Louvain-la-Neuve, À quoi bon penser à l’heure du grand collapse ?, le 30 août 2019 – Retranscription

Retranscription de À quoi bon penser à l’heure du grand collapse ?, le 30 août 2019.

Merci d’être là. !

La prise de conscience

Vous venez d’écouter, d’entendre, peut-être même d’apprendre un certain nombre de choses. En effet, les faits sont là. Si j’étais moi, Antoine, je dirais : « Non, ce n’est pas une crise. Non, ce n’est pas un effondrement. C’est seulement, mon général, une extinction ».

Ça me rappelle qu’effectivement – il y a été fait allusion tout à l’heure – quand j’ai écrit ce livre en 2015, qui est paru en 2016, qui s’appelait Le dernier qui s’en va éteint la lumière, l’éditeur, pour qu’on sache de quoi il s’agit, si le titre n’était pas suffisamment éloquent, a voulu mettre ce bandeau « Essai sur l’extinction ». La question s’est posée à ce moment-là. Est-ce que c’était une bonne idée ou non ? Parce que ça a fait rire un certain nombre de personnes et c’était seulement il y a 3 ans, seulement il y a 3 ans.

C’est pour ça que quand on me dit parfois : « Vous ne regrettez pas de prêcher dans le désert ? », je dis : « Non, les choses vont très très vite ! ».

La recherche du profit

S’agit-il de cette spiritualité ? Il y a en tous cas une prise de conscience. Il y a une prise de conscience. C’est pour ça que j’ai salué, c’était quoi, il y a une semaine, quand la Business Roundtable aux États-Unis, par un vote quasiment unanime des plus grands dirigeants d’entreprises, a fait cette déclaration sur la nécessité de revoir la logique actionnariale des entreprises, qui met le profit au premier plan et donc fait de l’actionnaire comme le roi propriétaire de l’entreprise – ce qui n’est pas le cas, vous le savez, sur le plan juridique (c’est une légende) – mais mettre au contraire tout le monde dans l’affaire : les clients, les employés, le monde environnant, la Terre – je dirais – dans son ensemble.

C’est un tournant. C’est un tournant considérable. Pourquoi ? Parce que, comme je l’avais écrit dans ce livre qui date d’il y a 3 ans, la recherche du profit en tant que tel constitue non seulement un obstacle mais probablement, si l’on en était resté là, la fin, la condamnation de notre système tel qu’il est. Je reviendrai sur la raison pour laquelle c’est comme ça : pourquoi la recherche du profit, en fait, est destructrice. On a pu se la permettre dans un environnement où nous étions encore relativement peu nombreux mais c’est devenu impossible maintenant.

La survie individuelle

Vous connaissez sans doute ce Pr. Pinker, Steven Pinker, qui écrit des livres. C’est un psychologue à l’Université de Harvard et il écrit des livres sur le fait que rien n’a jamais été aussi bien que maintenant. On n’a jamais vécu aussi longtemps, jamais aussi riches. Il est même possible qu’on définisse le vieillissement comme étant une maladie et qu’on le traite comme tel, et qu’on mobilise les ressources de la science pour limiter le vieillissement et que nous puissions devenir immortels au sens que notre longévité serait, de fait, infinie parce qu’on aurait dompté ces mécanismes qui font qu’à partir de l’âge où nous avons cessé d’être utiles pour la reproduction des enfants, nous commençons à nous abîmer. Mais cela a-t-il un impact sur cette question de l’extinction : le fait que nous n’ayons jamais été aussi heureux ? Même des hommes et des femmes immortels au sens de la longévité seront toujours renversés par un camion, seront toujours détruits par des épidémies, qui peuvent revenir. Comme on l’a vu autrefois : la grippe espagnole en 1918-1919 a fait davantage de morts que l’ensemble des morts de la guerre de 14 qui, vous le savez, étaient déjà considérables. Il y avait déjà eu dans une bataille comme la bataille de Verdun un million de morts. Il y avait eu, en Asie mineure surtout, des disparitions de populations entières, non pas par le fait de guerre lui-même mais par les famines qui avaient été provoquées. Nous sommes dans un monde où même les immortels seraient toujours la victime de grands tremblements de terre, d’éruptions volcaniques et des choses de cet ordre-là.

La survie de l’espèce : la capacité de charge

La question de l’extinction est tout à fait d’un autre ordre. Elle porte sur l’espèce en tant que telle, pas sur l’individu et sur le bonheur ressenti des individus. Pourquoi ? Parce que nous subissons, nous sommes dans un environnement. Notre espèce, comme toutes les autres, vit par rapport à ce que les biologistes appellent la capacité de charge de son environnement. De quoi s’agit-il ? Il faut qu’une espèce respecte la possibilité pour son environnement de la faire survivre. Pour nous, il faut qu’il y ait de l’oxygène dans l’atmosphère. Il faut qu’un certain nombre de gaz qui sont toxiques pour nous soient absents. Il faut que l’eau que nous buvons ou le liquide que nous buvons dans d’autres types de boissons, soit considéré comme potable pour nous, c’est-à-dire qu’il y a un certain nombre de choses qui ne soient pas dedans et il faut qu’il y ait autour de nous ce que nous appelons des « aliments assimilables ». Voilà les limites qui nous sont définies en tant qu’espèce.

Le genre humain est sociable

Par ailleurs, nous présentons des caractères en tant qu’espèce et ces caractères déterminent le fait que nous soyons là où nous sommes au moment où nous en sommes, c’est-à-dire avec cette menace d’extinction. Le biologiste nous décrirait en gros une espèce sociale, comme l’avait déjà fait Aristote : zoon politikon, c’est-à-dire un animal qui vit en société. Vous savez qu’il y a un mythe dans notre société, le mythe du « contrat social » inventé par Thomas Hobbes, développé par Jean-Jacques Rousseau, que nous vivions dans la nature, en toute liberté et dans un climat de grande insécurité et, un jour, nous nous sommes réunis autour d’une table et nous avons décidé de sacrifier un peu de notre liberté pour gagner de la sécurité. C’est un mythe. Aristote l’a bien vu. Nous sommes une espèce qui vit ensemble, comme les autres grands singes dirait le Pr. Frans de Waal que j’écoutais dans cette salle ici, autrefois [en 2012].

