L’Écho, Paul Jorion : « La science économique fournit le discours ad hoc aux financiers », le 29 avril 2017

L’Écho, Paul Jorion : « La science économique fournit le discours ad hoc aux financiers », mon entretien avec Johan Frederik Hel Guedj

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Le texte complet de l’entretien :

Paul Jorion : « L’analyse économique ne rend pas compte de la réalité »

Contre le « hasard sauvage » des marchés, Paul Jorion appelle à brider les excès de la finance et à interdire la spéculation.

Dans l’analyse du système financier, que vous apporte votre double parcours d’anthropologue et de penseur des systèmes complexes ?

Pour un anthropologue, l’économie est insérée dans la société. Ce n’est en aucune manière une sphère autonome : elle touche à tous les aspects de la société. Ainsi, le mécanisme de la formation des prix, tel que l’analyse Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, obéit à un modèle sociologique : le prix se détermine de sorte que l’ordre social reste identique à ce qu’il était. L’économie est véritablement sertie dans l’ensemble de la société. Du coup, modifier les règles de fonctionnement d’une banque centrale ne suffit pas à transformer le monde : trop de facteurs essentiels lui sont hors de portée.

Pourquoi la science économique est-elle impuissante à prédire les crises et à orienter la décision politique ?

Premier aspect, elle se fragmente en sous-disciplines qui s’ignorent. Quand se déclenche la crise des subprimes, la plupart des économistes n’en ont donc qu’une connaissance fragmentaire. Second aspect, la science économique anti-keynésienne, dominante, nie toute spécificité à la macro-économie. Elle se fonde sur un principe d’individualisme méthodologique considérant qu’il n’existe aucun « tout » ayant un effet global différent de celui de la somme des parties. Une telle conception interdit de prévoir une crise de cette ampleur. Les rares personnes, dont je suis, qui en avaient perçu les signes avant-coureurs partagent un autre type de pensée que celui enseigné dans les facultés de science économique.

En 1996, Greenspan signalait l’excessive exubérance » des marchés, et Soros, en janvier 2006, une « bulle immobilière gigantesque ». Des prêcheurs dans le désert ?

Des mises en garde paradoxales. Depuis les années 1870, la réflexion économique repose toujours plus sur un système d’équations détachées de la vérification expérimentale. Comme en physique, on applique un principe visant à simplifier le problème jusqu’à le rendre traitable. Mais personne ne se demande alors si cette simplification n’a pas entraîné une distorsion fondamentale, ayant rompu tout rapport avec la réalité. La théorie des anticipations rationnelles, centrale à la science économique fait croire qu’une connaissance parfaite du présent permet une connaissance parfaite du futur. Or la théorie mathématique des systèmes dynamiques discrets remet en cause la possibilité même de prévisions fiables. On apprend aux économistes qu’une courbe de taux à terme contient une prévision des taux d’intérêt à venir, alors que les physiciens ont prouvé que c’était impossible il y a déjà des dizaines d’années !

Le mathématicien franco-américain Benoît Mandelbrot évoquait dans Une approche fractale des marchés le « hasard sauvage ». En 1998, les modèles des Nobels d’économie Merton et Scholes ont été à l’origine du krach LTCM. Est-ce la trahison des économistes ?

Dans Les marchands de doute, Oreskes et Conway, historiens des sciences, montrent comment pour satisfaire les intérêts de certains types d’industrie on sème le doute sur l’explication offerte par les scientifiques de phénomènes alarmants (trou dans la couche d’ozone, réchauffement climatique, pluies acides…). La science économique a subi une attaque similaire il y a très longtemps, mais y a hélas succombé : elle a produit une image de l’économie de plus en plus proche de ce que voulaient entendre les milieux financiers. Elle fournit un discours ad hoc aux financiers face à la classe politique. Paradoxe : une crise majeure et prévisible se développe, crève les yeux des acteurs de terrain, mais reste invisible de la quasi-totalité du monde économique. Le modèle de Black et Scholes présentait des erreurs majeures, relevées très tôt, qui, en physique, l’auraient fait rejeter. La profession financière l’adopte. Scholes crée le hedge fund LTCM, qui créera un risque systémique menaçant le système mondial d’effondrement. Pire, il affirme à l’historien des sciences Donald MacKenzie savoir que son modèle est faux et, sachant que les autres y croient, générer ainsi du profit ! Et d’ajouter : « produire un modèle correct aurait forcé à remettre en cause la théorie de l’efficience des marchés », laquelle n’est en réalité qu’un dogme. En 2008, j’étais membre du département gestion du risque de Countrywide, premier organisme américain de crédit au logement racheté depuis par Bank of America. Angelo Mozilo, son PDG, nous déclara, aussi sincère que naïf : « Nous sortirons de cette épreuve avec une part de marché renforcée ». Or nous étions deux au sein du groupe à savoir que la soupape de sécurité à l’intérieur des titres vendus n’existait pas en réalité.

