TOTALITARISME MATHÉMATIQUE, par Bertrand Rouziès-Leonardi

Billet invité.

Me fut livrée avant-hier avec mon Télérama une plaquette promotionnelle du Monde intitulée : « Et si les mathématiques étaient la clé pour comprendre le monde ? » Au-dessous de cette suscription, le portrait de la célébrissime Joconde léonardienne sans la moustache dadaïste mais le visage pris dans un quadrillage complexe non signifiant et qui plus est non justifié. Au-dessous, la réclame proprement dite : dans un cartouche, « Le monde est mathématique », titre de la collection lancée par Le Monde et présentée par « Cédric Villani, médaille Fields 2010, directeur de l’Institut Poincaré », dont le buste de trois-quarts figure en bas à gauche, dans des tonalités chaudes raphaéliennes qui rappellent le portrait de Baldassare Castiglione.

Je n’ose rire de tout cela, car on se croirait revenu au temps où Pythagore, pressentant l’avènement de la Matrix, voyait des chiffres partout, déjeunait de chiffres, pissait des chiffres, se savonnait de chiffres, se torchait avec des chiffres.

Pythagore était chef de secte. On lui passera cet excès comme un vice inhérent à sa charge. Qu’un directeur d’institut, au demeurant fort sympathique, se commette dans ce genre de sacralisation de la grammaire mathématique est pour le moins affligeant. Plus affligeante encore est la prétention à l’exhaustivité signifiée par le titre : ce n’est pas « Et si les mathématiques étaient une des clés » mais « Et si les mathématiques étaient la clé ». Une clé échappée, à n’en pas douter, du trousseau de saint Pierre. Un petit déterminant vous transforme, mine de rien, une hypothèse en assertion.

Et si, plus simplement, plus naturellement, le monde était la clé pour comprendre le monde ? En tout cas, certes pas Le Monde , qui, par appât du gain, convoque mal à propos la figure de Léonard de Vinci. J’ai souvenir d’une leçon de Daniel Arasse expliquant que Léonard, vite lassé des grilles de la perspective, dont son génie avait fait le tour, avait préféré le flou du sfumato pour exprimer la profondeur.

Hélas, on ne fait pas de flouze avec du flou. Le savant mondain, toujours en quête de reconnaissance et de financements, a besoin que l’univers atteste la pertinence de ses vues, et tant pis s’il ne l’atteste que partiellement. Il affirmera que notre entendement est une porte étroite qui s’ouvre sur un monde immense et que sa discipline seule en détient la clé. Donnez-lui des sous pour élargir le chambranle.

Cette année, à l’agrégation externe, je compte trois fois plus de postes proposés en mathématiques qu’en lettres modernes. On voudrait que le monde fût absolument mathématique qu’on ne s’y prendrait pas autrement. En attendant, les gens parlent et écrivent de moins en moins bien leur propre langue. Comme les lois sont encore écrites en lettres, cette primauté du chiffre nous précipite vers une kafkaïsation toujours plus poussée des structures organisationnelles de nos sociétés. Il ne sera bientôt plus possible de s’entendre, à moins qu’on ne maîtrise le langage « supérieur » des chiffres, qui n’est certes pas le premier langage vers lequel l’homme en naissant se sente porté. Je songe à l’épisode biblique de la tour de Babel. La confusion des langages y fait suite à l’entreprise la plus présomptueuse jamais conçue par une créature : joindre la terre aux domaines célestes de Dieu.

Il se pourrait bien qu’un jour nous ne donnions raison à Pythagore, non parce que nous aurions prouvé que le monde est mathématique mais parce que nous aurions réussi à interposer les mathématiques entre le monde et nous et que nous lâcherions la proie pour l’ombre. La devise du chevalier Bayard était  » Accipit ut det « , « Elle reçoit pour donner ». Elle faisait allusion à la lune, qui reçoit la lumière du soleil et la renvoie, légèrement altérée, vers la terre. Toute science n’est que cela, un miroir déformant qu’il faut compléter par d’autres miroirs déformants pour approcher l’image juste. Un savant qui définit sa science comme un passe-partout ne vaut pas mieux qu’un cambrioleur.

Partager :

2 réponses à “TOTALITARISME MATHÉMATIQUE, par Bertrand Rouziès-Leonardi”

  1. […] Le savant mondain, toujours en quête de reconnaissance et de financements, a besoin que l’univers atteste la pertinence de ses vues, et tant pis s’il ne l’atteste que partiellement. Il affirmera que notre entendement est une porte étroite qui s’ouvre sur un monde immense et que sa discipline seule en détient la clé. Toute science n’est que cela, un miroir déformant qu’il faut compléter par d’autres miroirs déformants pour approcher l’image juste. Un savant qui définit sa science comme un passe-partout ne vaut pas mieux qu’un cambrioleur.  […]

  2. […] Je n'ose rire de tout cela, car on se croirait revenu au temps où Pythagore, pressentant l'avènement de la Matrix, voyait des chiffres partout, déjeunait de chiffres, pissait des chiffres, se savonnait de chiffres, se torchait avec …  […]

Contact

Contactez Paul Jorion

Commentaires récents

Articles récents

Catégories

Archives

Tags

Allemagne Aristote bancor BCE Bourse Brexit capitalisme centrale nucléaire de Fukushima ChatGPT Chine Confinement Coronavirus Covid-19 dette dette publique Donald Trump Emmanuel Macron Espagne Etats-Unis Europe extinction du genre humain FMI France Grèce intelligence artificielle interdiction des paris sur les fluctuations de prix Italie Japon John Maynard Keynes Karl Marx pandémie Portugal psychanalyse robotisation Royaume-Uni Russie réchauffement climatique Réfugiés spéculation Thomas Piketty Ukraine ultralibéralisme Vladimir Poutine zone euro « Le dernier qui s'en va éteint la lumière »

Meta