Nous vivons par la solidarité. On nous met malheureusement trop en avant maintenant la concurrence, la rivalité qui est un mécanisme qui peut jouer dans certaines circonstances mais qui ne doit être qu’en arrière-plan, dans un contexte de solidarité généralisé. Même dans le monde des traders de la finance que j’ai côtoyés dans les endroits où les plus requins, les loups aux dents les plus longues, se trouvaient, la solidarité jouait. Vous vous souvenez peut-être du scandale du Libor. Le scandale du Libor, ce n’était pas la concurrence entre les banques. C’était précisément que tous ces traders aux dents longues s’étaient tous mis d’accord pour gruger le système de la même manière. Ça joue toujours, heureusement. Heureusement, c’est là. C’est quelque chose qu’il faut certainement remettre à l’avant.

Le genre humain est « opportuniste »

Nous sommes aussi une espèce que les biologistes appellent une espèce « opportuniste » dans un sens du mot opportuniste qui n’est pas le sens courant. Qu’est-ce que ça veut dire ? Nous sommes une espèce qui, devant l’obstacle, va développer d’autres stratégies. Alors, nous le savons, les rats, les souris sont comme nous de ce point de vue. C’est pour ça que nous les avons utilisés pour des expériences de psychologie. Un rat qui se trouve dans un labyrinthe qui ne peut plus avancer, il fait demi-tour : il va essayer de trouver une autre sortie. Nous savons faire ça aussi. Nous sommes une espèce qui, devant l’obstacle, développe d’autres stratégies et c’est de là que vient notre capacité à produire cette technologie. Nous avons inventé d’utiliser des silex pour essayer de résoudre… pour enfoncer un clou, c’était plus simple d’inventer quelque chose de dur plutôt que d’utiliser notre poing et ainsi de suite. Et de fil en aiguille. C’est comme cela que nous avons engendré la technologie. Je reviendrai là-dessus.

Le genre humain est « colonisateur »

Mais nous sommes aussi une espèce colonisatrice. Qu’est-ce que c’est qu’une espèce colonisatrice ? C’est très courant dans tout le règne animal. C’est plus propre aux rongeurs et aux animaux comme nous. Une espèce colonisatrice, c’est une espèce qui n’a pas de mécanisme inscrit dans sa nature même pour réduire sa fécondité et son envahissement de l’espace. Des poissons, par exemple comme le turbot, le turbot pond moins d’œufs quand il y a beaucoup de turbots autour de lui. C’est normal : c’est un animal qui vit sur le fond. Le fond a une certaine surface. Il est normal qu’il y ait une régulation de cet ordre-là. Et c’est automatique dans la fécondité. Chez nous, il n’y a rien de cet ordre-là. Il y a peut-être les guerres. C’est la chose que nous déclenchons quand nous avons effectivement, quand il y a surpopulation. Il y a des démographes qui disent : « Est-ce que la guerre de 14, avec son massacre pour une raison que nous ne comprenons même plus, est-ce que ce n’était pas pour détruire un tiers des jeunes hommes dans la classe des 17 à 35 ans ? ». C’est peut-être la « ruse de la raison » comme on dit, c’est-à-dire des choses qui se passent à notre insu.

Gérer la capacité de charge

Voilà l’animal que nous sommes. Nous arrivons au moment où notre disposition colonisatrice nous mène aux limites, aux frontières de la capacité de charge de notre environnement. Qu’est-ce qu’on peut faire dans ce cas-là ? Il y a deux possibilités. Il y a eu une grande querelle en 1971 entre deux des grands pionniers de la réflexion écologique : Paul Ehrlich, biologiste américain, et Barry Commoner, également biologiste américain. Ils se sont disputés. Ehrlich était un malthusien comme on dit. Il a écrit un livre avec sa femme qui s’appelait La bombe de la population. Commoner était quelqu’un de convaincu lui aussi dans la perspective de respecter notre environnement, autour de nous, mais que la technologie allait nous permettre d’étendre, d’élargir la capacité de charge de notre espèce. Et le débat a fait rage entre les deux et les gens prenaient parti… enfin, ceux qui s’intéressaient à ce débat à ce moment-là, au tout début de la réflexion écologiste, sans se rendre compte que notre espèce a toujours fait les deux : a toujours essayé d’élargir la capacité de son environnement à l’accueillir, par exemple par des révolutions vertes, mais aussi de restreindre par l’infanticide, par le planning familial, par les guerres, l’empreinte de l’espèce sur l’environnement. Nous avons eu l’occasion de faire les deux et la réflexion que nous devons avoir aujourd’hui ne devrait pas essayer d’opposer l’un à l’autre comme étant un choix qu’il faudrait faire. C’est bizarre d’ailleurs de comprendre pourquoi, dans les années 70, il est apparu qu’il fallait faire le choix entre les deux. Ça a peut-être un lien avec ce qui vient d’être dit sur notre attitude vis-à-vis de la technologie en tant que telle.

Le technologique est notre invention à nous

A la suite des réflexions de Husserl et de Heidegger essentiellement, on a commencé à penser à la technologie en termes de « être pour » ou « être contre ». La question s’est aussi posée avec la réflexion qui a suivi l’utilisation des bombes atomiques, la réflexion d’Oppenheimer qui avait été impliqué dans le projet de développement de la bombe atomique et qui a dit : « On n’aurait jamais dû faire ça. On aurait dû réfléchir à ce qu’on faisait » et ainsi de suite. La pensée de Gunther Anders qui est contre la technologie, je dirais, et certains autres comme Ellul, etc. Dans une perspective qui me paraît extrêmement peu productive dans la situation où on est de savoir s’il faut être contre à la fois le marteau, la bombe atomique, le robot qui vous répare votre œil si vous devenez aveugle, et des choses de cet ordre-là, ça me paraît une mauvaise réflexion.

