Billet invité. À propos de Déconstruction aristotélicienne de la malhonnêteté financière par la reconstitution de la démocratie, par Pierre Sarton du Jonchay.
Pierre Sarton du Jonchay propose une démocratisation de la gestion du crédit fondée sur la philia :
« La théorie aristotélicienne du prix suppose la démocratie formée sur la philia. la démocratie, c’est l’égalité des droits à participer par son statut économique et politique réel à la diagonalisation des prix de tout ce qui peut légalement avoir une valeur marchande ».
Il ajoute :
« Mais la démocratie est également la liberté de négocier les lois et les règlements comme valeurs négociables qu’on paie par un prix si l’on est personnellement d’accord et qu’on vend si l’on n’est pas d’accord ni donc engagé ».
Cette alternative serait celle de la réciprocité mutuellement consentie et de la non-réciprocité organisée dans l’intérêt du plus habile.
Aristote définissait comme proprement humain le premier terme de cette alternative. Pourtant aujourd’hui c’est le second qui s’est imposé. Ses limites dramatiques obligent cependant à repenser la question à partir des fondements philosophiques de l’économie politique.
« Dans sa théorie fondatrice de l’économie véritable, de la science économique, du calcul des prix et de la monnaie, Aristote pose une éthique de l’acteur économique en le définissant comme citoyen de la démocratie».
C’est vrai mais l’on pourrait préciser que l’économie véritable selon Aristote ne saurait se limiter à l’échange selon une éthique, parce que l’éthique elle-même doit être produite, et qu’elle est produite par des relations de réciprocité qui ont une dimension immédiatement économique puisqu’elles sont dictées par la reconnaissance d’autrui d’après ses besoins (chreia) et par la sollicitude que suppose la prise en considération de ces besoins. Cette bienveillance n’est pas un postulat. Elle est inscrite, précise Aristote, dans la nature entre tous les membres d’une même espèce. En ce sens elle est universelle. L’économie de réciprocité est donc une économie naturelle mais cependant proprement humaine car seule la réciprocité (attribuée en propre aux hommes) permet que deux ou plusieurs bienveillances concourent pour engendrer la philia.
Aristote ajoute que seule la réciprocité peut fonder le sentiment de justice et le traduire concrètement par la mesure entre les biens échangés, c’est-à-dire donner une base légale pour définir les prix dans les échanges que nous qualifions dès lors d’échanges de réciprocité, base légale qui sera abolie par le libre-échange. Il y a donc bien une économie d’échange fondée sur une éthique mais plus encore intégrée dans une économie de réciprocité qu’elle démultiplie.
Les relations économiques qui fondent l’économie véritable sont donc des relations de réciprocité. Les statuts de production engendrés par la réciprocité sont égaux ce qui est la base de la démocratie : instituée, la démocratie devient le cadre dans lequel les échanges peuvent se constituer en relations égales entres elles car la norme qu’ils respectent est dictée par la relation des statuts entre eux.
S’il est vrai comme le dit Pierre que « L’intérêt du citoyen est de reconnaître ses alter-ego dans la cité afin d’échanger avec eux ce qu’il ne peut pas produire tout seul », on peut aussi préciser que pour Aristote ce n’est pas initialement dans son intérêt que chacun s’adresse à autrui. A l’origine, dit Aristote, les familles sont autonomes et s’invitent mutuellement pour créer la philia. Ce n’est que lorsque la société est assurée de la satisfaction de ses besoins, satisfaction régulée par le partage (métadosis), que la différenciation du travail induit que les uns dépendent des autres, et que se précisent des statuts de production ordonnés au bonheur de chacun. La satisfaction des besoins des statuts plus spécifiquement ordonnés au bien commun comme celui du magistrat, leur est due avec un supplément qui atteste le sacrifice consenti de leur autonomie. L’interdépendance et l’inégalité des statuts ne dérogent pas à la réciprocité mais confèrent à certains d’entre eux une plus haute dignité car ils sont au service des autres (le magistrat). Cette inégalité des statuts vérifie que le prix juste dépend de la réciprocité qui leur a donné naissance et non pas de l’échange en fonction d’un rapport de force.
