L’AISANCE ET SES LIEUX, par Jacques Seignan

Billet invité.

Un sujet trivial, dont il serait malséant de parler dans un salon, pourrait bien susciter quelques étonnements aux générations futures sur la vie quotidienne des Terriens en ces temps de mondialisation triomphante.

D’abord un chiffre servira, par sa brutalité, à poser le décor. Sur Terre, en 2013, quatre-vingt-cinq personnes possèdent autant que la richesse cumulée de la moitié la plus pauvre de la planète, soit 3,5 milliards d’êtres humains [d’après l’ONGOxfam]. Il y a donc, au-delà de cette équivalence statistique, deux groupes humains qui se valent puisque, selon la féroce doxa dominante, la valeur d’un individu se résume à celle de sa fortune.

Malgré tout on doit admettre que tous sont soumis aux nécessités de la condition humaine : manger, boire, dormir … Pour le moment les « 85 » ne sont pas immortels mais certains d’entre eux doivent l’espérer ! Un petit point commun à noter cependant. Dans les deux groupes, beaucoup pratiquent le nomadisme et, qui plus est, sans bagages ! Feu Aristote Onassis avait expliqué la raison pour laquelle il voyageait sans bagages : il avait des appartements à Paris, Londres et New York dans lesquels toute sa garde-robe était complète et il y était accueilli par un personnel dévoué. Nos vrais riches suivent ce même principe. Les mains dans les poches, ils empruntent leurs jets privés pour aller de leur manoir anglais à leur appartement parisien ou à leur villa de St-Barth. Eh bien les très-pauvres, ils font pareil ! Quand un fleuve déborde ou qu’une guerre approche, ils partent sans s’encombrer de toutes ces valises que nos touristes « classes moyennes » trimbalent dans les aéroports.

Et puis être à la belle étoile, près d’une piscine à déversement surplombant une baie, ou sur le sol, sous quelques arbustes épineux, c’est pareil : on peut admirer les étoiles. En outre les 3,5 milliards peuvent rêver, eux, à faire partie de ces 85 super stars de la prospérité, selon l’inoubliable déclaration d’un millionnaire canadien. Néanmoins la réciproque n’est pas vraie.

Ces humains ont des besoins et, disons-le sans détour, font leurs besoins. Généralement, dans les lieux d’aisances, selon une expression vieillie. Ou dehors… quand de l’aisance, ils en manquent totalement. La question est en vérité dramatique par ses conséquences telles que les décrivent des ONG (1). Les 2,6 milliards de pauvres sans toilettes sont évidemment un sous-ensemble des 3,5 milliards. Atteinte à la santé, atteinte à la dignité.

Récemment des événements ont soulevé le couvercle des lieux de l’aisance suprême (2). L’ex-président de l’Ukraine ayant été chassé, il a été loisible de vérifier que la formule d’un manifestant de la place Maïdan à Kiev était vraie littéralement : « lesberkhouts, ce sont les gardiens de ses toilettes en or ». En effet on a vu dans son domaine, aux environs de Kiev, que les robinetteries étaient en or ou plaqués or. Cet élu prévaricateur avait probablement dû obtenir un rabais en groupant ses achats de tuyauterie dorée avec les divers oligarques et satrapes de l’ex-URSS. Mais n’ayons pas honte : nous avons, nous aussi, nos hyper-riches. Au hasard d’un reportage à la télévision, on peut découvrir des appartements à Paris (pied-à-terre ou refuge éventuel ?) pour la néo-aristocratie internationale – avec un ticket d’entrée au minimum à 10 millions d’euros. Et qu’y voit-on ? De vastes pièces, du marbre, du confort extrême et une laideur kitsch dans un ruissellement d’or (y compris, comme chez Ianoukovitch, dans les WC). Suis-je naïf de penser que ce mauvais goût ne serait pas admis dans les immeubles de notre vieille aristocratie du Faubourg Saint-Germain ? Quant aux kleptocrates acheteurs de ces biens immobiliers, il nous est expliqué que ça les rassure de retrouver les décors familiers des palaces internationaux qu’ils fréquentent à Doha, Shanghai, Zurich ou ailleurs. Touchant, non ? Enfin peut-on vivre décemment sans toilettes en or ? L’esthétique globalisée destinée à une grande partie des « 1% » est souvent pitoyable. Les magnifiques palais des pouvoirs anciens, Versailles ou Topkapi, étaient en grande partie ouverts à tous pour démontrer par leur décorum et munificence la puissance du Roi-Soleil ou du Padischah. Aujourd’hui, par contre, comme le domaine interdit près de Kiev, les cités et les villas sont closes, protégées du monde par des grilles, des gardiens et des vidéos. J’en viens à penser que je suis un privilégié, moi aussi : le privilège de ne pas à avoir à séjourner en si mauvaise compagnie dans des endroits aussi vulgaires.

Mais Monsieur le Gros Jaloux, ces braves hyper-riches qui ont gagné leur argent à la sueur de leur front, de leurs mérites incommensurables (3) font « ruisseler leur richesse vers le bas » – et en prime, comme rappelé ci-dessus, font rêver les hyper-pauvres. Un autre argument définitif nous est ressassé : leur philanthropie extraordinaire, leurs ruisselantes bonnes œuvres. On pourrait ainsi suggérer à Mr Portes, fondateur de la société de logiciels Fenêtres qui a légué son immense fortune à sa Fondation, d’employer quelques milliards pour offrir des toilettes aux millions de gens qui n’en ont pas. Tout comme le seigneur féodal, enrichi par les octrois ou les droits d’usage du four ou du moulin (banaux), faisait parfois l’aumône de quelques piécettes à ses serfs nécessiteux…

Voilà la solution qui nous est proposée en ce début de XXI ème siècle : attendre la charité des voleurs eux-mêmes – nos Maîtres qui se cachent derrières de hauts murs, dans un aveu involontaire de pillages légalisés et de fraudes fiscales normalisées. Néo-féodalisme : existe-t-il une meilleure description de notre monde?

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(1) – Journée mondiale des toilettesVivre sans toilettes : une réalité mondiale pour 2,6 milliards d’humains

(2) – Bien sûr il n’y a pas que les « 85 » qui vivent dans la tribu des super-riches ; c’est le gratin d’un groupe de 2170 milliardaires dont les avoirs totalisent 6,5 trillons de dollars. Néanmoins les plus ubuesques dont on parle ici, forment un sous-ensemble des 1% : ceux dont la soif de l’or exige la vue et le toucher de ce métal, à défaut de son odeur…

Les millairdaires, toujours plus nombreux et toujours plus riches

(3) – Ne sous-estimons jamais la souffrance de ceux qui sont des héritiers de ces fortunes colossales : angoisse et humiliation… Tel père brillant industriel lègue ce cadeau empoisonné à un fils quelque peu dépassé ; tel autre, à sa fille qui devenue richissime a une fin de vie si triste. Etc.

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