Il est, me semble-t-il, dans la nature même de l’être humain d’avoir produit des outils. C’est dans le prolongement, par exemple, de notre comportement colonisateur que nous avons inventé des vêtements pour aller dans des endroits qui étaient plus froids, nous avons inventé le chauffage pour rester dans ces endroits qui étaient plus froids. Ça fait partie de cet opportunisme de notre espèce, de notre inventivité. Nous sommes allés beaucoup plus loin que les autres espèces au point que nous n’avons pas la preuve non seulement qu’il y aurait de la vie ailleurs, dans ces immenses galaxies que nous voyons autour de nous, mais nous n’avons pas la preuve qu’il y ait quoi que ce soit de l’ordre de la réflexion de l’être humain, qui a produit, de la même manière que le physique, c’est-à-dire l’entrechoquement des particules, a produit du chimique, où les choses s’attirent ou se repoussent et font des combinaisons de molécules. Ce chimique a produit du biologique. Le biologique a produit nous, entres autres, et nous avons produit quelque chose qui est encore d’une autre nature : nous avons produit ces technologies. Et je crois qu’il serait extrêmement dangereux de vouloir le mettre entre parenthèses avec la crise qui se profile devant nous.

 Réduire notre « empreinte » sur la capacité de charge

Les deux types d’attitudes, Commoner et Ehrlich, nous obligent à réfléchir à quoi il s’agit. Quand Ehrlich nous dit : « Il faut réduire la population », nous savons que nous pouvons le faire par des moyens, je dirais, positifs, que nous pouvons réfléchir, par exemple, par la frugalité volontaire, à réduire notre consommation, à ne pas prendre l’avion sans nécessité, à faire du vélo pour aller chercher les courses plutôt qu’aller en voiture et ainsi de suite mais aussi, dans le même type de pensée, il y a également l’eugénisme, l’eugénisme sous ses deux formes, sous la forme, je dirais, « contemporaine » où on encourage les personnes à agir d’une certaine manière, on fait une sélection un peu du type de celles que nous faisons sur les animaux dans le processus de la domestication. Nous faisons un tri, nous considérons que des gens de tel ou tel type doivent être encouragés, comme on voit, de fait, M. Trump essayer de le faire aux États-Unis où tout le monde a su traduire assez rapidement son « Make America Great Again » en « Make America White Again », dans cette perspective, je dirais, des Pèlerins, des premiers colons américains imaginant que ce continent leur avait été donné à eux, à des blancs choisis [élus] et aux dépens des autres populations, de celles qui se trouvaient là localement, qui sont particulièrement persécutées par M. Trump en ce moment, surtout si elles viennent de pays voisins, et des personnes qu’on avait amenées comme « machines » pour travailler dans les plantations.

Voilà la situation dans laquelle nous nous trouvons. Réduire les populations par l’eugénisme, par un tri, ou carrément par ce qu’un [sociologue] américain, Peter Frase, appelle l’exterminisme, c’est-à-dire se débarrasser d’une partie de la population de manière délibérée par le génocide, par différents types de techniques et Frase insiste sur le fait qu’il ne faut pas écarter cela comme une possibilité parce que, dit-il, ça a déjà eu lieu, l’élimination par des techniques de type industriel d’une partie de la population considérée comme gênante. Cela peut se faire.

Élargir la capacité de charge

L’autre possibilité : étendre par la technologie les moyens autour de nous en utilisant, en particulier, de nouveaux types de techniques, en essayant de renverser la tendance ici et là, éventuellement même essayer de nous adapter par la génétique à un environnement dégradé, montrant que, dans ces deux perspectives – réduire notre empreinte ou élargir la capacité de charge de notre environnement – il y a des choses qui sont acceptables sur un plan éthique et d’autres qui sont absolument à rejeter. La question se pose dans la perspective Ehrlich, la question de la croissance, et c’est là, je crois, sur ça qu’il faut focaliser son attention.

Qu’est-ce qu’on appelle la croissance et qu’est-ce qu’on appellerait la décroissance ? Parce que, effectivement, la question a un rapport avec l’empreinte que nous avons sur notre terre. C’est peut-être là, dans une réflexion sur la croissance et ce que ça implique, que se trouve peut-être le point d’articulation le plus à notre portée : aller ensemencer les nuages avec des particules d’argent en espérant que ceci ou cela… ça prend du temps. On ne sait pas ce que ça va donner. On n’a pas pu simuler l’ensemble des conséquences négatives de cela mais réfléchir, dans une perspective que nous ouvre cette déclaration de la Business Roundtable, je crois que c’est un moyen d’aborder les choses et peut-être de simplifier le problème de manière considérable.

La croissance

Qu’est-ce que c’est que la croissance ? La personne qui a le mieux posé le problème au départ, c’était au 19ème siècle. C’était Proudhon. Vous le savez, Proudhon se trouvait face à Marx. Proudhon avait écrit « Philosophie de la misère » et, en réponse, Karl Marx avait répondu « Misère de la philosophie ». Il se moquait de Proudhon. Karl Marx était un élève de David Ricardo, agent de change dans la City de Londres, qui avait dit qu’il n’y avait de valeur que le travail. Proudhon avait répondu : « Non, la première valeur, la première chose qui ait de la valeur et qui ait été créée, elle nous vient spontanément. Ce sont les rayons du soleil. C’est le fait que le paysan qui se donne beaucoup de mal à faire un sillon dans son champs et à planter des graines, il ne fait pas pousser la graine : la graine va pousser toute seule ». Il y a des choses que Proudhon appelait « les aubaines ». C’est le fait que, si vous creusez à tel endroit, vous allez trouver du pétrole, à tel autre, vous allez trouver du minerai de fer. C’est la générosité de la terre vis-à-vis de nous qui nous permet de jouer le rôle que Hegel, le philosophe Hegel, appelait un rôle de catalyseur. Nous sommes plutôt un catalyseur que quelque chose qui transforme véritablement la nature. Nous sommes là, dans la nature, et nous l’aidons. Nous en faisons partie bien entendu mais nous l’aidons à produire un certain nombre de choses pour nous.

