Les attitudes possibles devant la menace d’extinction (III.b. & III.c.) L’eugénisme et l’exterminisme

Ouvert aux commentaires.

Rappel : options I et II ; option III.a.

III.b. L’eugénisme, à la différence de l’exterminisme, vise à façonner les générations futures en opérant le tri entre les humains à naître, en vue d’encourager un certain profil parmi l’ensemble de ceux actuellement représentés, comme étant d’un certain sexe, d’un certain type, etc. tout en faisant baisser le nombre des autres par un système d’interdictions et de prescriptions, et ceci dans une perspective considérée sans doute comme « adaptative » par ses partisans, même si d’autres catégories de la population s’interrogent alors sur les critères retenus, notamment, et tout particulièrement, la sous-population présentant les caractéristiques dont il aura été déterminé par certains qu’il s’agit de l’éliminer.

Le surhumanisme nietzschéen, d’une part, le transhumanisme d’autre part, trahissent sans aucun doute leurs sympathies pour l’eugénisme, même si la plupart de leurs porte-paroles nieraient cette inclination. Quoi qu’il en soit, ces deux courants devraient pouvoir expliquer pourquoi il paraît judicieux aux tenants de l’eugénisme de se réclamer d’eux : il est en effet logique de penser que si un profil particulier de personnes est défini comme « type idéal », que sa prépondérance sera recherchée et encouragée.

De fait, même en l’absence de déclaration expresse de sa part, le transhumanisme n’a aucun scrupule à sympathiser avec l’eugénisme, même si des mots moins controversés qu’« eugénisme » sont alors utilisés de préférence par ses partisans, tels qu’« amélioration » ou « augmentation » ou des néologismes comme « prothétique » ou « cyborgisation », méthodes privilégiées pour la réalisation de cette politique particulière de transcender la perfectibilité humaine.

Une certaine ambivalence existe de ce point de vue dans le cas du surhumanisme nietzschéen dans la mesure où son Surhomme manifeste un dédain envers la reproduction. Ce fut le cas pour Nietzsche lui-même en tant qu’individu et nul n’a jamais douté sérieusement que l’image de l’Übermensch ait été conçue par lui à partir d’une représentation idéalisée de sa propre personne, comme en témoignent de manière transparente des textes comme L’Antéchrist (1895 [1888]) ou Ecce Homo (1908 [1888]), que l’on attribuera charitablement, selon son choix, à la période qui précéda sa folie ou qui y appartient déjà.

On pourrait même affirmer sans doute que la vision nietzschéenne du Surhomme relève de la catégorie du deuil à titre privé de la misérable expérience humaine plutôt que d’une vision malthusienne en cohérence avec le projet de restauration d’une harmonie entre le genre humain et la capacité de son environnement à assurer son existence.

 

III.c. Le souci de modeler la population quant à ses traits physiques et son patrimoine génétique, dont l’eugénisme fait un projet dans le moment présent mais dont l’aboutissement n’apparaîtra que progressivement à l’avenir, l’exterminisme lui, entend le réaliser ici et maintenant – avec une aura d’urgence vitale, comme en témoigna la problématique allemande du Lebensraum, l’« espace vital » de sinistre mémoire, une invention de Friedrich Ratzel (1844-1904) devenue pilier de la pensée pangermaniste avant d’être reprise avec enthousiasme par le nazisme. Plutôt que d’élargir la définition de l’eugénisme pour y inclure également l’exterminisme, nous préférons du coup distinguer clairement les deux termes.

Un projet envisageable pour l’eugénisme serait de réduire le nombre d’êtres humains à la surface de la terre par une action concertée, soulignant qu’il y a à cette conception, deux versants : un premier que l’on pourrait qualifier de « progressif », à savoir favoriser un glissement dans la composition de la population humaine vers un profil spécial considéré comme particulièrement souhaitable et en réduisant le nombre des non-conformes par un système d’interdictions et de prescriptions, le second versant étant celui d’un eugénisme « actif » que l’on confond parfois avec le premier mais que les commentateurs qualifient aujourd’hui à juste titre d’« exterminisme », un terme introduit autrefois par l’historien marxiste britannique E. P. Thompson (1924-1993), quand, dans un projet délibéré, une partie de la population se débarrasse d’une autre, un type de politique qui a été pratiqué, et qui se pratique toujours, sur une base ethnique, religieuse, politique ou pseudo-médicale.

