Philip K. Dick : le prophète qui se fit passer pour romancier (II)

Suite et fin.

Il y a donc dans VALIS (« Vast Active Living Intelligence System » – 1981) un très étonnant dédoublement de la personnalité : un personnage correspondant en tout point au véritable Philip K. Dick, dont ses compagnes successives et amis de l’époque affirment avec un bel ensemble qu’il était fou et, en retrait, l’auteur de cette quasi autobiographie, maître de ses moyens, faisant preuve d’une stupéfiante lucidité, disséquant avec la froideur clinique d’un médecin-légiste le comportement de ce fou, dont rien ne suggère qu’il soit autre que le même Philip K. Dick. 

Dans une lettre datée de 1981, Dick prolongeait l’exercice : « Tous ceux qui ont lu mon récent roman VALIS savent que j’ai un alter ego nommé Horselover Fat, qui reçoit des révélations divines (du moins le croit-il : il pourrait s’agir de simples hallucinations, comme le pensent les amis de Fat). […] Eh bien, Fat a eu une autre vision : celle qu’il attendait. […] Pauvre Fat ! Sa folie est maintenant achevée car il suppose que dans sa vision il a vu le nouveau sauveur. J’ai demandé à Fat s’il était sûr de vouloir parler de cela car il ne ferait que corroborer le caractère pathologique de son état. Il m’a répondu : « Non, Phil, ils vont penser que c’est toi ». Maudit sois-tu, Fat ! de m’avoir conduit dans ce double bind (double contrainte anxiogène car combinant deux exigences contradictoires) » (1995 : 314).

Comment Dick lui-même aurait-il expliqué l’incongruité du « J’aurais souhaité pouvoir l’aider », qu’il émet à propos de son alter ego ? Nous connaissons la réponse : à partir précisément du dédoublement de la personnalité propre à la schizophrénie. Si nous le savons, c’est à partir du personnage d’un schizophrène que l’on trouve dans The transmigration of Timothy Archer, le dernier roman que Dick écrirait en 1981, publié en 1982 peu de temps après sa mort, relevant, comme je l’ai dit, de la « théologie-fiction ». 

Car si VALIS est un ouvrage biographique, en tant que mémoires romancés de son auteur, The Transmigration of Timothy Archer, est la biographie romancée de James Pike (1913-1969) : la véritable identité de « Timothy Archer », un évêque de l’église épiscopalienne : le pendant aux États-Unis de l’église anglicane en Grande-Bretagne. Pike fut accusé d’hérésie de son vivant pour sa remise en question du Saint-Esprit comme troisième composante de la Sainte Trinité. Pike fut à une époque le beau-père de Dick : celui-ci ayant épousé la belle-fille de la compagne de Pike. C’est Pike qui avait officié lors de la cérémonie de mariage de Dick avec sa parente par alliance. 

La compagne de Pike a dans le roman un fils schizophrène nommé Bill. Par ailleurs, à l’instar de Pike lui-même, son alter ego Timothy Archer tente par divers moyens de communiquer avec son fils décédé. Le coup de théâtre du roman intervient quand, après la mort accidentelle de son beau-père, Bill fait savoir à Angel, la narratrice, veuve du fils décédé, qu’il est lui désormais à la fois Bill et Timothy Archer réincarné, ce dont il apporte diverses preuves, étant capable de réciter des passages de Dante en italien médiéval, comme Archer/Pike avait la capacité de le faire, ou rapportant à Angel un incident dont Archer et elle sont les seuls à connaître l’existence. 

Cette épiphanie apparaîtrait comme le comble de l’invraisemblance si elle n’avait été amenée de main de maître, comme le point d’orgue du déroulement implacable du récit.

À ceci près qu’un schizophrène ne dispose pas de la maîtrise de la représentation de sa propre personne qui lui permettrait, à lui ou à elle, de jouer ce jeu à deux personnages, authentiques images inversées l’un de l’autre. Si bien que l’un des deux, du narrateur de VALIS ou de Horselover Fat, est le véritable Philip K. Dick. Car si une personne douée de toute sa raison peut simuler le comportement d’un fou avec plus ou moins de vraisemblance, un fou ne dispose pas du moyen d’incarner à la perfection une personne douée de toute sa raison – sans quoi il ne serait jamais passé pour fou. Ce qui nous conduit à penser que Philip K. Dick est le narrateur rationnel de VALIS  et Horselover Fat, un personnage de roman. Si ce n’est qu’on se heurte ici aux faits d’observation, les témoins à l’époque de la rédaction de VALIS et de The Transmigration of Timothy Archer, étant en effet unanimes (y compris son psychiatre dans divers entretiens, même s’il est prudent quant aux termes qu’il emploie) : Philip K. Dick est fou. 

La psychiatrie nous mène donc par deux canaux distincts à des conclusions contradictoires : par l’observation, que Dick était fou, et par le raisonnement, qu’il ne pouvait pas l’être. 

Le dilemme étant entier, il nous force à un pas en arrière, que voici : affirmer avec force et conviction dans notre monde que l’on est prophète au sens biblique, comme Dick le déclara à Metz, suffit à vous faire considérer comme fou par la médecine aussi bien que par votre entourage.

Admettons alors à titre d’hypothèse que Philip K. Dick, né à Chicago en 1928, mort à Santa Ana en 1982, était bien, comme il le prétendait, un prophète réceptacle de révélations divines. Dans ce cas, Horselover Fat est un prophète pris à tort pour un fou, tandis que le narrateur est un imbécile hurlant avec les loups quand il prétend que Horselover Fat est un fou qu’il prend personnellement en pitié. Ce qui inverserait la donne : Horselover Fat est l’auteur de VALIS et son véritable narrateur, à savoir Philip K. Dick, alors que le narrateur est un personnage de fiction, fruit de l’imagination de Dick. 