Le partage de la croissance

Voilà le début de la croissance. Et c’est ça qui a permis ce grand contrat de métayage qui existe partout encore dans notre société. Le système des sociétés à actions en bourse, c’est un système de métayage. Celui qui apporte du capital, celui qui apporte de l’argent, celui qui apporte des ressources va se mettre en affaire avec celui qui va apporter du travail. Ensemble, ils vont jouer ce rôle de catalyseur de la nature autour de nous et on va produire la moisson. On a un champ au départ, qui est une ressource, qui est un capital. Il est prêté. Il y a le travailleur sur le champ et la moisson va apparaître et la moisson va être partagée selon les termes du contrat de métayage, va être partagée en deux, partagée à 2 tiers / 1 tiers, etc., etc. Ces aubaines de la nature vont être partagées entre ceux qui sont là. Et c’est le même système, vous le savez, quand un État émet des obligations: il va payer un « coupon ». Pourquoi ? Parce que le coupon, ça va être ce que la société aura pu produire à partir de ce capital qui est prêté.

L’actionnaire n’est pas le propriétaire d’une entreprise : c’est quelqu’un qui avance des fonds comme on le disait autrefois. C’est un créancier de l’entreprise. La preuve en est d’ailleurs que, quand l’entreprise est liquidée, l’actionnaire reçoit une partie de la « valeur à la casse » de l’entreprise, ce qui prouve qu’il n’est pas le propriétaire sinon il serait responsable de ses difficultés financières, mais qu’il est bien un créancier de l’entreprise.

La spéculation

Voilà le système tel qu’il fonctionne envers nous. Et cette croissance, elle est donnée par la nature et, l’homme, comme catalyseur, l’homme ou la femme, comme étant catalyseurs autour de ce processus. Les choses se gâtent quand il y a financiarisation, c’est-à-dire que là, on ne produit plus rien : on organise simplement des paris – que l’on peut appeler la spéculation – qui fait qu’un banquier va perdre ce que l’autre va gagner. Là, c’est une activité que je combats et je propose, particulièrement dans les pays où il existait des lois qui interdisaient la spéculation au sens de pari sur le fait que le prix monte ou le prix descende des titres financiers, qu’on revienne aux anciennes interdictions. En France, c’était en 1885. En Belgique, c’est en 1867 qu’on a autorisé la spéculation. On ne peut pas dire… il suffit de lire les livres du 19ème siècle, on ne peut pas dire que le capitalisme allait même mal quand la spéculation était interdite : ça marchait très très bien, ça marchait même mieux. Les calculs que nous faisons maintenant montrent que 40 % des sommes dans l’économie pourraient, si elles étaient diverties de la spéculation, revenir dans l’économie réelle et ce serait une excellente économie.

La formation des prix

Comment calcule-t-on la croissance maintenant que l’on sait d’où ça vient ? On la calcule, vous le savez… la croissance, c’est ce qu’on appelle aussi la « valeur ajoutée ». C’est la différence entre les coûts et le prix auquel la chose a pu être vendue. Et vous le savez, on me dit toujours : « C’est très simple. Le prix va se situer à la rencontre de l’offre et de la demande » et ça a fait partie de mon travail à moi, en tant qu’anthropologue, d’aller voir si c’était vrai. Je croyais que c’était vrai. Je m’apprêtais simplement à utiliser mes données pour prouver que c’était vrai. Or ça ne marche pas. Ça ne marche pas du tout. En fait, le prix ne se situe pas à la rencontre de l’offre et de la demande. C’est une simplification. Il se constitue au point de rencontre – une fois qu’on le dit, c’est tout à fait évident – du rapport de force entre l’acheteur et le vendeur, de même que les taux sur les marchés se constituent selon le rapport de force entre les gens qui veulent emprunter et les gens qui sont prêts à prêter. Voilà d’où cela vient.

Le profit est sans limite

Et il n’y a pas – et ça, je ne l’ai vu dans aucun livre d’économie mais chacun le sait – il n’y a pas de limite absolue mise au profit, à la différence entre le prix de vente et les coûts. Il n’y a pas de mécanisme dans nos sociétés pour cela. Le seul mécanisme qui existe, il est en arrière-plan : il est tout à fait général. C’est que si le prix demandé était systématiquement trop élevé, on ne trouverait plus de clients et si le prix était trop bas, qu’il y aurait énormément de clients, il faut quand même que le producteur du service ou du bien puisse rentrer dans ses coûts. Et ça, je l’ai vu sur les marchés du poisson, aussi bien en Afrique qu’en Europe. : quand tout à coup, on atteint, à la baisse ou à la hausse, un prix qui est jugé excessif par une des deux parties, alors là, il y a « révolution ». Les sardiniers au Croisic, en France, dans les années 20, m’expliquaient dans leurs vieux souvenirs « qu’il y a des jours où on voyait le prix affiché à la conserverie et on allait gueuler parce que c’était dégueulasse, etc. Le conserveur nous faisait entrer, nous disait : ‘Combien vous demandez ?’ Et on disait : on demande autant pour la sardine, et là, le conserveur, c’est lui qui se fâchait en disant : ‘D’accord, je vous paye ça et demain, l’usine est fermée, je rentre à la maison parce qu’à ce prix-là…’ ».