Une nouvelle justification apparaît aujourd’hui pour l’exterminisme, liée à la disparition de l’emploi. Le travail est traditionnellement effectué par les personnes que l’on appelle « salariés », que Marx appelait, à l’image de Robespierre, « prolétaires », c’est-à-dire ceux dont la seule richesse est d’avoir une progéniture (en latin : proles) susceptible de les aider par son appoint de main d’œuvre. Or, la disparition du travail du fait de la numérisation (robots, logiciels, Intelligence Artificielle) signifie que les gains du capital, détachés du travail, auront cessé entièrement de constituer une spoliation des travailleurs pour être puisés avec l’aide de machines dans une exploitation directe des « aubaines » auxquelles pensait Proudhon.

Si la question de la disparition du salariat n’est pas résolue par la séparation une fois pour toutes des revenus et du travail effectué, les anciens salariés qui auront été expulsés petit à petit du marché de l’emploi finiront par constituer une masse désœuvrée dont les récriminations constantes et les larcins, causeront l’irritation des « capitalistes », les détenteurs de capital.

Les chiffres diffèrent quant aux emplois susceptibles de disparaître à moyen terme, mais que l’on se réfère aux 9 % que mentionne l’OCDE ou aux 51 % calculés par le cabinet McKinsey, le fait est là : le travail disparaît, les êtres humains nécessaires à la production de marchandises et à l’offre de services sont de moins en moins nombreux. La part des avances nécessaires en capital ne cesse de croître dans la production, alors que celle des avances en travail ne cesse elle de baisser.

Les entreprises automobiles mobilisaient autrefois des centaines de milliers d’ouvriers et d’ouvrières : en 1979, la General Motors employait 618.000 personnes, dont 80.000 dans la seule usine de Flint dans le Michigan, soit près de la moitié de la population de cette ville de 190.000 habitants ; l’usine Renault à Flins employait 21.000 personnes en 1972, celle de Sandouville, 13.000. Par contraste, les grandes firmes de génie génétique n’emploient aujourd’hui que quelques centaines de personnes seulement : 400 pour l’une des plus grandes, Horizon Discovery. En novembre 2019, Microsoft emploie 148.000 personnes, General Motors, 173.000, des effectifs du même ordre de grandeur, mais la capitalisation boursière de ces firmes est incomparable : 1.155 milliards de dollars pour Microsoft, 51 milliards pour General Motors.

Peter Frase, un sociologue-politologue américain, a proposé dans un petit livre intitulé Four Futures (London : Verso 2016), quatre scénarios envisageables pour le monde futur. Le premier consiste en un retour au communisme soviétique, dont il paraît peu probable selon nous qu’il ait un quelconque avenir, tant la continuité entre ce régime et le tsarisme qui l’avait précédé est apparue criante avec le recul du temps. Le deuxième scénario nous promet encore davantage d’ultralibéralisme. Le troisième, dont Frase pense beaucoup de bien – mais dont il ne parvient pas hélas à défendre la cause de manière convaincante – est celui d’un retour à la social-démocratie telle que nous avons pu la connaître et la vivre durant les années cinquante et soixante. Le quatrième scénario qu’il imagine est une version plus extrême encore de ce que le film Elysium met en scène : celui de l’« exterminisme », contre lequel il met sévèrement en garde. Le raisonnement de Frase est celui-ci : nous verrons face à face deux types de populations, l’une universellement considérée comme indispensable, et l’autre déconsidérée parce qu’au pôle opposé : à l’existence indifférente. La tentation sera là présente pour les nantis, de se débarrasser des misérables, considérés comme de simples gêneurs.

« Ne dites pas que cela n’aura pas lieu, insiste Frase, car cela a déjà eu lieu ! Non seulement cela s’est déjà vu, souligne-t-il, mais cela s’observe toujours. Ne disons pas : ‘Les riches n’oseront pas, eux qui ont à leur disposition les machines parce qu’ils en sont propriétaires, ils n’oseront pas se débarrasser de ceux qui ne sont pas comme eux, mêmes s’ils apparaissent comme de véritables gêneurs’. Non ! l’éventualité n’est certainement pas à exclure : l’élimination des populations à l’échelle industrielle est faisable. Elle a déjà été faite ».