Mais cela n’est-il pas dit implicitement dans ce texte :
« Le prix juste s’il existe, n’est pas dissociable d’un ordre social où les statuts soient mesurables même quand ils évoluent très rapidement comme dans notre modernité. Si l’on pousse jusqu’au bout le raisonnement aristotélicien sur la conditionnalité du prix juste dans la philia, on en vient à dire que la philia elle-même doit être mesurable pour que le changement des statuts sociaux soit incessamment réintégré dans la diagonalisation des prix. Le capital est la mesure collectivisée de la philia dans tous les prix possibles des biens livrables du présent au futur ».
Le capital ? Le capital dans l’économie politique d’Aristote ! Mais pas le capital issu de la chrématistique, certainement pas le capital issu de l’exploitation de l’homme par l’homme !
C’est ce que l’on entend de cette double précision:
« Il est évident dans la réalité économique de la démocratie d’Aristote que le capital ne peut pas exister sans une loi commune également appliquée à tous les citoyens quel que soit le prix économique du capital reconnaissable dans chaque citoyen ».
Tandis que le capital au sens capitaliste lui est opposé si je comprends bien sous cette forme :
« Il est non moins évident que l’intérêt purement individuel de chaque citoyen est d’imposer par la rhétorique sa mesure privée indiscutable du capital dans une économie faussement commune des prix ».
De sorte que l’on conclut :
« Le capital n’a pas de réalité dans le prix, si la finalité des choses échangées n’est pas partageable dans une amitié économique fraternelle ».
L’option retenue est donc bien celle du capital dans une économie de réciprocité (une amitié économique fraternelle) à laquelle l’échange entre intérêts particuliers serait ordonné.
Cette option ressort encore du texte suivant :
« En langage moderne, la chose, le prix, la loi d’économie et les parties n’existent pas sans un capital de solidarité qui donne matière à la réalité sous le prix ».
Le capital de solidarité peut-il être assimilé au capital constitué dans le système économique dominant actuel ? Logiquement la réponse devrait être négative.
Or le texte se poursuit en introduisant une alternative qui me semble infléchir la réponse dans une autre direction :
« On voit bien que la logique capitaliste spéculative consiste à produire une avance de phase permanente de l’équilibre des prix sur la philia afin que personne n’ait le temps de poser des rapports de force sur des statuts objectifs dans la production de « valeurs » ».
Voici opposée la logique spéculative capitaliste à celle de ceux qui voudraient poser des rapports de force sur des statuts objectifs.
Il me semble qu’est introduit une nouvelle donne qui fait intervenir deux forces opposées, et sinon la lutte des classes du moins comme le dira Zébu dans La prime à la Vertu, l’opposition des citoyens et des bourgeois qui luttent pour la maîtrise du capital, mais quel capital ?
La difficulté est que si l’on fonde la démocratie sur des rapports de force, là où le rapport de force est en faveur de l’une des parties celle-ci peut prétendre imposer ses conditions légalement. Elle se redouble du fait que si le capital est circonscrit par la privatisation de la propriété il n’est pas possible de le définir comme un capital de solidarité.
Envisageons d’abord cette seconde question.
Ecartons une confusion étrange mais pourtant réitérée constamment, la confusion entre propriété privée et propriété individuelle, étrange car la propriété privée des compagnies internationales ou transnationales, des sociétés anonymes, des coopératives ou des entreprises capitalistes n’a rien d’une propriété individuelle ! Selon l’économie politique non-capitaliste la propriété signifie la responsabilité exclusive de l’usage d’un bien dans le respect de celui-ci c’est-à-dire de ce que l’on vient de convenir d’appeler sa fonction sociale, dit autrement dans le respect de la relation de réciprocité qui fonde le titre ou statut de chacun comme sujet de droit. Le droit à la réciprocité est alors sous-jacent ou premier par rapport au droit de propriété qu’elle soit individuelle, familiale, communale, nationale, etc. puisque c’est la réciprocité qui fonde le sujet de la propriété comme tel. La propriété individuelle ne peut être privatisée sans briser la réciprocité et sans que le sujet ne perdre son statut vis-à-vis d’autrui.
On écartera une autre confusion celle-ci voulue et non pas accidentelle qui fait de la propriété et de la privatisation des synonymes alors que du point de vue de la réciprocité l’expression propriété privée est un oxymore. Si la propriété par son appartenance à la réciprocité peut être dite un droit universel, il me semble impossible de privatiser la propriété sans en exproprier autrui et sans nier l’universalité de ce droit. Ce qui est en jeu est sans doute l’usage de la propriété. Lorsque la bourgeoisie l’a soustraite au domaine de la réciprocité, ses juristes durent caractériser le droit de propriété privée par le pouvoir d’en faire ce que l’on en veut indépendamment d’autrui, et ils précisèrent donc que ce pouvoir implique celui de méconnaître le besoin d’autrui, et même de faire injure à la propriété elle-même si telle est la jouissance de son possesseur : c’est le droit d’abus.
