LES REVOLTES DU MONDE ARABE, par Guillaume Lapeyre

Billet invité

L’objectif est de proposer une analyse qui évite de spéculer sur ce que souhaiteront et réaliseront les peuples arabes.

L’essentiel de cet article traite des lectures dominantes que nous avons de ces événements et cherche à faire remarquer que les commentaires qui sont les nôtres en disent finalement plus long sur nous-mêmes que sur les pays concernés.

Il est inutile de spéculer sur l’avenir mais il est possible de prendre en compte le fait que le sens de l’Histoire, son inertie pousse dans certaines directions qu’il est intéressant de relever.

C’est ce que cette analyse essaie de montrer dans un deuxième temps. Cette crise risque de rencontrer dans son déroulement à venir certains des déterminismes qui sont ceux d’une réalité globale et historique à laquelle le monde arabe ne pourra pas échapper. En effet, de profondes influences auront tendance à pousser sur le devant de la scène des logiques qui peuvent être autant de limites aux luttes entamées.

Le premier point intéressant à considérer est le regard que porte l’Occident sur la situation. Nous lisons les événements à travers deux grilles de lecture majeures ; deux lectures qui sont liées à notre propre situation, qui est celle d’une civilisation traversant une situation de crise. Cette crise est pour certains passagère et inévitable dans la globalisation, pour d’autres elle nécessite de profondes réorientations.

Ainsi quand les seconds verront dans ces événements au Maghreb et au Proche-Orient la naissance d’une contestation dont l’Occident devrait s’inspirer, les premiers y verront la preuve que les valeurs absolues qui régissent nos sociétés restent plus que jamais d’actualité. Dans les deux cas, ces approches s’inscrivent dans une tentative pour l’Occident de se rassurer sur sa destinée. Se rassurer en espérant y trouver une source d’inspiration pour réformer notre civilisation ou au contraire en y voyant l’affirmation et la preuve de la pérennité de notre modernité et de l’adhésion qu’elle entraine.

Ces deux lectures ne s’opposent pas que du point de vue des conclusions, elles s’opposent plus globalement par les idéologies qui les sous-tendent.

Dans un cas, il s’agit de la pensée révolutionnaire internationaliste néo-marxiste qui part du principe que la révolution contre le capitalisme ne se fera pas en Occident – où il n’existe plus de prolétaires révolutionnaires, seulement des « exclus » de la prospérité – et que le prolétariat potentiellement révolutionnaire se trouve ailleurs. Il se situe dans les ateliers sud-asiatiques, en Afrique, dans les « pays en développement » subissant le capitalisme impérialiste dans toute sa barbarie. D’où l’espoir que ces pays s’unissent dans une contestation globale qui mettrait un terme au capitalisme, et qu’ils exportent leur contestation vers les pays dits développés.

Dans l’autre, nous retrouvons la théorie de Francis Fukuyama, celle de nombreux conservateurs, celle de la fin de l’histoire. Il s’agit de l’idée que la progression de l’histoire humaine, envisagée comme un combat entre des idéologies, touche à sa fin avec un consensus sur la démocratie libérale de marché. Ce système constitue alors l’horizon indépassable des civilisations humaines, malgré ses imperfections. Ces grands mouvements de révoltes correspondraient ainsi à l’entrée dans la modernité de ces peuples en soif d’une « standardisation » souhaitée dans le cadre de la mondialisation.

Une fois ce constat posé, il est important de remarquer l’adhésion générale à l’idée que le phénomène est historique. Ce que cette révolte a d’unique, c’est l’unité qui est la sienne. De nombreux clivages, en particuliers religieux (entre laïques, musulmans, chrétiens, etc), ont du être mis entre parenthèse pour permettre son succès. Cette unité est réelle, mais il ne faut pas oublier qu’une révolution se fait en plusieurs temps.

D’abord, il s’agit de renverser les pouvoirs constitués, ce qui n’est possible que par l’unité, ou plus exactement par l’intérêt objectif partagé d’ébranler le pouvoir historique. Rappelons-nous qu’en 1789, la révolution commence par une opposition massive à la monarchie absolue. La contestation réunit ainsi des nobles déclassés par la remise en question de leurs rentes féodales ou d’autres, tel Mirabeau, obéissant à des logiques qui ne sont déjà plus celles de l’Ancien Régime, mais aussi des bourgeois qui souhaitent remettre en question les privilèges aristocratiques, tels que la non imposition, l’accès réservé pour toute une série de charges, royale, ecclésiastique et militaire, et enfin une partie du peuple, principalement urbain, première victime des difficultés sociales de l’époque. Pour lutter contre l’absolutisme d’un pouvoir contesté, les unions les plus insolites sont possibles.

