Retranscription de La mort statistique, et puis l’autre, le 4 mai 2020. Ouvert aux commentaires.
Bonjour, lundi 4 mai 2020 et ma petite vidéo s’intitulera : « La mort statistique, et puis l’autre ».
Je ne sais pas si vous avez remarqué. Je le vois en tout cas autour de moi, beaucoup d’informations me sont distillées sur ce qui se passe, sur ce que c’est un virus, sur comment ça marche, pourquoi le confinement, pourquoi on nous dit de ne pas porter de masque et puis on nous dit ensuite : « Il faut le porter » et on comprend que c’est un problème d’approvisionnement, que c’est un problème de destruction d’anciens stocks, de distribution, qu’on est dans un monde capitaliste et ceux qui ont beaucoup d’argent vont pouvoir rafler les masques et pui les revendre au prix fort à d’autres et ainsi de suite. Ça s’appelait l’accaparement autrefois et il faudrait encore l’appeler comme ça.
On comprend plein de choses sur les mécanismes à l’oeuvre. Et puis, on nous parle de l’Après-Covid-19 : comment est-ce qu’on va pouvoir changer le monde ? Les uns disent : « Il faudrait faire ça ! » et les autres disent : « Oui, mais ça va être très compliqué, comment voulez-vous ? » ou d’autres ajouteront, d’un air un peu sinistre : « Les rapports de force vont encore empirer en faveur de ceux qui décident déjà des choses donc, il n’y a pas de raison que, si ça va dans une direction, ce ne soit pas pire encore ». Et ainsi de suite…
On vous explique beaucoup de choses. On essaye… le monde se partage en deux camps. Pour le moment, il faut se tourner vers les Etats-Unis parce que c’est très très simple. Aux Etats-Unis, les opinions se partagent en deux : en Républicains et en Démocrates, donc c’est très simple. Les Démocrates disent : « Il faut d’abord sauver les vies humaines ». Ils disent, comme Robespierre : « Une économie sans gens vivants autour, eh bien, ça n’existe pas, donc il faut d’abord réunir les conditions pour que l’on puisse avoir une économie ». Les autres, les Républicains, disent : « Mais enfin, vous êtes complètement barjos ! Vous n’avez pas compris que le monde se divise en deux parties : il y a ceux qui vont mourir d’une épidémie et puis, il y a ceux qui vivent de l’économie. C’est pas les mêmes ! ». On est dans un monde comme … c’est quoi ? La machine à remonter le temps de H. G. Wells où il y a des… Comment ils s’appelaient ? Les uns s’appelaient les Morlocks et les autres s’appelaient je ne sais plus quoi [les Éloïs], et donc, divisés en deux populations, thème repris après dans le film « Elysium » et ainsi de suite. Il y a ceux qui vivent de l’économie et il y a ceux qui vivent de leur vie : on disait autrefois les prolétaires, ça veut dire que leurs seules ressources étaient d’avoir des enfants qu’ils puissent mettre au travail aussi. Voilà.
Donc, le monde se simplifie très fort mais l’ennui pour nous, c’est que ce n’est pas entièrement séparé et que ceux d’en face essayent de nous imposer des choses.
Et, dans le camp d’en face – ceux qui disent « D’abord l’économie, le reste on verra bien s’il y a des gens qui survivent » – il y a utilisation systématique de ce que j’appelle… Allez, je vais l’appeler la « fallace de l’escabeau » ou l’« argument de l’escabeau » et vous le connaissez, c’est si vous dites : « Oui, mais il y a autant de gens qui meurent de ceci ou de ça », on vous répond : « Oui, mais vous oubliez qu’il y a 83 personnes qui meurent chaque année en tombant d’un escabeau » ou bien « en ayant glissé dans leur douche », ou bien « en n’arrivant plus à sortir de leur baignoire » et ainsi de suite, c’est-à-dire qu’on vous envoie un petit chiffre dans les gencives en disant : « Mais, taisez-vous, ne parlez pas de la mort parce qu’il y a de toute façon des morts qui arrivent de manière tout à fait bizarre ».
