Le Treatise on Probability sur lequel Keynes aura travaillé durant huit années avant la guerre de quatorze paraîtra finalement, partiellement réécrit, en 1921. C’est un ouvrage académique, sans rapport dans son style avec son Economic Consequences of the Peace, paru deux ans auparavant, livre au contraire sensationnaliste, accusateur, aux portraits mordants d’hommes d’État vedettes de l’actualité, et qui sera lui un succès de librairie.
Dans son traité, Keynes a rebâti une théorie des probabilités sinon à partir de zéro, du moins à partir de ses fondations dans la période où débute sa mathématisation au XVIe siècle avec Jérôme Cardan (1501-1576), puis au XVIIe avec les Pascal, Huygens, Fermat, etc. Le livre est iconoclaste parce qu’il refuse le jeu habituel qui consiste à considérer que les « autorités » du moment sur la question ont automatiquement raison et qu’il suffit d’élaborer et de broder à partir de leurs enseignements qui contiennent leurs certitudes.
Le lecteur de 1921 se trouve alors devant un choix : soit il aborde le sujet avec les œillères que lui proposent les « autorités » en question et le livre de Keynes lui apparaît sous le jour que celles-ci souhaitent : comme une bizarrerie produite par un excentrique coupé de la profession, soit il aborde le sujet l’œil ouvert et les sens aux aguets et le Treatise on Probability lui semble ce qu’il convient effectivement d’écrire sur le sujet et, par comparaison, les livres contemporains qui parlent de probabilité lui apparaissent guindés, prisonniers des conventions d’une profession académique et de ses « jeux de langage » pour reprendre l’expression de Wittgenstein, et à tout prendre, naïfs.
Keynes s’amuse de cela bien entendu : après avoir annoncé d’emblée qu’il n’est possible d’attribuer un nombre à une probabilité que dans quelques cas particuliers, il cite les auteurs qui ont très doctement mis leur main au feu ou leur tête à couper, qu’il en va du contraire. Ainsi un certain W. F. Donkin qui a écrit :
« Je ne vois pas sur quelle base il serait permis de douter que chaque état de croyance précis portant sur une hypothèse envisagée est de par soi à même d’être représenté par une expression numérique, quelle que soit la difficulté ou l’impraticabilité de déterminer sa valeur réelle » (Keynes 1921 : 20-21) ».
Ou même, le fameux mathématicien et logicien Auguste De Morgan (1806-1871), « de la même opinion, pour la raison que, partout où existe une différence de degré, une comparaison numérique doit être théoriquement possible » (ibid. 21).
Mais au moment où ce traité de probabilité paraît, la question ne se pose pas de savoir où il va situer son auteur à l’intérieur de la profession mathématique puisque Keynes est déjà ailleurs : professeur d’économie à Cambridge, auteur d’un livre à succès, présence constante des tribunes libres et des chroniques dans la presse sur les questions économiques et financières.
Quand Keynes aborde les questions économiques, comme il l’a fait dans The Consequences of the Peace (1919), il décerne très libéralement les bonnes et les mauvaises notes aux uns et aux autres mais, sur le plan de la théorie économique proprement dite, il ne fait pas de vagues, se montrant d’un très grand conformisme par rapport à la science économique « standard » de son époque ou à ce qu’avance son mentor Alfred Marshall.
Cela ne pourra cependant pas durer : son magnum opus remet en cause d’une manière fondamentale l’usage des mathématiques qui prévaut déjà depuis trente ans en théorie économique, depuis les travaux de Stanley Jevons (1835-1882) en Grande-Bretagne, ceux de Carl Menger (1840-1921) en Autriche, et de Léon Walras (1834-1910) en France et en Suisse, qui ont proposé – quasi simultanément – de rendre compte de l’économie à l’aide du calcul différentiel, selon les mêmes principes que ceux de la mécanique en physique. Pas d’« esprits animaux » qui tiennent chez ces auteurs : dans ses calculs d’utilité subjective, l’l’homo oeconomicus, est rationnel, à entendre comme « optimiseur mathématique » hors pair. Pas non plus comme chez Keynes de futur quasiment inconnaissable : ces économistes vivent dans un univers laplacien dont le déterminisme absolu fait qu’une connaissance parfaite du présent engendre comme du papier à musique, une connaissance parfaite de l’avenir.
Keynes rejette le platonisme ou néo-pythagorisme de tous ces auteurs, mathématiciens ou inventeurs de la nouvelle « science » économique qui remplace l’économie politique. Leur conviction que le réel est constitué dans sa nature intime de nombres, que le mathématicien n’est pas un inventeur, mais un explorateur et un découvreur, lui est parfaitement étrangère. S’il admet qu’il existe des événements d’un type très particulier où une fréquence observée procurera l’évidence qui permettra d’associer à un événement un nombre mesurant sa probabilité (les jeux de dé, les jeux de carte qui permirent les premières découvertes en cette matière des pionniers Cardan, Pascal, Huygens, Fermat…), il insiste sur l’exceptionnalité de ces cas, sur le fait que toute probabilité est en flux : une opinion liée à un ensemble de faits pour la plupart sans stabilité aucune dans un univers comme le nôtre. Il écrit dans A Treatise on Probability à propos de la probabilité de retrouver l’épave du cargo Waratah, disparu au large de l’Afrique du Sud, telle qu’elle se « mesure » dans le taux de la prime exigée par les réassureurs :
« Le temps qui passa fit grimper le taux ; le départ des navires qui partirent à sa recherche, le fit baisser ; un bout d’épave innommable est découvert : il monte ; quelqu’un se souvient à point nommé que dans des circonstances similaires il y a trente ans, un vaisseau navigua pendant deux mois, à la dérive mais peu endommagé, et il tombe » (Keynes 1921 : 23).
Quand paraîtra en 1936, The General Theory of Employment, Interest and Money, Keynes aura 53 ans, un âge où la jouissance que l’on éprouve à choquer le bourgeois s’émousse. L’ouvrage aura été écrit par lui dans un langage que comprennent ses confrères : pour éviter les malentendus, pour que la réception de ses propositions pratiques aille vite. L’Américain Hyman Minsky, l’un de rares authentiques disciples de Keynes, s’en plaindra amèrement dans le petit livre qu’il consacrera en 1975 à la théorie économique de son maître :
« Comme beaucoup d’œuvres pionnières et originales, The General Theory of Employment, Interest and Money, est un exposé malhabile. Beaucoup de la vieille théorie se trouve toujours là, et une part importante de la nouvelle est formulée de manière imprécise et expliquée maladroitement. […] Du coup, sur plusieurs points critiques et tout particulièrement dans les passages consacrés à l’investissement, les taux d’intérêt, la valorisation des actifs, il fait des concessions excessives à l’école classique » (Minsky 1975 : 11-12).
C’est vrai, et c’est bien dommage : autant de passerelles jetées en effet qui permirent à partir de 1936 à des économistes sans imagination de se prétendre « keynésiens » sans que l’on crie à l’imposture. Et pourtant, les feux d’artifice ne manquent pas dans cette Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, un peu perdus certainement mais, comme on le verra, faciles à ressusciter cependant.
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Keynes, John Maynard, A Treatise on Probability, London : MacMillan 1921
Keynes, John Maynard, The General Theory of Employment, Interest and Money, London : MacMillan 1936, Volume VII de The Collected Writings of John Maynard Keynes
Minsky, Hyman P., John Maynard Keynes, New York : McGraw-Hill, [1975] 2008
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