Si l’on veut agir sur la croissance, il faut agir sur le profit

C’est comme ça que les prix se déterminent. Pas toujours dans des situations exactement de ce type-là mais c’est comme ça que les prix se déterminent. Alors, quand on dit « le profit », c’est une somme sur laquelle il n’y a pas de maximum absolu. Ce sont les rapports de force dans une société qui permettent que le profit arrive à tel ou tel niveau. Quand on ajoute ces profits, on a pris les « valeurs ajoutées ». Quand on met tout ça ensemble, on a le PIB d’un pays. C’est pour ça que, si on veut agir sur la croissance, je vois des discussions autour de moi : est-ce qu’on est pour ou contre la croissance ?

Et là, je souligne toujours : ce n’est pas une question d’opinion personnelle : c’est la structure dans laquelle nous sommes qui demande que les choses se passent de cette manière-là. Si on veut agir sur la croissance, il faut agir sur le profit. C’est dans ce cadre-là qu’on peut le faire. C’est-à-dire modifier le rapport de force entre acheteurs et vendeurs, entre emprunteurs et prêteurs. Et vous le voyez, ça marche parfois de manière tout à fait automatique. Si on a maintenant des taux négatifs sur certains types d’emprunts, d’obligations, c’est parce que le rapport de force a changé. Ce n’est pas parce que l’offre et la demande s’est modifiée de manière telle qu’on n’aurait plus besoin du tout de prêter ou d’emprunter, c’est en raison de ce mécanisme général.

Et c’est là que les choses se situent, et c’est pour ça que c’est tellement important qu’il y ait eu ce revirement de la Business Roundtable ou qu’il est tellement important de voir – ces jours-ci d’ailleurs, je vais parler de choses qui datent des 7 dernières journées – de voir dans le Wall Street Journal un éditorial qui attaque violemment M. Trump sur ses politiques que lui qualifie comme pro-business mais qui sont des politiques essentiellement de destruction de l’environnement autour de nous. De voir le Wall Street Journal qui s’en prend à lui violemment, de voir le Financial Times – c’était avant-hier – s’attaquer violemment aux implications, justement, sur l’environnement de M. Johnson dans un cadre beaucoup plus général et de dire…

Le rôle crucial des « marchés »

Voilà, il y a une prise de conscience qui est en train d’avoir lieu. Il y a quelque chose qui m’avait… ce n’était pas inquiété mais qui m’avait rendu très perplexe, c’était il y a quelques années. C’était un débat organisé à France Culture, à Paris. C’était M. Jacques Attali qui jouait le rôle d’arbitre et j’étais en face d’un banquier. Et ce banquier, à ma grande surprise, je disais des choses du même ordre, on était peut-être il y a une dizaine d’années, et il m’approuvait violemment et bruyamment en disant : « Oui, c’est ça, vous avez absolument raison ! C’est tout à fait ça ! », etc. Au point qu’une fois que je me retrouvais dans les couloirs, j’avais dit : « Écoutez, je suis quand même un peu perplexe par le fait que vous soyez tellement d’accord avec moi ». Il m’avait dit : « Oui, c’est parce que vous avez entièrement raison ! ». J’ai dit : « Oui, mais ce n’est pas la position que les marchés ont en ce moment ». Et là, il m’a répondu quelque chose qui m’avait surpris. Il m’avait dit : « Oui, mais c’est parce que les marchés ne sont pas prêts. Vous allez voir. Dès qu’ils seront prêts, le retournement aura lieu ».

Et, je n’ai pas repensé à ça. Ça me paraissait une cornichonnerie, une élucubration, pendant toutes ces années mais ça m’est revenu à l’esprit au moment de cette déclaration de la Business Roundtable. Je me suis posé la question : est-ce que les marchés sont prêts ? Parce que, sans les marchés, rien ne se passera. Soyons logiques : on peut avoir une opinion positive ou négative de la finance en tant qu’elle est, on peut proposer des mesures comme je le fais de retour à une interdiction de la spéculation au sens technique que donnent à ce terme les financiers.

Rétablir la finance dans sa fonction de système sanguin de l’économie

On ne pourra rien faire sans, même pour financer, ce qu’il faudra faire, en termes de transition et qu’il faudra faire très très vite, il faut que la finance soit là. Il faut qu’elle joue ce rôle traditionnel qui était le sien d’être le système sanguin de l’économie. Il faut qu’elle soit là mais il n’est pas nécessaire – et ce serait même mieux – que, quand un écroulement a lieu comme en septembre 2008 et que, tout à coup, on s’aperçoit qu’il y a 180 milliards de dollars qu’il faut dégager immédiatement pour payer les pertes de la compagnie d’assurances AIG parce qu’elle assuré tous les Credit-default Swaps et que, nous, nations, nous payons rubis sur l’ongle les sommes qui ont été perdues, en ne faisant aucune distinction entre de véritables pertes pour l’économie, des gens qui avaient véritablement des obligations, qui avaient subi des pertes sur ces obligations parce que les paiements n’avaient pas lieu : le paiement des intérêts ou le remboursement du principal, et les gens qui se trouvaient là simplement dans des positions spéculatives, c’est-à-dire que simplement ils s’étaient positionnés, par des contrats, comme étant des gens qui, virtuellement, subiraient des pertes si les taux allaient dans telle direction, si telle entreprise faisait des pertes, etc., c’est-à-dire des pertes imaginaires, des pertes qui sont de purs paris et qui ne renvoient à aucune réalité. Vous vous souvenez avec ce fameux contrat Coli aux États-Unis, qu’on appelait l’« assurance sur la bagnole du voisin ». C’est ça : vous vous assurez sur la voiture du voisin, c’est-à-dire que vous avez tout intérêt à ce qu’il lui arrive un accident. C’est ce que les gens ont fait avec les taux de la Grèce. On a mis la Grèce dans une position telle qu’il y avait tout intérêt pour un tas de gens à ce que ça aille de plus en plus mal, et, cerise sur le gâteau, quand le Fonds Monétaire International fait un calcul du risque de la Grèce, il ne le fait pas en évaluant l’économie à proprement parler de la Grèce, il le fait à partir de l’ensemble des paris qui ont été faits, c’est-à-dire à partir d’opérations purement virtuelles, comme s’il y avait une information là-dedans sur un risque réel dans le monde. Le risque n’est créé que parce que nous croyons à ces choses qui sont absolument fictives.