Il y avait le fameux conte de Edgar Poe, « L’ange du bizarre ». Je crois que ça commence par le fait qu’il lit un fait divers où un type qui essaye de lancer une aiguille avec une sarbacane avait aspiré au lieu de cracher et que quelqu’un disait : « Oui, mais vous savez, les gens qui avalent l’aiguille plutôt que la cracher dans une sarbacane, ça arrive plus souvent qu’on n’imagine ». [« Les routes qui conduisent à la mort sont nombreuses et étranges. Un journal de Londres mentionne le décès d’un homme dû à une cause singulière. Il jouait un jeu de puff the dart, qui se joue avec une longue aiguille, emmaillotée de laine, qu’on souffle contre une cible à travers un tube d’étain. Il plaça l’aiguille du mauvais coté du tube, et, ramassant fortement toute sa respiration pour chasser l’aiguille avec plus de vigueur, il l’attira dans son gosier. Celle-ci pénétra dans les poumons et tua l’imprudent en peu de jours. »]
Et ce qu’il y a, c’est qu’un certain nombre de gens sont prêts [à ce qu’on leur oppose] la fallace de l’escabeau, l’histoire de la sarbacane. C’est les gens qui, comme moi, ont consacré une partie de leur vie dans la gestion du risque dans des entreprises, qui ont dû travailler sur des modèles mathématiques. Ils ont l’habitude. Ça fait des années qu’ils entendent l’argument de l’escabeau : « Oui, mais le calcul que vous faites ne sert à rien », etc. Si, il faut faire les calculs. Si on veut calculer le risque, si on veut calculer le montant d’une prime d’assurance, il faut savoir calculer quel est le risque réel et ainsi de suite.
Alors, c’est très délicat parce que… Je vous donne un exemple. Les gens subprimes, aux Etats-Unis, les emprunteurs subprimes pour leur logement, voilà, il se faisait que c’étaient aussi des gens qui réclamaient beaucoup plus d’argent des assurances. Alors, on peut dire que c’est parce qu’ils sont pauvres et donc, par conséquent, par exemple, leur logement aura plus de chance de cramer. Ça peut être aussi parce que s’ils ne payent pas leurs traites en disant que c’est parce qu’ils ne peuvent pas le faire, ça peut être aussi des gens qui vont essayer de trouver un peu d’argent en essayant d’escroquer une compagnie d’assurances, etc.
Si on entre dans les motivations, à ce moment-là, on se perd en route et là, aux Etats-Unis – et dans les autres pays – il y a des lois qui vous interdisent de faire certains calculs, d’aller chercher un certain type d’information, etc., non pas parce qu’on veut saboter le calcul du risque par les gens pour qui ça compte, c’est-à-dire qui font un business où le risque est quelque chose qu’il faut mesurer si on ne veut pas capoter entièrement. Il y a des lois qui vous l’interdisent. Pourquoi ? Parce que trouver tel chiffre, c’est une manière de stigmatiser tel ou tel groupe.
Les gens semblables vivent dans les mêmes quartiers. C’est vrai à peu près partout, que si vous regardez le code postal [de quelqu’un], vous pouvez avoir déjà une indication [de qui il est]. Et donc l’indication que vous avez à partir du code postal, c’est déjà une indication sur la prédisposition à rembourser ou non un prêt, à éventuellement réclamer des sommes importantes à des compagnies d’assurances, etc., etc. Et aux Etats-Unis en particulier, les règles sont extrêmement strictes, qui rendent la vie d’un calcul du risque extrêmement compliquée.
Qu’est-ce qu’il s’est passé ? L’argument de l’escabeau, c’est que quand on a commencé à parler d’un coronavirus, du Covid-19, qu’on appelle maintenant SARS aussi, SARS-CoV-2 si j’ai bon souvenir, il y a des gens qui, tout de suite, vous ont dit : « Oui, c’est une grippette. Oui, il y a toujours des gens qui meurent l’hiver parce que, voilà, ils sont vieux, etc. ». Et l’argument traîne toujours : « Oui, mais les vieux ceci, les vieux cela, etc. donc c’est une affaire de vieux » et ainsi de suite. Ça a marché au départ, tant que la courbe de gens qui mouraient du coronavirus restait dans les environs, effectivement, d’une grippe saisonnière. L’argument pouvait tenir éventuellement. Celui qui ne tenait pas, c’était comparer les chiffres sur une semaine pour les gens qui mouraient du coronavirus de ceux qui mouraient sur une année des accidents d’auto et de machins comme ça. Mais là, comme je vous l’ai dit, c’est une question et ça, c’est Mark Alizart qui a fait cette remarque (je l’ai déjà mentionnée plusieurs fois) : « Etre climato-sceptique, ce n’est pas être quelqu’un qui se situe au sein du débat scientifique : c’est quelqu’un qui se situe dans le débat politique, qui s’est rallié à un parti politique ».
