pour se remettre à fonctionner. Les conséquences n’en sont pas encore bien mesurées. Des cercles plus vicieux que vertueux subissent de fortes déformations, menaçant même dans certains cas de rompre. Celui de l’endettement des Etats, ou bien celui de la dette des particuliers, indispensable moteur de la consommation et donc de la croissance. Ces deux derniers compères, toujours inséparables mais qui chancèlent, ne vont pas se remettre de sitôt à galoper.

En attendant, la branche du « L » sur laquelle nous sommes assez inconfortablement assis continue de ployer et pourrait casser, si l’énorme bulle financière constituée par les « produits financiers dérivés » venait à éclater, alors qu’elle n’est pas résorbée et qu’il est faute de mieux feint de l’ignorer.

L’oligarchie financière fait durer la crise économique et l’amplifie, au nom de ses intérêts bien compris. Au risque que s’accentue encore la contamination réciproque de la crise de la finance avec celle de l’économie. Dans le cadre d’une sorte de course de lenteur, avec pour inévitable conséquence que le prix à payer est et sera encore plus lourd.

Dans ces conditions, quelles peuvent être ses promesses, qu’elle préfère d’ailleurs cacher comme le reste ? La combinaison encore incertaine d’une pression fiscale accrue et d’une inflation envahissante. Une consommation globalement réduite, induisant un accroissement potentiel des inégalités sociales et une croissance atone. Un chômage structurel élevé et une protection sociale amaigrie. Une symbiose encore plus étroite, mais toujours inavouée, entre capitalisme et Etat. Un contrôle social multiforme et étendu exercé par ce dernier, au nom d’une démocratie de plus en plus formelle. Une société mondialisée, dont l’axe a basculé au profit des pays émergents, la Chine en premier lieu, mais pas uniquement, encore plus multinationale par le haut et davantage communautaire par le bas ; la vision stratégique des militaires quant aux conflits de demain et la manière de s’y préparer en est la description disponible la plus achevée.

Que pouvons-nous opposer, sans nous raconter d’histoires ? L’espoir que puisse émerger, dans l’improvisation à la faveur d’une crise approfondie, ou bien suite à une lente prise de conscience collective, une société en rupture avec celle dont nous venons de parfaire la sinistre connaissance. Son nom n’est pas connu, mais c’est très secondaire. Son contenu n’existe quant à lui qu’à l’état embryonnaire, timidement et maladroitement dessiné en filigrane dans la société d’aujourd’hui. Faisant succéder à l’accoutumance et la résignation, ces servitudes des temps modernes, le refus d’abord, puis ensuite l’affirmation d’une exigence radicale, d’un besoin immanent, encore marginalement exprimés, mais probablement bien d’avantage ressentis. C’est peu, sauf à croire que le vent de l’histoire souffle toujours dans la bonne direction. Cela pourrait aussi annoncer beaucoup.

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42 réponses à “Que pouvons-nous opposer ? par François Leclerc”

  1. Avatar de Vincent
    Vincent

    @ Philémon,

    Vous êtes peut-être dans le vrai. Néanmoins, pour la France par exemple, il se trouve tout de même que c’est le pays d’Europe qui a le plus d’armes en circulation par habitant. Il y a d’autres facteurs comme les réseaux, les organisations, les structures, les moyens qui font que la situation est difficilement comparable avec des pays dont la population gagnant moins d’un dollar par jour, est livrée à elle même et a seulement ses bras et ses pieds pour protester ou se révolter.

    Je lisais aussi récemment que les ventes d’armes sont en augmentation considérable aux USA, bref, tout ceci me donne sérieusement à penser qu’il vaut mieux que le « système » trouve l’énergie suffisante pour maintenir les frigos pleins, càd que la chaîne d’approvisionnement ne soit pas rompue. Le reste, la finance et tout le tintouin c’est de la gnognote en comparaison.