Par la suite, il s’agit de construire une alternative, et c’est à ce moment là que les clivages se révèlent. C’est durant cette phase que les petites et grandes bourgeoisies n’ont plus les mêmes projets ; les classes populaires urbaines et rurales s’opposent sur les revendications concernant la propriété privée ; les petits nobles provinciaux et les grands aristocrates rentiers ont des avenirs qui n’ont plus rien en commun…

Or dans les pays concernés par les événements actuels, il existe une telle diversité. Ces sociétés ne sont pas plus monolithiques que ne l’ont été les nôtres.

L’unité actuelle repose sur la contestation de dirigeants autocrates voir despotiques, répressifs et largement corrompus. Ils sont au pouvoir depuis bien trop longtemps et semblent incapables de prendre en main les problématiques contemporaines, à commencer par les crises alimentaires récurrentes entrainées par des mouvements spéculatifs sur les marchés financiers mondiaux. Il n’en fallait pas plus pour créer l’unité indispensable pour imposer un changement, mais cela risque d’être insuffisant pour assurer la cohésion nécessaire à la construction qui doit suivre. Et pour cause : les origines des revendications et les attentes de changement sont multiples et souvent antagonistes.

Les clivages principaux à venir ont de fortes chances d’être à l’image de ceux que nous pouvons constater chez nous et qui résultent des tensions inhérentes à la mondialisation : une opposition entre ceux qui veulent croire à la réussite de la globalisation à l’occidentale, à savoir basée sur un capitalisme financier et des valeurs structurantes néo-libérales, et ceux qui contestent fondamentalement ce modèle.

Il existe dans tous ces pays une frange de la population qui ne souhaite rien d’autre que de tendre vers une modernité occidentalisée. Parmi eux, quelques-uns font partie des oligarques déjà au pouvoir, souvent enrichis par la rente pétrolière, d’autre plus nombreux sont issus de la bourgeoisie, souvent enrichie par la mondialisation (tourisme, commerce international). Des petits patrons, artisans ou étudiants dont le mode de vie est marqué comme en Occident par internet et par la société de consommation. La révolution qu’ils défendront a bien peu de chance d’amener une alternative sérieuse à notre propre société. Les plus illusionnés des révolutionnaires se plongeront dans Rousseau pour ce rassurer sur la propension des « bons sauvages » à ne pas commettre les erreurs qui ont été – et sont toujours – les nôtres ; les plus conservateurs seront satisfaits, le terrain de jeu du capitalisme s’agrandit. Cette tendance est, malgré sa surexposition médiatique, encore minoritaire, à l’exception peut-être de la population de certaines grandes villes.

C’est là toute la limite de l’universalité de la fin de l’histoire « à l’occidentale ». L’universalité ne réside pas dans le développement de processus de souveraineté populaire efficients comme nous pourrions l’espérer (ne serait-ce que pour nous-mêmes), mais dans la recherche néo-libérale de jouissance et d’émancipation individuelle.

Cette idéologie que nous exportons si bien tend à montrer toutes ces limites dans nos sociétés où le modèle arrive à maturité. La recherche du bonheur individuel ne favorise pas le développement de l’intérêt général, mais au contraire ébranle de plus en plus visiblement les substrats politiques et économiques nécessaires au bonheur dans le cadre d’une vie en société.

Quant à la lecture « pro-révolutionnaire », elle connaît également des limites : il est important de prendre en compte que rien n’indique que les projets alternatifs au capitalisme global qui naitront hors Occident seront en phase avec les valeurs et les projets alternatifs qui peuvent être les nôtres. Rien n’indique donc qu’ils catalyseront ou inspireront notre propre contestation.

Il est primordial de constater que la base idéologique de contestation du capitalisme impérialiste dans le monde n’est pas forcément celle qui est la nôtre, que les idéologues de la contestation ne sont pas partout des marxistes, des socio-démocrates ou des altermondialistes et que l’Occident n’a pas le monopole des projets alternatifs à la globalisation dont il est l’initiateur.