Et l’histoire de la grippette, l’histoire de, voilà, l’argument de l’escabeau, là aussi, ce n’est pas un argument scientifique – en plus, c’est faux – mais c’est un argument de type politique. Ce sont les gens qui sont affiliés à certaines courants politiques qui défendent ce point de vue.
Mais, donc, ça rendait la vie plus difficile aux scientifiques au départ, tant qu’il n’y avait pas plus de morts [du Covid-19] que de la grippe saisonnière. Et puis, tout à coup, ça a commencé à grimper : on a vu que ça dépassait. Ça a attiré l’attention… Il y a un commentateur, Nikademus, sur le blog, qui a remarqué du coup qu’il y avait déjà des choses très bizarres en 2017-2018-2019. Il y avait déjà des morts qui ne ressemblaient pas à de la grippe saisonnière durant les hivers 2017-2018-2019. Est-ce qu’il y avait déjà un dérèglement qui se mettait en place ? C’est la question qui est posée et qu’il serait intéressant de résoudre.
Mais ça a attiré l’attention de tout le monde parce qu’on a vu que ça discutait à la télé, parce qu’on en parle dans le journal, parce ça circule sur les réseaux sociaux cette idée que, oui, mais on oublie qu’il y a toujours un certain nombre de gens qui meurent « de manière statistique », si on peut dire, en arrière-plan. C’était l’argument, le fameux argument d’Emile Durkheim au tout début du 20ème siècle, dans son livre sur le suicide. Rien ne semble être une décision plus personnelle que de se suicider ou non et pourtant, il y a en France, toujours, je ne sais pas, je vais dire un chiffre au hasard, 0,7 % de la population qui se suicide chaque année [en réalité : 0,15 pour mille, et 2 pour mille de tentatives]. Comment est-ce possible ? Et là, j’en ai parlé récemment à propos d’une analyse que j’avais faite avec Sir Edmund Leach, d’un système de parenté australien Murngin. J’avais parlé de ce qu’on avait découvert, Geneviève Delbos et moi [cf. La transmission des savoirs – 1984, pp. 73-85], qu’il y avait une forme de la famille tout à fait particulière dans deux villages distants peut-être de 25 km à vol d’oiseau [en réalité 40km] et que l’explication, c’est dans le mode de production, c’est dans la manière dont on vit, c’est la vie économique. Que pour l’un, à Houat, il fallait réunir le nombre de fils nécessaire sur un bateau pour le faire marcher comme une unité économique, qu’il puisse aussi alimenter les femmes qui ne vont pas en mer, les filles, la mère, etc., qui s’occupaient d’une vache et des petits champs, etc., du jardin, de faire la lessive. Dans les ménages de pêcheurs, faire la lessive, c’était un gros truc. Il fallait la faire tous les jours avec des vêtements solides et ainsi de suite, alors que dans le village de Mesquer [en réalité, le village contigu de Saint-Molf], un village de paludiers, la famille avait une forme tout à fait différente. Pourquoi ? Parce qu’elle était liée aux marais-salants et qu’un marais-salant, c’est une structure très compliquée qui peut faire vivre une famille (les bonnes années), mais qu’on ne peut pas diviser : il faut le transmettre [comme un tout] et, à l’époque, on transmettait ça uniquement à un homme.
Il y a donc des choses qui sont d’ordre statistique. Il y a des choses qui sont de l’ordre de l’arrière-plan et nous avons commencé à réfléchir à ça. On a attiré notre attention sur oui : il y a toujours des gens qui meurent. Il y a toujours des saisons où les gens meurent davantage. Oui, à telle saison, on meurt davantage de ceci que de cela. Pourquoi ? Vous avez entendu parler, maintenant, de cette notion de « conditions préexistantes ». Voilà, parce que, plus on est vieux, plus en général il y a des choses déjà, des conditions chroniques qui se profilent en arrière-plan et si vous avez déjà 2 ou 3 de ces trucs, eh bien, il ne faudra pas grand-chose pour vous faire disparaître.
