La « négociation » de la révolution numérique selon Bernard Stiegler, par Madeleine Théodore   

Billet invité.

Notre époque est traversée par un flot de questions sans réponses, du moins immédiates, et de situations propices à déboucher sur le désespoir. C’est ce que confirme Bernard Stiegler dans l’introduction à son livre paru chez Fayard en 2015, L’emploi est mort, vive le travail ! *, lorsqu’il affirme : « Les gens sont dépressifs, et moi aussi » (p. 16).

Cependant, ce pessimiste tire parti de son état d’esprit pour creuser ce vide, interroger le nihilisme qui nous submerge et nous livre des pistes pour repenser notre passé ainsi que faire face à cet avenir dont les contours deviennent de plus en plus flous.

Stiegler balise notre passé en ne nous donnant cependant aucun réconfort sur notre présent : la technologie numérique élimine la théorie qui est pourtant la base du savoir, elle élimine aussi la réflexion scientifique qui prend en compte l’improbable pour le mettre au centre de son souci. Le calcul systématisé, base de notre technologie, détruit notre pensée et en face de nous, il n’y plus que des chiffres que l’on nous impose de manière brute, le règne de ce calcul étant roi.

Selon l’auteur, si nous en sommes là, c’est que nous en sommes arrivés à notre troisième stade de prolétarisation, celle-ci étant instituée depuis 200 ans. Le premier stade de celle-ci fut de dépouiller les travailleurs de leur travail, celui-ci compris au sens de l’œuvre, le deuxième stade, parcourant le 20 ème siècle, fut de priver les citoyens de leur savoir-vivre, de leur « être ensemble » et enfin le dernier nous conduit à celui de la bêtise généralisée, stigmatisée par l’hyper-consommation et cette suprématie des algorithmes qui, « nous stupéfiant, nous rendent stupides » (Bernard Stiegler, La société automatisée, Fayard 2015, p. 52).

Il s’agit nécessairement pour Stiegler de (re)construire les possibilités d’une théorie, de réaménager les conditions d’un savoir, et ce faisant, il nous rappelle qu’après l’ère de l’Holocène, où nous étions en équilibre avec la nature, nous sommes dans l’ère de l’Anthropocène, où nous épuisons de manière inconsidérée notre environnement et dont nous devons absolument sortir pour franchir le seuil du Néguanthropocène, l’ère qui nous permettra de survivre grâce à notre savoir, notre créativité.

Cet Anthropocène peut aussi, selon Stiegler, s’appeler l’Entropocène, car nous générons un désordre maximal à tous les niveaux qui risque bien de nous coûter la vie. Cette période déstructurante de toutes nos valeurs a débuté dans les années 1980 avec l’ultralibéralisme qui a scindé le capitalisme en deux pôles : l’industriel et le financier, s’est penché vers les pays émergents pour réduire le salaire de tous les travailleurs et a valorisé de manière indue la spéculation. Chute des salaires – il est bien loin le temps de Keynes ou de Roosevelt, préconisant le plein emploi et la redistribution des gains en salaire pour maintenir le système économique.

L’automatisation, avec une progression fulgurante, menace les emplois au point qu’ils seront, selon Bill Gates, supprimés dans une vingtaine d’années. C’est ainsi que dans le titre du livre, l’auteur insiste sur la différence entre travail et emploi, le premier nécessitant un savoir et en même temps engendrant celui-ci, le deuxième n’étant qu’une manière pour le travailleur de gagner sa subsistance. L’auteur fustige tous les partis, surtout ceux de l’extrême, pour la négation qu’ils font de cette réalité, ainsi que les politiciens prometteurs du plein emploi, alors que c’est peine perdue.

Il faut donc nous plonger dans ce nihilisme ambiant qui nous soumet à outrance aux chiffres et à l’automatisation, non pas pour pleurer sur notre sort, mais bien pour réfléchir à ce qui pourrait nous sauver, le passage obligé de l’automatisation à la désautomatisation : c’est ainsi que Stiegler appelle l’opération de penser.

Il serait nécessaire de mettre en œuvre une « économie contributive » dans laquelle chacun développe sa « capacité », sa créativité particulière, au bénéfice de tous. On peut constater que les GAFA, Google, Apple, Facebook, Amazon, détiennent l’automatisation et son contraire, mais le deuxième aspect ne sert qu’à ces grands groupes. Ainsi, la technologie numérique est un pharmakon, un bien et un mal, et le dernier, qui nous préoccupe actuellement, est bien sûr à détruire au profit du premier.

Stiegler travaille en équipe pour établir une herméneutique du Web, dans laquelle chacun pourra et sera sollicité pour porter sa pierre à l’édifice du savoir, valeur pratique, transmissible, signe de l’humain, à la différence de la valeur d’usage, « valeur » du jetable qui fait tant notre malheur. Il propose comme modèle de société possible le régime des intermittents du spectacle, travaillant un certain nombre d’heures moyennant une rétribution et une sécurité offertes, donnant le meilleur d’eux-mêmes. Cependant, il ne faudrait pas laisser sur le côté ceux qui ne pourraient pas participer par incapacité et leur assurer un revenu de subsistance.

Il n’est pas anodin de constater que cette possibilité offerte par la technologie numérique à tous d’établir des réponses aux questions qui nous sont posées de manière menaçante arrive au moment même où notre espèce et notre planète risquent de disparaître : serait-ce un effet du pharmakon ?

Ainsi, nous n’avons pas le choix. Si nous n’entrons pas dans une nouvelle ère et que nous ne changeons pas notre fusil d’épaule, nous serons privés d’avenir, et notre bêtise programmée nous aura définitivement perdus.

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* L’emploi est mort, vive le travail, de Bernard Stiegler, entretien avec Ariel Kyrou, collection Mille et une nuits, Fayard 2015.

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