LA « VALEUR » (II) LE CONCEPT DE « VALEUR » NE SERT QU’À UNE SEULE CHOSE : JUSTIFIER UNE « SCIENCE » ÉCONOMIQUE QUI NE SOIT PAS UNE « ÉCONOMIE POLITIQUE »

Ce texte est un « article presslib’ » (*)

David Ricardo (1772-1823), qui fut avec Adam Smith (1723-1790) le plus grand penseur de l’économie politique à quoi s’assimila la « science » économique à ses débuts, cherchait à fonder la valeur. Et ceci bien qu’il ait déjà indirectement démontré qu’il n’y en avait aucun besoin. En octobre et novembre 1815, alors qu’il s’apprête à rédiger l’ouvrage qui deviendra son fameux On the Principles of Political Economy and Taxation, et dont le sujet sera la répartition du surplus de la production entre la rente qui revient au propriétaire foncier, le profit qui revient à l’industriel et le salaire qui revient au travailleur, il ne mentionne à aucun moment la nécessité d’une théorie de la valeur. C’est l’économiste Piero Sraffa qui attirera notre attention sur cette curiosité au siècle suivant (Sraffa 1951 : xiv ; trad. fr. : 70).

À cette époque, Ricardo est à la recherche d’un « point fixe » qui lui permettra de mesurer la valeur : un instrument de mesure de la valeur, un étalon. C’est du côté du travail qu’il cherchera, mais en vain : rien de ce qu’il pourra découvrir de ce côté-là ne présente la stabilité requise.

Ricardo écrit en 1823 dans le brouillon d’une lettre à John Ramsay McCulloch (1789-1864) qui deviendra son principal disciple : « La valeur relative des deux marchandises varie… Pouvons-nous dire que les proportions du capital employé aient changé de quelque façon, ou la proportion du travail ? Certainement pas, rien n’a été modifié si ce n’est le rapport de répartition entre employeur et employé… – ceci, et ceci seulement constitue la cause du changement de valeur relative » ; et il conclut : « Le fait est qu’il n’existe aucune mesure de la valeur absolue qui puisse être reconnue à tous égards comme suffisamment adaptée » (Sraffa 1951 : xlvii ; trad. fr. : 104-105).

Chaque fois qu’il imagine être proche de son but, il échoue et est obligé de reconnaître que s’il existe un « point fixe », ce n’est pas du côté de la valeur qu’il faut le rechercher. La réponse est en réalité à rechercher là où il l’a en fait située quand il écrit : « … rien n’a été modifié si ce n’est le rapport de répartition entre employeur et employé… – ceci, et ceci seulement constitue la cause du changement de valeur relative ». Et le fait est qu’il l’a déjà dit plus clairement encore dans une lettre adressée à McCulloch le 13 juin 1820 : « Après tout, les grandes questions concernant la rente, les salaires et les profits doivent être résolues à partir des proportions dans lesquelles le produit total est réparti entre les propriétaires fonciers, les capitalistes et les travailleurs, et ces proportions ne sont pas essentiellement liées à la théorie de la valeur » (Sraffa 1951 : xxxiii ; trad. fr. : 90).

Exit donc la valeur : l’explication réside, écrit Ricardo, dans les termes selon lesquels le surplus économique est réparti entre rentes, profits et salaires.

En 1951, cent vingt-et-un ans plus tard, Piero Sraffa (1898-1983), dans son Introduction aux œuvres complètes de Ricardo, fera l’historique de cette quête vaine. Sraffa lui-même, dans le cadre d’une modélisation extrêmement stylisée de la question que se posait Ricardo, parviendra à résoudre le problème en définissant une marchandise « standard », composite de certaines autres dans des proportions savamment calculées, et qui peut servir de « point fixe ». Roncaglia, auteur du livre Sraffa e la teoria dei prezzi écrit : « La « marchandise standard » est une marchandise composite construite de telle manière que son prix en termes de la totalité de ses moyens de production ne change pas quand il y a des changements dans la répartition des revenus entre salaires et profits » (Roncaglia 1978 : 5).