Mais, on découvre aussi des tas de choses auxquelles on ne pensait pas. Par exemple, le fait d’avoir eu la grippe, une grippe de type classique, et d’en être rescapé, ça ne vous diminuait pas de manière considérable par rapport à votre santé générale. Et quand vous mouriez d’une grippe saisonnière, c’est que vous étiez quelqu’un de déjà passablement abimé. Qu’est-ce que ça vous faisait perdre ? C’est l’argument du type « escabeau » qu’on a entendu pour le Covid-19 : « Oui, mais de toute façon, c’est des vieux qui n’avaient plus que 3 mois à vivre ! ». Ça, c’est peut-être vrai pour les gens qui meurent de la grippe saisonnière. Or, qu’est-ce qu’on a trouvé ces jours-ci, en commençant à analyser ? Et vous allez voir, ça va venir de plus en plus à la une des journaux, ça va cesser d’être juste des articles scientifiques qui circulent comme ça dans les coulisses. C’est les 10 ans. Ça fait perdre 10 ans.
Le Covid-19, ça fait perdre 10 ans. Les gens qui devaient mourir à 83 ans ils sont morts à 73. Les gens qui devaient mourir à 93, ils sont morts à 83. Et ça a l’air de marcher pour tout le monde. Voilà, les gens qui avaient déjà des conditions préexistantes et qui auraient peut-être pu mourir à 45 ans, ils meurent à 35.
Ça, c’est pour les morts, mais non seulement ça mais l’argument des 10 ans semble jouer aussi pour les vivants : de l’avoir eu, on ne récupère pas complètement. On ne récupère pas de manière suffisante et on vieillit d’un coup, comme on disait autrefois : « on vieillit d’un coup ». Quelqu’un qui l’attrape à 33 ans, il a de fait désormais 43 ans dans son corps. Celui qui avait 43 ans quand il l’attrape, il en sort à 53 ans. Celui qui a 83, il a 93, et ainsi de suite.
Ça joue comme ça aussi. Pourquoi ? Parce que, on l’a compris, ça attaque maintenant… on a vu que le virus s’attaquait à l’enveloppe des vaisseaux sanguins, les petits comme les gros, et donc, c’est pour ça qu’on voit apparaître ces caillots, qu’on voit apparaître des accidents cardiovasculaires ou des AVC chez des enfants ou chez de jeunes adultes.
Ça nous impacte tous de 10 ans donc, là, on sort des statistiques habituelles. La grippe saisonnière, elle pouvait vous voler 6 mois. Ici, on vous vole de 10 ans d’un coup. Donc, c’est autre chose.
Et c’est là que l’argument connecte entre la mort statistique et la mort tout court, la mort à laquelle on pense. Parce que celle à laquelle on pense, en général, c’est essentiellement la sienne, parce qu’on prend des risques, et il vaut peut-être mieux pas, il faut être prudent, etc. Quand l’âge augmente et qu’on commence à attraper diverses saloperies, le risque, on a le nez dedans : on vous le montre. Le médecin vous parle du fait que vous risquez de mourir peut-être dans 5 ans, peut-être dans 3 mois.
Vous avez peut-être eu, comme moi, la malchance, il y a, c’était quoi, il y a un an et demi, quand on m’a donné un mois et que ça paraissait vraiment pas beaucoup et qu’il fallait vraiment s’organiser [dans l’urgence]. Vous l’avez peut-être vu apparaître dans le thème de mes vidéos et des choses que j’écrivais à l’époque [rires].
La sienne, propre, c’est quelque chose de spécial et pourquoi c’est quelque chose de spécial ? Eh bien, parce qu’on en a conscience : nous pouvons nous faire une vision anticipée du fait de mourir.
Jean-Jacques Rousseau nous disait que, voilà, peut-être davantage encore que la musique ou le langage, la chose qui nous distingue des autres animaux, c’est que nous avons assez rapidement – ça nous vient, on nous l’explique – une représentation de notre mort sinon prochaine, mais en tout cas un jour.
Et là aussi, notre représentation est en train de changer. Je m’étais amusé… – vous le savez, si vous regardez un peu mes billets, mes vidéos, parfois, je fais de la provocation mais ce n’est jamais de la provocation gratuite : quand je le fais, c’est pour provoquer une discussion qui pourrait être intéressante – et j’avais repris [Vie quotidienne – Coronavirus : Les intentions retorses… d’une boule de protéines], dans un article qui est un article sérieux mais qui attribuait des « intentions » au coronavirus : « Il fait ceci pour cette raison-là et il parvient à ses fins parce qu’il essaye de contourner le système immunitaire, etc. ». Et bien entendu, si on nous dit que ce n’est pas à proprement parler vivant, un virus, c’est difficile d’imaginer qu’il ait une volonté derrière la tête. Mais là, il y avait quelqu’un qui avait tout de suite attiré mon attention dans un petit mail qu’il m’avait envoyé. Il m’a dit : « Vous savez, vous utilisez souvent la découverte de Benjamin Libet », psychologue américain des années 70, qui nous avait montré que la volonté, l’idée que nous avons une intention que nous venons mettre en acte en la réalisant, et que Libet était tombé là-dessus (des Allemands avaient déjà découvert quelque chose du même ordre), que la représentation d’une volonté, d’une intention que nous avons de faire quelque chose, comme ça, dans l’immédiat, elle nous vient quand l’acte est déjà en train d’avoir lieu : il est déjà en train de se réaliser.