  2. Avatar de Anne.J
    Anne.J

    @François Leclerc

    Si je n’ai pas la réponse exacte à ma question (en ce qui concerne les banques), j’ai quand même trouvé un certain nombre d’informations ici: http://tropicalbear.over-blog.com/article-31364563.html

  3. Avatar de Di Girolamo
    Di Girolamo

    « Que pouvons-nous opposer, sans nous raconter d’histoires ?  »

    C’est le « nous  » qu’il faut questionner ; en régime libéral c’est son absence qu’il faut constater . Le « nous » ne peut se constituer que de deux manières : celle naturelle des abeilles ,des fourmis ,ou de sociétés primitives: un « nous » enraciné dans une nature ou dans une culture encore connectée à cette nature .
    Cette solution n’est pas pour nous ! notre « nous » ne peut se constituer que par l’intelligence ,la raison; qui elle aussi ,mais différemment est connectée à notre nature ,en ce sens qu’elle est capable de la reconnaître et de faire le lien entre notre intérêt et le respect des « lois du monde » .
    Ne pas tricher c’est voir clairement le sans issue de notre mode de relation au monde et aux autres et faire révolution.
    C’est sortir du cloisonnement généralisé des savoirs , des savoirs faire , des partis , des associations , des entreprises , de « l’état « … c’est retourner en démocratie de projet qui se fonde sur construire ensemble notre avenir.
    La réalité est transversale .

    L’alternative,sans tricher , à une société libérale de croissance , c’est une société relocalisée , c’est à dire se redonnant des contraintes physiques , avec des démocraties locales où le « nous » pourra s’exprimer. Une mondialisation d’entités locales , en lien autour de ce nouveau projet.Alimentation ,énergie ,habitat ,culture ..relocalisés.
    Ces nouvelles entités ne peuvent être que des territoires mixtes urbains/ruraux complètement repensés ; croire qu’on peut garder nos cités et nos zones rurales industrielles : c’est tricher. Croire qu’on peut garder nos banlieues ,croire qu’on peut garder notre alternance droite gauche , républicains démocrates ..c’est tricher .
    Faire la révolution et tout refonder ; ni dans la rue ,ni par un parti ..une démocratie participative de l’intelligence .

  4. Avatar de Di Girolamo
    Di Girolamo

    Et ne surtout pas séparer les banques , la finance , l’économie ..de tout le reste ! Enfin,histoire de ne pas tricher !

  5. Avatar de Di Girolamo
    Di Girolamo

    Une autre manière de tricher est de se demander “Que pouvons-nous opposer, sans nous raconter d’histoires ? ” en s’en fichant finalement pas mal .

  6. Avatar de François Leclerc
    François Leclerc

    @ Di Girolamo

    …sans se raconter d’hisoires entre nous, qui ne nous connaissons même pas, mais nous lisons.

  7. Avatar de madar michael

    Si nous sommes tous plus ou moins d’accord, je l’espère, sur la nécéssité, l’urgence, de nous débarrasser d’une clique politicienne trop corrompue, trop lâche, déconnectée de la réalité ordinaire plus on monte dans les cîmes du pouvoir, le déplorer ne suffit pas, et pour ma part ca fait trop d’années que j’observe ce phénomène.
    On nous dégoûte de la Politique, car ces messieurs-dames sont expert-e-s, on nous explique que de toute manière c’est la Mondialisation, le sens de l’Histoire, voyez 1989, le Capitalisme triomphant et renaissant toujours des cendres qu’il répand.
    Et ainsi, adieu nos libertés, nos universités, nos savoirs, nos services publics, nos cultures, bienvenu-e-s à Money-World.
    Alors que faire ? Quand les mots des uns ne veulent rien dire pour d’autres, que les idées dominantes sont de monstrueuses démagogies à la vie dure, que le mensonge et l’hypocrisie sont la règle. « Heu, non, nous ne sommes pas en récession mais en croissance négative passagère… »; Une hyper-crise arrive ? « vite continuons les réformes… »
    Des prisons, l’armée et des flics, voilà le nouvel Etat du millénaire qu’on nous prépare.
    S’il s’agit d’attendre que les frigos soient vides, ou même d’attendre 2012, j’ai bien peur qu’il sera trop tard pour y nous y opposer.
    Musicalement toujours.