Le capital garanti par la privatisation de la propriété conditionne la lutte entre les uns et les autres que celle-ci ait pour résultat la domination des uns sur les autres ou l’égalité entre les uns et les autres si cette égalité permet d’éviter le pire.
Il me semble donc que l’on ne peut faire l’impasse sur la question de la propriété privée sans se condamner à donner une définition du capital qui soit l’inverse de celle du capital de solidarité et par suite sans être contraint de résoudre le problème des inégalités en termes de rapports de force.
Envisageons donc cette deuxième question du rapport de force.
Dans son commentaire, Zébu reprend l’argumentation de Pierre Sarton du Jonchay :
« Le renversement d’une tel système (spéculatif) serait comme le propose Pierre de poser le principe de l’égalité d’accès de tous au crédit et le droit de tous à pouvoir s’insérer dans un rapport de force social réciproque qui lui permette à la fois de participer réellement à la formation de la prime de crédit mais aussi que cette prime puisse être évaluée collectivement sur un marché de cotation des primes de crédit. Plus largement, dans un système politique réellement démocratique, c’est bien l’évaluation démocratique de cette prime à l’aune des principes démocratiques qui permet de connaître le juste prix du crédit et de son accès pour chacun et pour tous ».
Zébu propose de soumettre les rapports de force à des principes démocratiques mais comment les instituer face à la force qui les nie ?
« Il semblerait donc, en dehors d’une nationalisation ou d’une socialisation du crédit que le pouvoir politique se répugne à effectuer (sauf, bien entendu, en cas de grande débandade financière, afin de ‘sauvegarder les intérêts des déposants’), que seule la force puisse être de quelque utilité, à moins d’attendre le prochain conflit mondial et d’être assuré d’en sortir : le rapport de force social, bien évidemment ».
Que les forces sociales puissent imposer la raison aux oligarques par la force n’est-ce pas donner à la force une prérogative que tout autre que les démocrates peut aussi invoquer ?
Avant que Platon, Aristote et leurs pairs, ne traitent la question du fondement d’une société humaine, les Grecs s’étaient posés cette question « Qui dicte le droit ? » À l’issue de l’affrontement de Thèbes et d’Athènes, les Thébains vaincus envoyèrent une délégation aux Athéniens pour écrire en commun un traité de paix. Et les Athéniens répondirent que si le droit est le droit, c’est au vainqueur de le dire et non pas aux vaincus. À s’en tenir à cette disposition il faudrait espérer aujourd’hui que le peuple un jour vainqueur de l’oligarchie actuellement régnante soit capable de lui imposer le droit comme il le fit de 1789 à 1793. Mais alors la réponse du berger à la bergère est toujours possible, et l’on se souviendra de ce précédent historique : après l’assassinat des Jacobins la partie la plus forte dans les rangs de la révolution française fut la bourgeoisie qui dicta le droit à partir de son intérêt : la propriété privée !
Mais le Philosophe a mis en doute qu’il soit légitime que le plus fort dicte le droit car le plus fort est a priori non pas celui qui choisit la réciprocité de bienveillance mais celui qui choisit le rapport de force ! Le philosophe écarte donc ce postulat car il définit le but de la société comme le bonheur et démontre que le bonheur résulte de la philia, et celle-ci de la participation de chacun à la solution des besoins de tous selon le principe de réciprocité. Il définit la démocratie par les relations de réciprocité de bienveillance entre citoyens, et la propriété comme la responsabilité de l’usage des biens de sorte que l’activité de chacun se trouve associée à ce que l’on appelle aujourd’hui une fonction sociale bien que le mot « fonction » ne soit pas adéquat.
Que l’échange soit inégal et permette au prêteur d’imposer à l’emprunteur un intérêt à sa guise ou que l’échange soit égal et que l’intérêt soit équilibré, si l’accord conclu est l’issue d’un rapport de force on est loin de l’économie politique aristotélicienne et de la réciprocité de bienveillance, on est dans une économie de libre-échange où le plus fort impose sa loi au plus faible et où ne se crée aucune valeur commune !