Sur un plan technique, l’eugénisme et l’exterminisme sont en effet réalisables. L’intelligence artificielle couplée à des armes, ce que l’on appelle désormais des « système d’armes létales autonomes » (SALA) ou plus couramment des « robots-tueurs », offre une voie « propre » à l’exterminisme. Le participant à une manifestation retournera à son véhicule une fois celle-ci terminée, satisfait que tout se soit bien passé et c’est là qu’un Robocop l’attendra pour lui retirer une fois pour toutes l’envie de manifester, un autre robot disposera alors de son cadavre. Nul ne saura jamais ce qui lui est arrivé : son nom s’ajoutera sans plus à la longue liste des disparitions inexpliquées.

Une vidéo terrifiante a été produite par l’association des scientifiques s’opposant à l’utilisation militaire de l’intelligence artificielle appelée Stop Autonomous Weapons. Y est présenté un petit groupe de lycéens ayant mis à jour sur l’internet une affaire de corruption et ayant créé un petit club autour de cela. Il n’est pas dit de quoi il s’agit exactement : on voit seulement une mère s’inquiéter de l’intérêt de son fils pour « un truc politique ». Dans la scène suivante, ces lycéens sont rassemblés dans un amphithéâtre pour un cours, quand cette salle de classe est soudain envahie par un essaim de mini-drones, et l’on voit ces petites machines qui de manière sélective repèrent les membres du club anti-corruption, vont se placer sur le front de chacun d’entre eux où ils activent une charge. Une petite explosion et les enfants s’effondrent sur leur siège, tués instantanément. Le nouveau monde s’est débarrassé de lycéens remuants s’étant mêlés d’une affaire de corruption ne les concernant pas.

Cette vidéo est à voir : elle est extrêmement bien faite, elle est saisissante, on y voit l’attitude des parents et l’on se rend compte que tout cela se passe aujourd’hui : il ne s’agit pas d’un monde de science-fiction, ce genre de choses relève du déjà techniquement possible. Cela peut déjà se faire.

(à suivre…)

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12 réponses à “Les attitudes possibles devant la menace d’extinction (III.b. & III.c.) L’eugénisme et l’exterminisme

  1. Avatar de Robin Denid
    Robin Denid

    La vidéo que vous nous donner à voir à la fin de votre écrit est extraordinaire !
    Je ne suis pas assez calé en IA et je la crois tout à fait possible à court terme, si d’après votre commentaire ce n’est déjà d’actualité.
    Il est évident que nous ne pouvons rien faire qui puisse l’empêcher. La science avance et l’homme est parfois, j’allais dire néendertalien pour en faire un mauvais usage, mais cela fait injure à nos ancêtres. Tout cela pour dire que notre cerveau reptilien nous l’utilisons comme des hommes modernes qui se croient le « plus » quelque chose alors que nous avons souvent perdu les vertus de l’entraide, de la coopération de la collaboration, de la bienveillance et de notre profonde spiritualité.
    Je crois encore dans cet Homme qui est quand même là au plus profond de nous et qui mettra au service de l’humain ce que pourra faire de mieux l’IA.
    Dans ce cas là je crois que chacun d’entre nous peut faire quelque chose. Je sais on me dit que je suis bisounours !!!

  2. Avatar de chabian
    chabian

    L’hypothèse que les pauvres s’en prennent aux riches, ne parait pas prise en compte dans les « attitudes possibles en face de l’extinction ». En fait, la colère meurtrière des pauvres n’apparait pas comme une « attitude possible », c’est-à-dire un comportement préparé, volontaire. C’est une fureur collective, qui apparait soudain et disparait aussi soudainement, sans leader à la « manœuvre ». Exemple de la Grande Peur et d’autres périodes de la Révolution. Souvent les autorités cherchent alors à canaliser vers des procédures judiciaires cette fureur collective qui cherche à construire une nouvelle image de soi, un nouvel idéal de soi du « peuple » en effaçant sa soumission sinon même sa collaboration et se réclamant soudain de la « résistance » et se donnant des « boucs émissaires » (cfr Fabrice Virgili, « La France Virile, Des femmes tondues à la libération », 2004). Mais c’est aussi les pauvres s’en prenant aux pauvres, avec les pogroms et autres tueries d’étrangers (italiens en France, etc.).
    Il faudrait alors penser que l’assassinat « eugénique », sur base de critères, volontaire, conscient et programmé, est le fait du pouvoir ou du groupe dominant (les lynchages aux USA) ou de groupes au sein du groupe dominant (le KKK).
    Le ton de pure logique des trois articles, détaché de toute réalité politique, me parait curieux, idéaliste.
    Dans la réalité, les dirigeants populistes attisent la haine du « peuple » des pauvres, contre des boucs émissaires. Les guerres civiles m’apparaissent l’horizon le plus probable dans le processus d’extinction, mais elles ne se conçoivent pas comme une « attitude possible ».