[Libet] avait trouvé lui que notre représentation arrivait avec une demi-seconde de retard. On a refait les expériences pour essayer de vérifier son truc et parfois, on arrive, dans certains cas, à 10 secondes : la représentation qu’on est en train de faire quelque chose, parce qu’on a l’intention de le faire, elle nous vient 10 secondes après le fait qu’on ait déjà commencé à le faire.
Et ce correspondant dit : « Et alors, votre histoire sur la taille des familles, sur les gens qui disent ‘On voulait avoir un garçon… avoir une fille…’, etc. ». et qu’on tombe juste à Houat sur les 4 fils qui permettent de faire un équipage et qu’à Mesquer [en réalité Saint-Molf], on arrête d’avoir des enfants dès qu’on a le premier fils, ce qui explique parfois pourquoi le fils vient après 6 filles (parce que vous connaissez les probabilités : c’est une chance sur 2 à peu près), et il me dit : « Si vous dites tout ça, ça veut dire que notre volonté, notre représentation de ce que nous faisons, tout ça, c’est leurré ». Et c’est effectivement ça. Ce n’est pas très très loin de la représentation que j’ai d’un monde entièrement déterministe.
J’en parlais encore dans cette conférence que je vais vous mettre en ligne, parce que je suis en train de terminer de relire la retranscription, que j’ai faite à Lille, chez les psychanalystes et où je parlais de l’argument de René Thom disant que, si nous avons l’impression de vivre dans un monde indéterministe, c’est parce que nous n’avons pas conscience d’un certain nombre de dimensions qui sont là en plus et qui échappent à notre attention. Nous en voyons 4 et il y en a sans doute un peu plus et, dans un univers avec un nombre suffisant de dimensions pour le décrire, nous nous apercevrions que notre représentation, c’est dans une projection comme on dit, une projection d’un espace à n dimensions dans un espace à m dimensions, m étant plus petit que n (m < n).
Et donc, du coup, moi, je viens avec l’histoire suivante : on nous dit : « Oui, mais le virus, il n’a pas vraiment eu l’intention de faire son truc : ça s’est fait par sélection naturelle ! Il s’est retrouvé chez les chauves-souris qui ont un système immunitaire tout à fait extraordinaire, alors, la sélection naturelle a fait que ce sont des virus de plus en plus capables, en fait, de contourner le système immunitaire des chauves-souris qui se sont trouvés-là parce que, sinon, ils seraient morts ».
Et donc, voilà, tout ça s’explique comme ça. Oui, mais si on applique des raisonnements pavloviens à l’être humain, comme le fait la psychanalyse, en disant : « Tout ça, c’est des automatismes » (comme je l’avais expliqué dans mon livre « Principes des systèmes intelligents ») : pour faire du freudisme, il faut faire du pavlovisme un peu plus intelligent, c’est-à-dire en ajoutant une dynamique d’affect dans le fond.
Mais si vous ajoutez une dynamique d’affect sur un univers de mots et avec un sujet à l’arrière qui va se reconnaître ou non dans ce qu’il ou elle entend dire, eh bien voilà, vous avez un mécanisme pavlovien, un truc automatique un peu plus compliqué et qui donne l’impression que certains sont inspirés et qui vous donnent le sentiment que vous êtes dans un bon jour ou dans un mauvais jour, parce qu’il y a des humeurs qui se déplacent, des hormones et ainsi de suite.
Donc, entre le virus finalement, parce qu’il n’a pas d’âme, ne sait pas pourquoi il fait exactement ce qu’il fait et nous, parce que nous avons une âme, nous savons exactement ce que nous faisons, il n’y a qu’une gradation. C’est du plus ou moins. Est-ce que la biche au fond des bois a une âme ? Est-ce qu’elle peut se représenter à elle-même ce qu’elle fait ? Alors, vous le savez, dans notre culture, les adultes disent : « Non, les animaux, c’est un peu automatique » – c’est comme ce que je viens de dire. Mais les enfants savent que si : les enfants savent que la biche a une âme comme nous ! C’est après qu’on oublie, c’est un savoir qui disparaît avec l’âge.