Est-il encore temps de nous réformer individuellement ?

Nous sommes dans un monde où il faudra aller extrêmement vite si on veut empêcher cette extinction. Personnellement, et il a été fait allusion qu’en plus de ma qualité de sociologue et d’anthropologue, j’ai une formation de psychanalyste, j’ai foi dans le génie humain du point de vue de la technologie. J’ai foi dans l’homme, la femme, les enfants, comme étant des êtres particuliers qui peuvent s’amender, qui peuvent être vertueux ou qui peuvent être des « amis du plaisir » au contraire [P.J. allusion aux deux types d’êtres humains selon Aristote dans l’Éthique à Nicomaque] mais je ne pense pas que, dans les temps qui nous sont impartis, dans les temps qu’on nous montre par rapport à la température qui augmente, qu’on puisse compter sur le fait que la représentation que nous avons à titre individuel puisse se modifier de manière radicale.

Je ne crois pas que nous ayons le temps. Il y a été fait allusion hier. Il y a quelqu’un qui est venu il y a deux mille et quelques années sur cette terre et qui nous a parlé de l’amour en nous disant que c’était essentiel que nous organisions tout autour de l’amour et, 2.000 ans plus tard, on n’a pas encore fait de progrès tout à fait essentiels dans cette dimension-là. Donc, espérer que nous changions en temps utile me paraît futile. Je crois qu’il faut trouver d’autres endroits.

Nous nous sommes arrangés dans un cadre de mondialisation, nous vivons effectivement dans des communautés où se côtoient des gens dont la représentation de ce qui est en train de se passer est très très différente. Certains d’entre nous pensent que, quand nous mourrons, ce sera terminé une fois pour toutes. D’autres pensent que nous allons aller au ciel et qu’en fait, nous allons vivre une vie qui sera finalement plus intéressante et plus gratifiante que celle que nous avons maintenant. Ça ne nous empêche pas d’acheter des choses ensemble au magasin, l’un qui achète et l’autre qui vend, ou de se trouver dans le même tram et ainsi de suite. Nous avons pu faire ça. Nous avons même inventé un langage universel qui nous permet de parler tous ensemble le même langage, c’est la science. La référence est la même. Un article écrit par des Chinois ou écrit par des Belges doit remplir les mêmes critères. Nous sommes arrivés à faire cela. Mais, dès qu’il s’agirait de remonter au niveau de la croyance qui se trouve derrière tout cela, nous verrions que les choses sont beaucoup plus difficiles.

J’ai fait un livre, une sorte d’histoire, des notions de vérité et de réalité dans nos cultures et dans d’autres cultures [Comment la vérité et la réalité furent inventées (2009)] en soulignant que, dans la culture traditionnelle chinoise, il n’y a pas de notion qui corresponde aux notions de vérité ou de réalité chez nous. Ça ne leur a pas été nécessaire et ça n’a pas rendu les choses impossibles. Au moment de faire de la science appliquée, l’absence de la technologie comme « science appliquée », là, l’inconvénient de ne pas avoir ces notions comme vérité et réalité objective, s’est présentée.

La survie individuelle, chacun s’en occupe comme il faut

Mais, nous n’avons pas la possibilité, je crois, d’essayer de changer les mentalités suffisamment vite. Alors, qu’est-ce qu’il faut faire ? Il faut orienter l’ensemble de la réflexion sur cette idée d’extinction. Convaincre les gens à la surface la planète que c’est une bonne chose d’essayer de survivre, d’essayer de faire survivre sa famille, on n’a pas besoin de faire le moindre effort. Ça, nous le faisons tous spontanément, quelle que soit la représentation qu’on en ait, qu’il y ait une vie après la mort ou qu’il n’y en ait pas, etc., nous nous occupons bien de survivre du jour au lendemain, d’aider notre famille, nos amis à le faire. Le problème n’est pas là. Le problème, il est de faire passer cette chose que nous faisons spontanément sans la moindre difficulté, on appelle ça même l’« instinct de survie », de le faire passer au niveau d’une conscience de la nécessité non seulement de faire survivre notre espèce dans son ensemble mais l’ensemble des espèces, du vivant, autour de nous. Nous ne pourrons pas survivre – ça a été dit tout à l’heure mais c’est de l’ordre de l’évidence – comme étant la seule espèce animale, comme étant la seule espèce et que toutes les espèces animales et végétales auraient disparu. Il faut que l’ensemble, cette idée de biodiversité, ce n’est pas simplement des nombres pour les comparer, trouver s’ils sont plus importants, moins importants que [tel chiffre], c’est parce que nous avons besoin que l’ensemble fonctionne en même temps.

La tentation du survivalisme

Et là, la tentation de certains d’entre nous, c’est de se dire : « Oui, on va y réfléchir mais on va simplement étendre la taille du groupe auquel on pense : je vais me mettre un peu au-delà de ma famille. On va faire la famille étendue, et des amis à moi, des gens qu’on connaît, etc., et on va essayer, dans des cadres, comme celui de la bio-région, etc.d’organiser des sortes de camps retranchés ». D’où ma véritable colère – je me fâche rarement – quand précisément Agnès Sinaï, Pablo Servigne et Yves Cochet ont écrit cet article l’autre jour dans Le Monde et où, en parallèle de ça, Yves Cochet faisait une petite vidéo en disant : « Il faudrait que tout le monde fasse comme moi : se retirer sur ses 7 hectares de propriété en Bretagne et on va essayer de s’organiser comme ça » alors qu’un simple calcul pourrait montrer que partager les terres arables de la terre par le nombre d’habitants, ça donne 1 hectare et demi. On ne peut pas arriver à 7 hectares trop facilement. Et sur ces hectares qu’on calcule en ce moment, il y a un nombre considérable qui sont en train de brûler et la surface disparaît.