    1. Avatar de Paul Jorion

      Zut ! J’ai manifestement oublié de mettre (à suivre…) : vous croyez que j’ai fini !

      1. Avatar de Ermisse
        Ermisse

        En effet, il manque par exemple toutes les fins du monde attendues (impatiemment ?) par certaines religions ou sectes, qui pourraient avoir envie d’aider un peu le cours naturel des évènements.

      2. Avatar de Olivier Brouwer
        Olivier Brouwer

        Bonjour Paul, je ne vois pas très bien ce que qui que ce soit peut ajouter après ça.

        1. La technologie existe, elle a été développée.
        2. Du code, ça se duplique aussi facilement que de mettre nos photos de vacances sur une clef USB.
        3. Le « hardware », même si il a été développé pour le moment dans des laboratoires (soi-disant) top secrets par les armées des Etats (encore à l’heure actuelle, plus ou moins) les plus puissants du monde, il est tellement facile à « ré-inventer » que des groupuscules de quelque tendance que ce soit (en général plus souvent d’extrême-droite que d’extrême-gauche, mais sans exclusivité) peuvent sans problème s’y employer avec succès.
        4. Il y a à la surface de la terre des tas de gens qui sont convaincus que telle ou telle autre catégorie de la population mondiale devrait disparaître, parce qu’alors les choses iraient tellement mieux ! Ça aussi, ça se duplique en un nombre infini de variations sur le thème, regroupées dans l’approche exterministe que tu développes par ailleurs.

        Ma conclusion : la probabilité que cette arme soit d’usage courant dans un avenir proche est de 1 et je ne vois plus très bien, en fait, pourquoi on se casse le cul à essayer de construire un avenir pour l’humanité…

      3. Avatar de Olivier Brouwer
        Olivier Brouwer

        « Si tout homme avait la possibilité d’assassiner clandestinement et à distance, l’humanité disparaîtrait en quelques minutes. » (Milan Kundera)

        Eh bien voilà, on y est presque !

  3. Avatar de Decoret Lucas
    Decoret Lucas

    vous n’êtes pas quelqu’un de simpliste alors ça me fait flic quand vous l’êtes avec Un gentil pépère .

    Ce n’est pas l’objet du billet mais il a déjà été assez sali et Je me dois de défendre un que j’aime bien.

    À mon avis il était simplement en burnout Le pauvre avant de devenir officiellement taré.
    C’est pas parce qu’on fait pas l’amour et qu’on prend un peu de drogue qu’on est dangereux, ce sont des symptômes venu le droit d’autre part,
    Étouffé par des amours féminins malades, D’où il a sûrement tiré un esprit particulier, mais il aurait passé de bons vieux jours et constitué une œuvre plus libératrice si le véritable amour avec croiser son chemin, je parle de Nietzsche.

    1. Avatar de Decoret Lucas
      Decoret Lucas

      Et pour les fautes excusez c’est une marque de fabrique

      1. Avatar de Decoret Lucas
        Decoret Lucas

        (Quelqu’un comme Machiavel, dont les chefs d’État les plus néolibérales prennent encore exemple pour assujettir leur peuple et qui n’a pas énoncer clairement dans son œuvre principale qu’ilétait pour plus de démocratie et non un manuel de pouvoir omnipotent et destructeur, me semble bien plus dangereux.

        PS. L’innocence de cet homme trahi une vengeance pour sa mise à l’écart.

      2. Avatar de Decoret Lucas
        Decoret Lucas

        Chez Nietzsche, une simple vengeance, au revanche contre une vision tronquée qui lui a été offerte et qu’il a surexploité.

        Voilà merci et bonne journée 😀

  4. Avatar de Decoret Lucas
    Decoret Lucas

    Ah et pour conclure, une formule qui aurait déjà dû être dite et qui selon moi lave son honneur,
    Nietzsche : c’est l’Allemagne qui essaye de s’humaniser.

    En très schématique et avec plein de respect pour mes comparses allemands, Ça ne doit pas être totalement faux.

  5. Avatar de Jeanson Thomas
    Jeanson Thomas

    Le mépris palpable parfois, d’une personne pour un groupe humain, me pète à la figure plusieurs fois par an.

    En vrai , ou bien dans les media, ce mépris est l’embryon de la suite.

    A ceux qui ne savent pas quoi faire : Ne le laissez pas passer !

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