Je cherche donc à comprendre pourquoi la critique condamne fermement l’abus du plus fort sur le plus faible et d’autre part maintient l’idée que le rapport à autrui se traduit par un rapport de force ; comment peut-elle soumettre la démocratie et la réciprocité à une lutte des intérêts des uns face aux intérêts des autres dans l’espoir de parvenir à l’égalité ?
Elle fait appel à la philia comme principe qui viendra régenter les dispositions des uns vis-à-vis des autres quand la démocratie l’emportera sur l’oligarchie mais elle sait bien que si ce principe anime les uns il n’anime pas les autres, et c’est donc bien à la force qu’elle demande d’instituer la philia !
Si le recours à la force lui paraît nécessaire c’est parce que celui qui ne pratique pas la réciprocité a recours à la force et de ce fait oblige autrui à se défendre et donc à avoir aussi recours à la force.
Mais ne pourrait-on interpréter cette situation paradoxale (le recours à la force pour combattre la force !) à la lumière de la réciprocité ?
Pour être conséquent avec notre précédente analyse, il nous faut nier que l’exercice de la force puisse fonder le législateur. Puisque nous sommes dans une situation de fait où la violence est première vis-à-vis d’autrui et que nous nions qu’elle puisse être la raison d’une relation humaine, il nous faut partir de celui qui subit la violence, disons donc la souffrance. L’idée du philosophe est alors de construire la réciprocité et pour cela il fait en sorte que celui qui agit par la violence subisse la souffrance comme celui qui subit la violence, ce qui oblige celui qui a subi la violence d’agir à son tour comme cause de la souffrance de son agresseur. La raison de cette règle (le talion) est d’instituer une relation de réciprocité de souffrance (antipeponthos) et non pas de violence en laquelle chacun puisse éprouver le sentiment qui en est issu comme une référence commune : l’éthique de l’honneur. Eh bien ! toutes les communautés du monde connaissent cette réciprocité (dite de vengeance !) parce que c’est elle qui permet de maîtriser la violence ! Des sociétés entières du Caucase ou de la Mongolie en passant par les Nuers et les Dinka où cette question fut étudiée en détail par E.E. Evans Pritchard, et de l’Alaska à la Patagonie, se sont construites sur cette forme de réciprocité guerrière. Il est vrai que l’imaginaire dans lequel se représente l’honneur conduit à une dialectique de la vengeance… Laissons cette question de côté.
C’est bien de cette réciprocité-là qu’il s’agit lorsque les économistes soutiennent que c’est par un rapport de force inversé que les victimes de l’inégalité doivent restaurer l’égalité : une égalité toutefois qui n’engendre pas la philia mais seulement le sentiment de justice dans l’imaginaire de l’honneur.
Et ils ont doublement raison : la même source anthropologique précise en effet que le passage de la réciprocité négative à la réciprocité positive n’est possible que lorsque les deux formes de réciprocité sont égales non pas au sens où une réciprocité positive asymétrique serait égale à une réciprocité négative asymétrique mais égale au sens ou chacune des deux formes de réciprocité doit avoir été rendue symétrique pour que l’une puisse se substituer à l’autre : c’est alors en effet que le gage de l’une (la monnaie en termes économiques actuels) peut-être le même que celui de l’autre et permettre la substitution d’une forme à l’autre. Il est donc nécessaire avant que d’envisager une réciprocité de bienveillance que la réciprocité de souffrance ait été rendue symétrique.
La violence doit être maîtrisée en recourant à une force qui la neutralise. Mais une fois neutralisée, le rapport à l’autre ne peut pas se maintenir sur la base d’un rapport de force sans se vouer à la stérilité ou dégénérer en nouvelle violence. La violence une fois supprimée, c’est la réciprocité de bienveillance qui seule peut engendrer la philia, en aucun cas un rapport de force ! La réciprocité peut alors libérer les forces productives dans la construction du bien commun et du bonheur de chacun. Mais pour cela, il faut encore que le « citoyen », puisse opposer au « bourgeois », d’autres principes que la libre concurrence, le libre-échange et la propriété privée qui engendrent l’oligarchie capitaliste. Il lui est nécessaire de se définir comme sujet par une libre participation à la réciprocité généralisée qui fonde la cité sur une base démocratique.
Votre esprit comptable-logico-rationnel m’a soudainement rappelé Primo Levi… (excusez) : « Auschwitz, un de ces noms qui définit à lui seul…