Il faudra mobiliser la technologie

Il est possible, à mon sens, et là je diffère sur l’opinion de Dominique Bourg : je crois qu’il nous faudra mobiliser les ressources à peu près à tous les niveaux : au niveau personnel, il faut bien entendu changer ses comportements, pourquoi pas ? il ne faut pas prendre l’avion pour un oui ou pour un non. Il faut changer les choses au niveau des décisions gouvernementales, à l’intérieur des pays, et prendre des décisions, bien entendu, à des niveaux supranationaux parce que des choses comme le climat, bien sûr, ça ne se décide pas à l’échelle d’un pays. C’était la vieille blague du nuage de Tchernobyl qui s’était arrêté aux frontières. Non, le climat, c’est quelque chose qui touche absolument tout le monde et sur lequel on ne peut travailler qu’en tant qu’espèce.

Décréter une mobilisation générale

Comment faire ce revirement ? Comment se convaincre qu’il faut que nous y allions tous ensemble ? C’est pour ça là aussi que je trouve que c’est un excellent signe quand le milieu des affaires dit : « Nous allons prendre telle et telle décision à tel ou tel niveau » et le disent de manière officielle, quitte à créer un petit peu un scandale dans leur milieu. La toute petite minorité, vous le savez sans doute, dans le Business Roundtable, a fait un communiqué séparé en disant, dans la perspective classique : « Non, non, c’est aux États de s’occuper des choses qui sont de l’ordre du social ou du communautaire ». Non, c’est à tous maintenant. Si nous ne nous y prenons pas à tous les niveaux, par tous les moyens qui sont les nôtres, si nous éliminons bien entendu cette idée que sauver la terre, ce serait anti-business. Non : le jour où il n’y aura plus d’acheteurs ou de vendeurs, le business sera terminé de toute manière.

Modifier nos institutions : le Droit, la comptabilité

Il faut pouvoir avoir une perspective à plus long terme mais il faudra modifier aussi des institutions. Il faudra penser au fait que, dans notre Droit lui-même… Vous savez que dans le droit de propriété, il y a ces notions de usus, fructus et abusus. On nous dit que ça vient du latin. Oui, ce sont des mots latins mais c’est le droit napoléonien qui a introduit ces notions de cette manière-là. Usus : l’usage, le propriétaire a l’usage de ce qu’il a. Fructus : il peut utiliser des fruits. Si vous achetez un verger, vous pouvez ramasser les pommes de votre verger et abusus, la possibilité de détruire la chose dont vous êtes propriétaire. Et là, bien entendu, les restrictions sont venues au fil des années. La première grande restriction au niveau des individus, c’est une anecdote amusante. Ça se passe en France et c’est pendant la guerre de 14. C’est dans un champ. L’armée française a mis des dirigeables d’observation pour aller voir en hauteur les champs de bataille et le paysan que ça dérange à côté a planté de grands pieux pour essayer de décourager les dirigeables de venir près de sa propriété parce qu’ils risquent de s’empaler. Là, une loi est votée en urgence qui interdit à ce monsieur de mettre des pieux à côté de l’endroit où il y a des dirigeables de l’armée. Le droit de destruction des choses dont nous sommes propriétaires a été restreint, sauf dans un domaine : celui du droit des entreprises.

Les entreprises ont la capacité de détruire les choses dont elles disposent. Vous savez, ce n’était pas un grand scandale, ça n’a même pas fait la une des journaux. Il y a eu une grande papeterie en France. Il y a eu des négociations pour son rachat et ça a capoté. Les ouvriers, la dernière tâche des ouvriers a été de détruire systématiquement du matériel pour un montant d’1 million d’euros et des choses de cet ordre-là. Ça ne devrait pas être possible. Il est possible que, d’un point de vue social, cette usine particulière ne cadrait pas dans le cadre général, mais ça ne devrait plus être possible.

De même, dans nos règles comptables dont les responsables ne sont pas nos dirigeants, ne sont pas nos députés : c’est un organisme privé [IASB] qui définit les règles comptables. Là aussi, dans nos règles comptables, il y a, je dirais, de très mauvaises habitudes qui sont simplement écrites à l’intérieur de cela. Par exemple, il n’y a aucune distinction faite d’un point de vue comptable entre quelque chose qui est renouvelable et qui ne l’est pas, qui est durable ou non. Sur le risque de destruction, est-ce que c’est l’humanité entière qui est lésée par la destruction de quelque chose, oui ou non ? Là aussi, il faudrait aller, mais il faudrait résoudre la question du fait qu’il n’y a pas de processus démocratique qui nous permette de changer ça. Ce sont les grandes entreprises, en fonction de leur niveau de cotisation, qui participent à ça, l’IASB et les grandes firmes d’audit. Nous n’avons pas droit au chapitre.

La « taxe Sismondi »

Il faut que nous ayons droit au chapitre là aussi. Il y a beaucoup de choses à changer. Il a été fait allusion à ma proposition que sans doute tout le monde connaît – en France elle avait été reprise par M. Hamon – de taxer non pas toutes les machines mais les machines qui remplacent des êtres humains au travail. On me dit : « Oui, vous voulez taxer le marteau ». Je ne connais pas un seul marteau qui a remplacé entièrement quelqu’un dans un poste de travail. Le bon exemple, le premier grand exemple, c’est l’ensemble des sténodactylos remplacées par des traitements de texte. Il y a des professions entières qui vont être remplacées. Il y a des tas de fonctionnalités qui vont disparaître parce que la machine le fait mieux. Par exemple, maintenant, avec l’intelligence artificielle, le diagnostic médical.