Qu’ont en commun les grands perdants de la globalisation capitaliste ? Parmi ces perdants se trouvent les pays les plus pauvres, exclus des réussites de la globalisation comme la Somalie, l’Ethiopie, le Bangladesh, le Yémen… On peut penser également aux pays qui jouent le rôle d’usines du monde, les prolos de la mondialisation, ceux chez qui même l’industrie chinoise fait de la sous-traitance comme la Malaisie ou les Philippines entre autres pays du sud-est asiatique ou d’Afrique. On peut enfin penser à tous les pays dont les ressources naturelles attirent toutes les convoitises et qui sont les victimes d’un quasi-siècle de prédations et de dominations, majoritairement occidentales, de l’Algérie au Pakistan.

Ils ont tous en commun d’être à forte composante musulmane, pour plus de 90 % de la population de la plupart des pays cités et d’environ 60 % pour les cas asiatiques.

La place de l’islam dans ces conditions est prépondérante et ne peut en aucun cas être limitée à une vulgate marxiste du type « religion, opium des peuples ». Les révolutions ne se font pas forcément contre les religions comme ce fut le cas en France, elles peuvent s’appuyer sur de nombreuses croyances collectives qui permettent de penser la société. Or l’islam n’est pas qu’une religion, c’est également un droit (au sens juridique), c’est un projet de société autant qu’une philosophie de vie qui a d’ailleurs eu un temps de grandeur que certains ne peuvent que souhaiter restaurer. La Révolution française s’est faite contre le catholicisme car celui-ci était structurel au pouvoir de l’Ancien Régime, alors rejeté. A l’inverse, dans la plupart des pays musulmans, le pouvoir aujourd’hui ébranlé s’affichait comme un rempart au développement d’un islam politique. Il serait donc assez naturel que des partis islamistes émergent des conditions actuelles pour proposer de participer à une reconstruction. Inutile de préciser que la possibilité d’une démocratie sur la base d’une république islamiste – par exemple – ne peut être jugée sur la seule base des réalisations historiques ou contemporaines. Il est important pour l’Occident de réaliser et d’admettre que la modernité des peuples arabes (pour ne citer qu’eux) puisse être établie sur une base religieuse et que cela ne sera pas forcement antagoniste avec le progrès social et technologique, la démocratie et l’état de droit.

Alors, s’il est vrai que nous traversons une phase circonstancielle de relative unité généralisée, autant dans la revendication de changement des peuples arabes que dans l’analyse occidentale très majoritairement favorable à ces événements, il y a fort à parier que cela ne durera pas. Il est difficile de savoir quelles formes prendront ces révoltes par la suite mais il existe de grandes chances qu’elles reposent sur une double tendance. Celle d’une orientation conforme à la globalisation capitaliste néo-libérale, et celle d’une orientation plus conforme aux traditions séculières de ces peuples. Le problème étant de savoir s’il existe une voie de compromis entre les deux.

Ce qui est probable, c’est que certains intérêts influents cherchent à canaliser la situation dans un sens qui leur serait favorable.

En premier lieu dans le monde musulman : comme nous l’avons vu, ce qui rassemble ces peuples tient principalement à la contestation des rapports de domination qui leurs sont défavorables depuis trop longtemps. Le monde arabe a conscience que sa division dans le monde de la globalisation est une source d’impuissance.

En première lecture, l’islam semble être porteur de rassemblement, seulement la réalité est que l’islam n’est pas homogène mais multiple dans le monde arabe, et surtout qu’il n’est absolument pas structuré. Trois grands pays cherchent à réaliser une union des pays du Proche-Orient, voir du Maghreb ou de l’Asie Mineure. La Turquie, sur la base d’une république laïque, non sans nostalgie de l’Empire ottoman, pays officiellement lié à l’OTAN, d’origine non sémite (Asie Mineure) et turcophone. L’Iran, pays anti-occidental revendiqué, chiite et également non sémite (indo-européens) qui cherche à développer un modèle de république islamiste. Enfin, l’Arabie Saoudite, alliée principale des intérêts anglo-saxons dans la région et pourtant principale mécène d’un islam néo-wahhabite qui correspond en tout point à l’image de « l’islamo-fascisme ». C’est en effet un islam extrêmement prosélyte qui derrière un discours traditionaliste favorable à un régime théocratique n’est rien d’autre qu’une doctrine politique totalitaire aussi corrompue moralement que financièrement. Cet islam n’a pu se développer que grâce à un demi siècle de soutien occidental (principalement pour lutter contre le nationalisme et le communisme) auxquels s’ajouteront des pétrodollars en quantités considérables.