La solution de Sraffa est élégante mais sa qualité d’« exercice de virtuosité » est un peu trop criante, ses vertus étant manifestement davantage d’ordre mathématique qu’empirique, au sens où l’on pourrait s’attendre à la rencontrer véritablement dans la réalité.

Le roc contre lequel vient buter Sraffa, comme Ricardo avant lui, dans leurs tentatives de découvrir un « point fixe » qui servira d’étalon à la valeur, c’est celui de ce facteur qui fait obstacle : les termes de la redistribution entre rentes, profits et salaires. Sraffa note : « Le « principal problème en économie politique » est, selon [Ricardo], la répartition du produit national entre les classes (voir la préface aux Principes), et, au cours de sa recherche, il se trouve embarrassé par le fait que la dimension de ce produit semble se modifier lorsque la répartition varie. … les valeurs relatives varient sous l’effet de changements de la répartition entre salaires et profits » (Sraffa 1951 : xlviii ; trad. fr. : 106).

Pourquoi alors, alors que la solution s’impose à Ricardo, comme elle s’imposera à Sraffa plus tard, ne peuvent-ils, ni l’un, ni l’autre, s’y résoudre ? Parce que la découverte d’un « point fixe » qui servira d’étalon à la valeur, permettrait de définir un univers autonome de l’économique, clos sur lui-même et se suffisant à lui-même : au sein duquel seules des explications purement économiques rendront compte de faits économiques, eux aussi.

Admettre, comme Ricardo et Sraffa auraient pu le faire, que la quête de la « valeur absolue », d’un étalon de la valeur, qui permettra d’expliquer entièrement les faits économiques en termes de valeur était vaine, aurait signifié que ce que nous appelons « l’économique » n’est en réalité pas « autonomisable » en tant qu’« économique » : que sa détermination ultime est en-dehors de lui, dans les rapports de force entre propriétaires fonciers, capitalistes et travailleurs. Ce qui veut dire que « l’économique » possède un ombilic qui se situe en-dehors de ce qui pourrait apparaître comme son univers clos et « autonomisable », et cet ombilic se situe très précisément dans le politique.

La découverte involontaire de Ricardo, confirmée ensuite par Sraffa, c’est qu’un domaine de « l’économique » stricto sensu est illusoire : ce qui fonde ce qui apparaît comme « l’économique » est ailleurs : dans le rapport de force entre groupes humains définissables seulement en ceci qu’ils sont les récipiendaires de la rente, du profit ou du salaire. Autrement dit : une « science économique » est nécessairement une économie politique et l’économie politique a son fondement dans le politique.

La prouesse que réalisa Sraffa dans Production de marchandises par des marchandises (1960) aurait pour signification uniquement ceci : que si l’on est déterminé à nier que l’économie politique a son fondement dans le politique, on est obligé pour soutenir sa position d’inventer cette marchandise « synthétique » qui procure bien la solution, mais sans pouvoir dissimuler son caractère d’artefact, sa nature de construction ad hoc sans véritable légitimité épistémologique, arbitraire du point de vue du sens, justifiée seulement par sa qualité de « solution mathématique ».

Je n’ai jamais partagé personnellement un tel souci, et le raison en est simple : je n’ai pas été formé comme économiste mais comme sociologue et comme anthropologue …

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The Works and Correspondence of David Ricardo, edited by Piero Sraffa with the collaboration of M. H. Dobb, Volume I, On the Principles of Political Economy and Taxation, Cambridge: Cambridge University Press, 1951

Roncaglia, Alessandro, Sraffa and the Theory of Prices, Chichester : John Wiley & Sons, [1975] 1978

Sraffa, Piero, Écrits d’économie politique, traduction et présentation Gilbert Faccarello, préface Gilbert Abraham-Frois, Paris : Economica, 1975

Sraffa, Piero, Production de marchandises par des marchandises. Prélude à une critique de la théorie économique., Paris : Dunod 1970

(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction numérique en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.

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208 réponses à “LA « VALEUR » (II) LE CONCEPT DE « VALEUR » NE SERT QU’À UNE SEULE CHOSE : JUSTIFIER UNE « SCIENCE » ÉCONOMIQUE QUI NE SOIT PAS UNE « ÉCONOMIE POLITIQUE »

  1. Avatar de Hélène
    Hélène

    Voilà une démonstration intéressante…
    Il serait intéressant de se demander si cette critique de la valeur au sens économique peut avoir une répercussion sur la valeur philosophique, telle que par exemple on peut la voir présentée sur des sites comme http://www.axiologie.org
    Je partage en tout cas votre analyse sur la valeur économique !