Cela rappelle les compartiments étanches du Titanic. De quels outils dispose-t-on aujourd’hui ?

En 2008, certains mécanismes ont fonctionné : quand AIG fait défaut sur une dette de 80 milliards de dollars pour 6 milliards de provisions, la garantie étatique évite la restructuration et de lourdes pertes pour les détenteurs d’obligations. Les CDS (credit default swap) ont protégé les détenteurs de ces instruments obligataires. Contrairement à 1929, les plus riches n’ont pas subi de pertes. Les populations, elles, ont souffert de la récession. Et la concentration des richesses accélère au lieu de diminuer.

Néanmoins, faute de réformes profondes, la fragilité du système n’a cessé d’augmenter. J’avais proposé que l’ensemble de la zone euro se déclare en faillite, avant mutualisation de la dette. Autres hypothèses : en transformer une part en dette perpétuelle, ou en obligations à taux zéro à durée indéterminée. Bref, il s’agirait de rendre une part de cette dette ineffaçable.

Après 1945, cet effacement a permis les Trente Glorieuses : les États-Unis étaient créditeurs nets, forts d’un dollar adossé à l’étalon-or.

Les États-Unis représentaient alors 70 % du PIB mondial, le chiffre est tombé à 25%. Le dollar représentait alors véritablement l’économie mondiale. Notre compatriote Robert Triffin, conseiller de Kennedy, formula son « paradoxe » : la masse monétaire du dollar, monnaie de référence, doit représenter deux richesses créées : celle aux États-Unis et celle partout dans le monde où le dollar est utilisé, ce qui est bien sûr impossible. Pour alimenter le monde en dollars, les États-Unis achètent à tour de bras à l’extérieur, laissant aux autres pays le soin de gérer le déséquilibre qui s’installe.

Nixon met fin à l’étalon-or et, après 1971, apparaissent les premiers produits dérivés, les swaps de change, système d’assurance indirecte contre le dérèglement monétaire international. Hélas la science économique ne différencie pas position de couverture et position spéculative. Dans la première, il y a transfert de risque de l’assuré vers l’assureur moyennant une prime. Dans la seconde, il y a création d’un risque ex nihilo. Si je parie avec vous un million qu’il pleuvra demain, nous créons un risque à partir de rien. Dans la faillite d’AIG, la moitié des positions était de ce type.

Comment juguler une économie de bulles et de croissance par la dette ?

Hyman Minsky, économiste keynésien, montre que l’excès de crédit pousse à la création d’une pyramide de Ponzi : certains acteurs finissent par devoir emprunter pour continuer d’être solvables. Durant la crise des subprimes, j’ai vu des emprunteurs se refinancer sur base de la valeur croissante de leur bien immobilier et utiliser ces sommes pour s’acquitter des seuls intérêts du prêt immobilier, le remboursement du capital étant hors d’atteinte. Seule la régulation du crédit peut empêcher ces excès. Mais, mis en accusation, les protagonistes des subprimes auraient invoqué une multitude de Nobels d’économie défendant leurs thèses, raison pour laquelle aucun n’a été condamné. Or, aujourd’hui, le système est encore plus concentré, les petites banques ont disparu, les grandes sont plus interconnectées. La concentration donne l’apparence de la force, mais leur interdépendance accélérera les phénomènes de contagion. La concentration concentre le risque. Pire encore : Jamie Dimon (JP Morgan Chase) a récemment prévenu que, contrairement à 2008, ni lui ni ses confrères ne joueront la prochaine fois le jeu de la solidarité, au risque d’une paralysie totale. Le seul remède serait alors une nationalisation mondiale du système bancaire.

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