  8. Avatar de thib
    thib

    @vincent et à tous, merci d’abord c’est un plaisir.
    « Le reste, la finance et tout le tintouin c’est de la gnognote en comparaison. » La perennité de notre écosystème, ce n’est quand même pas de la gnonotte. Et tant que le frigos américains et français seront remplis comme aujourd’hui, notre écosystème sera en danger. Peut-être n’ai-je pas saisi votre pensée correctement, en tout cas je doute que affrontements violents au sein des pays riches et tempérés (pour ces deux raisons moins soumis aux affres du réchauffement, c’est peut-être vite dit je vous l’accorde) soit la pire des solutions. Car à cela n’opposerait-on pas des guerres chez les pauvres, des frigos pleins au nord et vides au sud, bref de l’égoÏsme? Si on pouvait classer par degré de sagesse, les scénarios de sortie de crise (crise globale) comprenant la paix au nord ne sont pas tous à classer parmi les meilleurs à mon avis.
    Cela dit la paix est possible, je crois en la démocratie participative locale (pas à Ségolène, pas encore). Nos pays ont une responsabilité dans la situation actuelle, un jour il faudrait juste penser à passer à la caisse.
    We don’t want no peace, we want equal rights and justice. Peter Tosh

    @Di Girolamo, relocalisons! En douceur, c’est comme ça qu’il faut commencer. AMAP, vacances, week-end…nos régions ont du talent.

  9. Avatar de ybabel
    ybabel

    @madar michael
    « Nous n’avons hélas plus que notre bulletin de vote (le 7 juin par ex), la rue et les espaces encore publics, pour signifier et crier notre ras le bol, »

    Ho que non !!!
    Nous avons bien plus que cela : notre porte monnaie. En décidant de la ou nous stockons et la ou nous achetons nous avons bien plus de pouvoir que vous ne semblez le penser. Retirer vos sous des banques et elles s’écroulent. Consommez responsable et le « déficit démocratique » (l’oligarchie) y perdra tout son pouvoir.
    Notre seule tare c’est l’ignorance.
    Je reconnais qu’elle est de taille.

    Si les petits porteurs se retirent du jeu en bourse, « ils » (les financiers de wall street et de la city) ne pourront plus faire grand chose. Idem pour les banques.
    Nous avons le pouvoir absolu parce que rien ne nous oblige a leur donner notre argent.

    Il existe plein d’alternatives.

  10. Avatar de huguette
    huguette

    @ ybabel :
    Votre idée est séduisante
    « Retirer vos sous des banques »
    mais … pour les mettre où ?
    Et ceux qui n’arriveront pas les premiers, il leur restera quoi ?

  11. Avatar de ybabel
    ybabel

    * les garder chez soi
    * les mettre dans une banque coopérative
    * les mettre dans une coopérative (devenir sociétaire)
    * les bruler ! (lol)
    * les investir dans une activité
    * les placer dans du mobilier / immobilier
    * etc…
    tout dépends de ce que tu veux faire…
    ceux qui n’arriveront pas les premier ??? mais … huguette … les premiers sont déjà arrivé il y a bien longtemps … on n’en est plus là. Si le M1 augmente autant, c’est bien parce que les gens veulent du liquide et sortent leurs billes de banques / bourses.

  12. Avatar de ybabel
    ybabel

    Et il y a aussi la consommation « responsable » : on n’est pas obligé d’acheter des produits industriels/pervertis qui rendent malade en grande surface… on peut acheter / consommer autrement (dans les biocop ou autres). C’est toute une éducation à refaire.
    Soutenir des entreprises/associations/coopératives non capitalistes/libérales en consommant chez eux. Par exemple biocop garanti qu’au moins 30% (j’ai plus le chiffre exact en tête) des bénéfices sont reversés aux salariés (dans la pratique c’est 50%)… on est loin des 5,5% du libéralisme.
    Le monde de la finance n’existe que parce qu’on lui confie notre argent, directement, on indirectement quand on achète des produits fabriqués par les sociétés ou elle a investi et … imposé ses règles ! (au moins 2 chiffres de rendement, au détriment des employés, c’est à dire … nous ! )

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