LE CONCEPT DU « BON TEMPS », par Jean-Luce Morlie

Billet invité.

Le pivot de la pensée d’Attali dans La voie humaine (2004) est de donner de l’épaisseur au temps, aussi son projet me paraît-il offrir des mesures très concrètes pour la résolution de l’hubris moderne. Attali écrit : « La seule façon d’en sortir, pour le salarié » est de … « trouver assez de plaisir dans un travail pour qu’il constitue en soi sa propre rémunération ». Comme le souligne par ailleurs Jeanne Favret-Saada, l’éducation aux limites est inhérente à l’élevage des petits d’hommes dans toutes les formes de société, mais la forme moderne du « désir illimité » diffère, je le crois, de ce qu’il fut dans d’autres sociétés, cela parce que notre désir de repousser toujours plus les limites est engendré par l’insatisfaction générée par nos modes de vie au présent. Ce sera mieux, plus beau et plus fort encore demain, puisque malgré tous nos efforts, chaque aujourd’hui alors même que toujours plus remplis, ne laisse qu’un goût de cendre.

Parallèlement, le thème de l’homme dépassé par l’hubris machinique (l’effet skynet de Paul Jorion) peut être abordé de façon dynamique, semblable à la décroissance, soit, décroître lorsque cela paraît nécessaire et croître, lorsque cette possibilité est utile : « battre en retraite », fixer des limites à l’invention de l’espèce humaine scellerait son destin de cloporte. – La question n’est pas tant la limite de la complexité, mais la maîtrise de la complexité et dont la limitation de la complexité, la simplification, n’est qu’une voie d’approche –

§

Je formule l’hypothèse selon laquelle la notion moderne de l’hubris relève du « toujours plus », tandis que la notion classique de l’hubris me semble liée au « trop de » colère, de cruauté, d’ambition. Dans la logique du « trop », la limite est fixe, dans la logique du « toujours plus », la limite est à chaque fois reportée plus loin. Attali et Jorion convergent sur la notion du temps. Dans Misère de la pensée économique (2012), Jorion considère la pensée de la mort comme le problème anthropologique auquel les sociétés et les civilisations diverses répondent par une forme de quête de l’immortalité qui leur appartient en propre à chacune. Attali joue plus serré ; dans La voie humaine il écrit « Pour moi, la vraie différence entre la droite et la gauche réside dans leur attitude à l’égard du temps » (p. 118) et aussi « Le but de la politique est de trouver, si elle existe, une nouvelle épaisseur au temps » (p. 125).

Devant l’assurance de mourir un jour, les représentations du temps servent à nous rassurer, aujourd’hui, sur le fait que nous serons encore là, demain. D’une part, le temps cyclique des sociétés traditionnelles correspond à la répétition du même, et d’autre part, l’idée eschatologique d’une mort heureuse met fin à la répétition des cycles et réintroduit dans le modèle la notion de limite expérimentée dans la vie ; ainsi, « comme la vie de chacun », les cycles ont une fin. Vis-à-vis de la pensée de la mort, la fonction apotropaïque des représentations du temps me semble d’autant plus évidente que les deux grands paradigmes de notre conception du temps sont des représentations dont la forme nous donne, non seulement le sentiment de stabilité, mais par surcroît, nous offrent une forme dans laquelle projeter l’idée que nous nous faisons de « demain ».

Le temps cyclique des sociétés traditionnelles correspond à la forme de la transformation close, tandis que le « toujours plus » correspond au temps linéaire modelé par l’exponentielle du profit. Une fonction exponentielle est à elle-même sa propre dérivée, le capital croît à chaque tour, certes il croît, mais la forme de sa croissance semble garantir la stabilité de son devenir. Le « toujours plus » a la forme d’un feed-back positif et nous découvrons que les processus organisés en runaway vers l’infini rencontrent, tôt au tard, les limites du substrat matériel dans et par lequel ils se structurent.

À côté des idées de cycle et de croissance, nous disposons d’un troisième modèle permettant de penser la stabilité d’un système lequel se résume à « il faut de tout pour faire un monde » ; c’est en fait la loi de la variété nécessaire formulée par d’Ashby et qui s’énonce comme suit :

Un système « A » est en mesure de contrôler un système « B », si la variété (le nombre des états possibles) de « A » est supérieure ou au moins égale à celle de « B »

Attali introduit le « bon temps » comme cheval de Troie afin de dépasser la social-démocratie de marché, il propose une façon neuve d’envisager la stabilité des systèmes sociaux lorsque l’imaginaire des modèles du cycle et de la croissance sont épuisés, il écrit :

« voici donc l’utopie : faire en sorte que chacun ait accès au bon temps, à un temps vraiment plein, à la vie devant soi. Telle est ce que j’appelle la voie humaine. Que chacun puisse à tout instant faire un usage maximum des potentialités de sa vie »

Par le concept du « bon temps », Attali me semble proposer un processus d’inversion de contrôle, ce qui est, je crois, très simple à comprendre. En effet, les capitalismes marchands et industriels ont, dans leurs premiers stades, permis d’accroître la variété des réponses par lesquelles l’humanité peut faire face aux agressions du milieu. Ce n’est pas une image de considérer que l’augmentation de la variété des marchandises crée du temps humain, lequel temps est inscrit dans l’histoire humaine de la nature humaine, l’augmentation globale de l’espérance de vie en atteste. Toutefois, en contrepartie de la création de la variété (B) propre au temps marchand, le contrôle du temps marchand par les marchands demandait de réduire la capacité de chacun à inventer son temps propre et nécessitait de formater les individus sur le même modèle afin que la somme de la variété démocratique (A) reste toujours inférieure à la variété générée par le temps des marchands.

Paradoxalement, au stade de l’hégémonie du profit bancaire à la recherche d’un nouvel équilibre, la seule variété qui semble disponible au capitalisme est de faire payer les endettés (TINA), ce qui réduit drastiquement ses possibilités de produire un niveau de variété supérieur à la variété démocratique et donc, à terme, de contrôler celle-ci. Le blocage systémique du capitalisme semble pour l’instant freiné par l’aboulie constatée des peuples confrontés à la bancocratie, la résignation à la vie mauvaise semble bien partie. Tandis que les mafias du gaz gonflent les interstices, l’eschatologie des classes révolutionnaires dirigeantes conçoit toujours l’homme socialiste comme un mode de variété prédéfini pour le bien de tous, aussi, cette classe dirigeante socialiste ne peut-elle que souhaiter brider la gratuité, la responsabilité et le savoir dont l’exercice augmenterait la variété globale de la démocratie, et donc, en permettrait le contrôle (au sens cybernétique) de la complexité de l’économie par la complexité des choix que le peuple pourrait se vouloir.

La précarité détruit la capacité de prévision, le manager organise le futur à dix ans, le gérant à six mois, le sans-abri n’imagine plus demain. Cette vision latérale du temps n’est pas la seule possible, ainsi je me demande si le « tetris » n’a pas préparé les jeunes générations à répondre frontalement au temps qui vient. Selon l’expression de Gaston Bachelard, le temps jaillit, la multiplicité des temps des étoiles jaillit par les belles nuits d’été. Partout dans l’univers c’est le même spectacle au présent, l’arrivée d’une étoile filante marque un simple changement, « le monde jaillit partout, mais différemment » ; ainsi la vieille construction verbale trouve à se réaliser : l’éternel présent, le temps plein.

 

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