De ces trois pays, le plus influent dans le monde arabe est sans conteste le dernier, par ses réseaux, ses capacités de financement et sa posture de lutte contre l’impérialisme. Pour autant, inutile de sombrer dans la crainte fantasmée du « califat mondial », les divisions présentes restent très importantes et cet islam fondamentaliste est loin de faire l’unanimité chez les musulmans. Par contre cette tendance peut pousser à une certaine radicalisation vis-à-vis du libéralisme et de l’Occident chez les nombreux « pro-traditionalistes » modérés et donc accroitre la difficulté d’un compromis avec les partisans d’une modernité occidentalisée.

Les acteurs majeurs du monde musulman ne seront pas les seuls à tenter d’influencer par intérêt ou par idéologie les événements à venir. L’Occident ne devrait pas rester en dehors de l’affaire au regard des intérêts en jeu. Si les évolutions se font dans le sens d’une « adaptation à la mondialisation », les conservateurs de tous poils en chanteront les louanges en cœur avec tous les humanistes contemplatifs. On serait dans la posture du « tout changer dans les pays arabes, pour ne rien changer dans le monde ».

Si en revanche les évolutions se font sur une base plus cohérente avec l’histoire séculière des peuples musulmans, les conservateurs occidentaux entameront l’acte II de leur raisonnement : après la fin de l’histoire, le choc des civilisations. Leur analyse serait donc que le sens naturel de l’histoire est l’universalisme occidental (le début des révoltes l’a montré) mais que l’islam fondamentalement obscurantiste va tenter de s’y opposer ; ce qui justifierait au minimum des condamnations « internationales », au maximum des interventions. Cette théorie assimilant toute forme d’islam un tant soit peu revendicatif au plus fondamentaliste des extrémismes wahhabites ne sera jamais rien d’autre que la volonté de faire passer des luttes socio-économiques et géopolitiques pour de simples antagonismes religieux.

Quoi qu’il en soit, cette opposition frontale des blocs d’influence ne va pas faciliter l’unité qui est pourtant indispensable pour que ces pays évitent de sombrer dans le chaos. Un chaos qui serait certainement contagieux, bien que les conséquences pour le reste du monde puissent être plus économiques que politiques : l’économie mondiale ne supporterait pas actuellement un nouveau « choc pétrolier ».

Enfin, pour conclure, ces analyses ne doivent en aucun cas nous faire oublier une question qui nous concerne beaucoup plus directement, à savoir la compréhension des raisons de l’impossibilité des pouvoirs en place de réagir à ces phénomènes insurrectionnels. Une révolution ne se fait pas seulement par un peuple revendicatif, elle nécessite l’affaissement préalable des structures du pouvoir.

Le cas égyptien semble exemplaire. Les révoltes sont récurrentes depuis 2005 sur des bases communes à celles actuelles, mais jusqu’à présent, elles ont pu être réprimées. Ce qui vient de se passer n’est pas sans rappeler ce qu’a symbolisé la chute du mur de Berlin : l’empire qui sous-tendait l’édifice n’avait plus les moyens de son ambition. Actuellement, l’empire se retrouve contraint à l’abandon de Moubarak, un de ses plus fidèles alliés dans la région. C’est lourd de conséquence. D’une part, on en reparlera surement, pour l’état d’Israël, qui semble avoir bien intégré le message ; d’autre part, car il est probable que nous assistions à l’un des premiers signes géopolitiques de l’effondrement américain et ainsi à la fin d’une époque, celle de l’insouciante hégémonie occidentale sur le monde. Les signes avant coureurs sur le plan économique n’apportent pas d’autres perspectives. L’occident traverse une grave crise et doit se remettre en question. Les réponses ne se trouveront pas dans des événements historiques tels que ceux se déroulant de l’autre coté de la méditerranée et qui appartiennent à des processus de recherche d’alternatives profondément différents des nôtres.

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