Et l’âme existe peut-être ou non. Je n’entre pas dans ce débat-là : comme le disait Laplace, on n’en a pas besoin comme hypothèse. Ce qui fait la différence, c’est la conscience. Nous avons une conscience et ça, on ne sait toujours pas exactement comment ça marche. Moi, j’ai lancé une hypothèse en 1999, dans un article qui s’appelle « Le secret de la chambre chinoise ». J’ai dit que c’est un dérivé, c’est un artéfact du système de mémoire. On n’en a pas besoin en réalité : c’est un truc en plus. Mais il se fait que ce n’est pas pratique pour nous. En particulier, ça nous permet à nous d’avoir une représentation de l’avenir, de se donner des buts, de dire « On va faire ceci ou cela ! » et sur cette histoire qu’il ne faudrait jamais expliquer en science le fait qu’il y a un but quelque part, que, voilà, le papillon a une longue trompe, un proboscis « pour aller pomper du nectar », « Oui mais non : c’est juste la sélection naturelle ! ». Mais, enfin, c’est à ça que ça lui sert !
Il y avait une réflexion qui était apparue dans les années 80, si j’ai bon souvenir [correct : D.G. Bobrow (ed.), Qualitative Reasoning about Physical Systems 1984] qu’on appelait « physique qualitative ». La physique qualitative nous disait : « Il n’y a pas moyen de faire de la physique sérieuse si on ne met pas les finalités dans le raisonnement, si on n’y met pas la cause finale d’Aristote : le but qu’on s’est donné ». Et l’exemple qui était donné… (il y avait beaucoup d’exemples intéressants), si vous décrivez une machine à vapeur et que vous devez décrire la soupape qui permet à la vapeur de s’échapper quand elle dépasse une certaine pression, il n’est pas possible de décrire ça, d’expliquer ça, autrement que « c’est pour empêcher que la machine n’explose quand il y a trop de pression ». Il n’y a pas moyen de le faire autrement. « Et la preuve, disait-il, c’est que quand on fait une description purement physique, en termes de cause et d’effet, on ne peut pas parler de la valve » et on n’en parlait pas autrefois. C’était un truc qui avait l’air empirique : on ajoutait ça pour que la machine n’explose pas mais on ne pouvait/devait pas l’expliquer dans les termes de la physique.
Alors, voilà, on est dans un monde où on ne peut pas mettre entre parenthèses les finalités et on ne peut pas mettre nous, surtout, le fait que nous sommes conscients de ce qui se passe et que, quand nous pensons « mort statistique », on ne peut pas s’empêcher de se poser la question : « Où est-ce que je me situe par rapport à ça ? », ce que ça veut dire, bien sûr, ce processus de mourir.
Et quand on nous explique comment on meurt du coronavirus, du Covid-19, ça n’a pas l’air particulièrement sympathique comme moyen de passer par la sortie et donc voilà : la mort statistique en arrière-plan et la nôtre : celle à laquelle nous pensons, celle en particulier qu’on ne peut pas s’empêcher de mettre à l’avant-plan parce que c’est elle qui nous dit : « Si on n’est pas en vie, il n’y aura pas d’économie », qui nous fait dire aussi : « Vous, les riches, vous pouvez faire ce que vous voulez devant une épidémie. Vous pouvez vous isoler. Vous pouvez aller à tel endroit mais c’est comme Le masque de la Mort Rouge chez Edgar Poe ! ». C’est pendant la peste si j’ai bon souvenir (je n’ai pas répété ma vidéo), on fait une fête au château parce que les châtelains se sont protégés et que tous les gens bien se sont protégés. Ils font une grande fête, un grand bal masqué et, au matin, il n’y a plus personne parce que, voilà, la mort rouge était elle aussi venue déguisée au bal.
Voilà, on va arrêter là-dessus.
On va continuer à réfléchir parce que, voilà, le monde est en train de changer et la bonne chose là-dedans, c’est que nous comprenons tous, individuellement, et le monde autour de nous, comment ça marche en réalité, ce qui n’est jamais une mauvaise chose.
Allez, à bientôt !
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