    1. Avatar de Kercoz
      Kercoz

      Je n’ avais pas vu cet article , analyse remarquable de P.J.
      Plus que philosophique, il me semble que cette analyse est mathématique et tend a démontrer que la valeur d’ une production varie en fonction du lieu et du temps …….que la modélisation des échanges , meme en laissant de coté l ‘ affect , pour ne se préoccuper de mettre en equa les besoins liés a la production de biens essentiels , …que cette modélisation aboutit a des equa complexes , differentielles ,…. irrationnelles ….. et que chercher a les rationaliser ne peut se faire qu’en « trichant » , qu’en simplifiant les equa , qu’en fabriquant des equa linéaires ……qui ne pourront donc pas bénéficier des attracteurs stabilisateurs propres aux systèmes complexes .

    2. Avatar de olivier69
      olivier69

      La modélisation en économie est une réduction. Cette simplification permet d’appréhender uniquement des tendances. Mais la tendance comme résultat se confronte à l’évolution de l’environnement. Cette confrontation amène l’analyste à intégrer de plus en plus de variables. Cette complexité rend l’outil inutilisable et même démagogique.
      La valeur est illusoirement un point fixe par le prix. Mais le prix ne reflètera jamais la valeur. Celui-ci peut seulement intégrer des valeurs. La notion de valeur se rattache à la notion d’usage. L’utilité d’un élément sert de valeur. Dans ce sens, la valeur est une production de l’esprit qui attribue une utilité à un élément afin d’en tirer un profit, un intérêt. C’est dans la fonctionnalité que se trouvent les balbutiements de la notion de valeur. L’utilité devient la réponse à un besoin lié à une appréhension de la condition (environnement).
      L’espace et le temps (en tant que condition) encadrent notre approche de la fonctionnalité. Notre compréhension de la condition humaine nous conduit à définir des objectifs. Si l’on considère que l’espace est fini alors nous devons appréhender le facteur rareté. Afin d’établir des relations humaines en terme d’échange, la monnaie sert de support de répartition des prix. Le moyen d’échange a comme utilité (en tant que valeur d’usage), la valeur d’unité de compte et d’intermédiaire en terme de fonctionnalité. Mais le moyen d’échange peut avoir d’autres utilités qui répondent à des besoins différents. Ce sont les institutions qui encadrent les fonctionnalités possibles. On parle alors seulement de motifs de détention de la monnaie.
      Donc, attribuer une utilité, une fonction à un bien ou service, c’est le définir en terme de profit, de valeur ajoutée, de gain et lui attribuer un prix, c’est déjà le posséder dans une dimension temporelle. Le processus de spéculation commence par l’imagination d’une fonctionnalité. La notion de valeur est une réponse à notre compréhension de l’environnement. Et nous ne pourrons pas trouver un point fixe car notre environnement évolue. Ensuite, les progrès scientifiques changent notre condition et parfois notre approche de l’espace.
      La valeur d’échange apparaît plus tard dans le processus de définition de la valeur avec la notion de monnaie. La valeur d’échange d’un élément apparaît avec la définition de la monnaie comme moyen. La notion de valeur peut alors être pervertie en fonction du désir d’échange et de l’objectif de l’échange. Il y a une définition fonctionnelle de la valeur par l’usage et une définition institutionnelle par l’échange.
      Si ceux qui créent ou contrôlent des valeurs monétaires et financières pensent que la rareté est une fatalité dans leur compréhension de la condition alors ils fabriquent en leurs faveurs des outils qui sont des armes de répartition des ressources. La valeur de l’instrument, c’est aussi qu’il peut être une arme ! C’est pourquoi, l’usage définit en partie la valeur en fonction de « comment nous nous en servons en terme d’objectif ». La valeur se crée par une fonctionnalité (comme bénéfice escompté) et elle évolue dès son usage (la façon de l’utiliser).
      La notion de valeur : un outil ou une arme ?

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