Mais dans ce cas-là, à quoi peut bien servir ce narrateur ami du sens commun et à qui les arcanes du diagnostic psychiatrique sont familières ? La réponse va de soi : à faire passer des prophéties bénéficiant de la caution divine, pour des récits de science-fiction, à travestir en manifestations inoffensives d’un genre littéraire mineur, le message révolutionnaire d’une nouvelle religion.  

À quoi cette nouvelle religion pourrait-elle bien ressembler ? Tous les éléments en sont accessibles au sein de l’œuvre écrite de Dick. Et un excellent résumé nous en fut offert par lui à Metz, le 24 septembre 1977 : 

« Le mieux que je puisse faire […] est de jouer le rôle de prophète, de ces anciens prophètes, et d’oracle comme la sibylle de Delphes, et de parler d’un merveilleux monde-jardin, très proche de celui dont il est dit que nos ancêtres l’habitèrent autrefois – en fait, j’imagine parfois qu’il s’agit précisément de ce même monde restauré, comme si une fausse trajectoire de notre monde allait finalement être parfaitement corrigée, et que nous serions à nouveau là où il y a plusieurs milliers d’années nous vivions et étions heureux : […] notre demeure légitime que nous avions en quelque sorte perdue. […] Ce qui m’a le plus surpris dans ce monde aux allures de parc […], ce sont les éléments non-chrétiens qui en constituent le soubassement. […] Je voyais une étendue de terre et une eau lisse d’un bleu profond et, se tenant sur son bord, une splendide femme nue en qui je reconnus Aphrodite. […] J’avais la ferme impression que c’était l’autre monde – non pas celui des chrétiens – mais l’Arcadie du monde païen gréco-romain, quelque chose de plus ancien et de plus beau que ce que ma propre religion peut convoquer comme appeau pour nous maintenir dans un état de moralité empreinte d’un sens du devoir et de foi » (1995 : 256-257).

Le style de Dick : celui du témoin

Conformément à la conviction de Dick que ses textes sont des récits et non des contributions à la littérature de fiction, il écrit dans un style utilitaire : pour se rendre d’un lieu à un autre, il ne s’encombre que du bagage le plus léger. Il y a des dialogues, et des soliloques, en quantité et, pour les séparer, la description d’actes ayant lieu, et surtout les délibérations des protagonistes, débouchant sur ce que nous les entendons dire. Aucun paysage embrassé du regard, pas de description détaillée de personnages : la seule mention de leur sexe, leur âge et la liste des vêtements qu’ils portent, la matière, le couleur et le motif, c’est tout. Pas même une réflexion sur le style de leur habillement et ce qu’il pourrait révéler. Jamais rien sur la forme d’un nez, la couleur de certains yeux, l’allure générale d’une coiffure. Non : « ses cheveux étaient noirs », et le lecteur entend : « passons sans plus tarder à la suite, à ce qui compte vraiment ». 

Mettre tout cela en scène, ajouter de la couleur, des parfums, de vertes étendues s’étendant à perte de vue, ou peuplées de haies et de bosquets, les sourires mutins et les visages marqués par l’amertume, c’est aux lecteurs de les amener, chacun avec soi. Tout ce qui manque pour donner chair est abandonné, selon l’expression consacrée, « à l’imagination du lecteur ».

Soyons franc, c’est ce qu’on appelle « ne pas bien écrire ». Et c’est ce qui explique que l’on lise ici ou là que ceux des livres de Dick qui ne relèvent pas de la science-fiction (l’ensemble étant écrit d’un style uniforme) ne présentent pas grand intérêt. La raison pour les lire, c’est l’histoire qui y est narrée : une histoire toujours à vous faire exploser la tête, mais de l’histoire vraie nous est-il enjoint d’admettre : « toute ressemblance entre la fable racontée ici et des personnes réelles n’est nullement fortuite : elle est intentionnelle », affirme Dick car « ces récits des États-Unis sous la botte nazie, de la terraformation de la planète Mars, de la révolte de Massada en l’an 74, c’est là l’histoire véridique de ma propre vie ».

Références : 

Philip K. Dick, Ubik [1969], New York : Vintage Books 1991 

Philip K. Dick, VALIS [1981], New York : Vintage Books 1991

Philip K. Dick, The Transmigration of Timothy Archer [1982], New York : Vintage Books 1991

Philip K. Dick, « If You Find This World Bad, You Should See Some of the Others », Conférence de Metz 1977

https://www.youtube.com/watch?v=strchomt5nc

In The Shifting Realities of Philip K. Dick, New York : Vintage Books 1995, pp. 233-258

Philip K Dick: A Day In The Afterlife, Documentary about the author, Philip K. Dick, BBC Arena 1994

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Une réponse à “Philip K. Dick : le prophète qui se fit passer pour romancier (II)

  1. Avatar de Lucile Cognard
    Lucile Cognard

    Philip K. Dick pulvérisera peut-être le record des 300 années d’étude sur ces écrits que James Joyce a voulu pour les siens et dont la perspective l’a tenu hors de la « folie » non sans l’appui de sa conviction qu’il en sera bien ainsi.
    Philip K. Dick est génial, il est admirable dans cet exercice analogue et périlleux d’auto-référencement de sa prise de parole (« Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit […] », J.Lacan, L’étourdit, in Autres écrits, 2001, Seuil).
    Merci beaucoup d’avoir partagé ce travail approfondi, rigoureux et accessible aux autres sur lequel j’espère me pencher un jour moi aussi en détail.

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