L’Intelligence Artificielle

Et là, je vais terminer par une chose qui est vraiment, je crois, à l’encontre de ce qu’on a entendu de la part de Dominique Bourg. Je fais partie des gens qui ont travaillé dans le domaine de l’intelligence artificielle, à une époque tout à fait pionnière, entre 1987 et 1990. À l’époque, il y avait des tas de goulots d’étranglement. Il y avait des tas de choses qui paraissaient impossibles à faire. On se disait : « Peut-être qu’on n’arrivera jamais à le faire ». Tout ça a disparu. Tout ça a sauté. Il n’y a plus de grand problème conceptuel que nous ne savons pas résoudre en intelligence artificielle. Les problèmes qui se posent à nous maintenant : les problèmes de simulation de systèmes naturels dans leur ensemble, de simuler telle ou telle technique que nous voudrions utiliser pour essayer de renverser la vapeur dans un domaine ou un autre, la machine va pouvoir le faire.

Ça, c’est ma confiance, je dirais, de quelqu’un qui a travaillé dans ce domaine-là, qui suit cette actualité depuis toujours – enfin depuis cette époque-là – que nous allons pouvoir demander à la machine non seulement d’être là et pas d’agir comme les bombes atomiques qui pourraient détruire des astéroïdes qui viennent dans notre direction, pourquoi pas ? si on sait le faire, c’est une bonne idée aussi, mais au point de vue de la réflexion, au point de vue d’essayer de maîtriser la complexité qui est celle du monde dans lequel nous sommes, où il y a 7,4 milliards d’êtres humaines en interaction.

Il faut que nous agissions à tous les niveaux et je crois que nous ne pouvons pas faire l’économie de l’ensemble des moyens dont nous disposons maintenant. Nous sommes, à notre connaissance, le seul endroit dans l’univers où des êtres vivants ont produit un prolongement d’eux-mêmes sous la forme de la technologie. Au point que c’est un scénario qui n’est pas à éliminer du tout : que dans l’état actuel de notre connaissance et dans l’état actuel de l’environnement autour de nous, il est plus probable que nous puissions créer des survivants à nous, des descendants à nous qui seraient des robots autonomes que de nous sauver nous-mêmes à la surface de cette planète. Une solution intermédiaire, c’est que les deux réussissent et que nous allions coloniser ensemble des espaces à titre de roue de secours au cas où nous ne parviendrions pas à maîtriser les choses ici.

Ces technologies, nous ne devons pas cracher dessus ça fait partie vraiment du génie de l’être humain d’avoir produit ça, d’à partir du marteau en arriver à l’ordinateur, en arriver aux avions qui volent tout seuls; et vous le savez, les accidents se produisent maintenant surtout quand les êtres humains doivent interférer avec ce que fait la machine : il faudrait lui faire confiance bien davantage. C’était déjà le message, ce fameux message, de ce film qui a un peu choqué ses spectateurs : 2001. Odyssée de l’espace, quand nous découvrons à notre grande surprise et à celle de l’équipage que la mission a été confiée à la fusée et pas aux êtres humains. Pourquoi ? Parce qu’on ne faisait pas confiance assez aux êtres humains.

Il y a cette image utilisée dans la discussion autour du transhumanisme, du chimpanzé qui se trouve dans une cage et autour de lui, il y a deux de ses gardiens et les gardiens discutent de savoir si on va le transférer de la cage où il est vers une autre. Il dit, le commentateur : « Le singe, le chimpanzé, n’a pas le moindre moyen de prévoir ce qui va se passer. Il n’a pas accès à ce qui est dit dans cette conversation. Ça dépasse ses moyens mais, dans l’ensemble, il fait confiance à ses gardiens qui l’ont toujours bien traité jusqu’ici, dans ce cadre-là ». Viendra peut-être le moment, et très rapidement, où nous devrons faire confiance à la machine dans les décisions qu’elle prend simplement parce que nous avons pu constater que, dans des choses où nous comprenons encore, elle prend les bonnes décisions. Et d’une certaine manière, nous le faisons déjà quand nous utilisons déjà de grandes bases de données avec des données économiques et faisons des prévisions à partir de cela. On n’appelle pas ça encore « intelligence artificielle » mais, d’une certaine manière, nous avons déjà confié à la machine de faire les calculs, qu’on appelle ça big data ou autrement, de nous dire ce qui va se passer dans l’avenir.

Conclusion

Alors, évidemment, il n’était pas très difficile d’avoir l’air plus optimiste que Dominique Bourg. J’espère avoir pu le faire !

Je vais terminer sur une chose. C’est une anecdote. Ça me vient maintenant mais je crois que c’est bien. De quoi s’agit-il ? Est-ce qu’il faut être optimiste ? Est-ce qu’il faut être pessimiste ? Est-ce qu’il faut se plonger dans l’action sans trop réfléchir ? La voilà, l’anecdote. Ça se passe il y a un an ou deux. On s’est réuni, les petits garçons – parce que les écoles n’étaient pas encore mixtes à ce moment-là – de l’école préparatoire à l’Athénée de Saint Gilles, on s’est réuni pour nos 70 ans. Et on arrive quand même à en réunir une dizaine sur les 30 et on raconte bien entendu notre vie parce que ça fait à peu près 60 ans qu’on ne s’est pas revu. On ne sait pas ce qui s’est passé, on raconte ça. Ce sont des histoires, bien entendu, très différentes. Et quelqu’un dit, à un moment donné : « Il y a quand même quelque chose de commun. Est-ce qu’il n’y a pas quelque chose de commun ? ». Les autres disent : « Oui, il y a quand même quelque chose de commun ». Et tout à coup, quelqu’un dit : « Bien sûr, c’est la raison pour laquelle nous sommes là, c’est Mme Dautreppe, quand on a 6 ans ! » Mme Renée Dautreppe à qui nous avons offert pour la fin de sa dernière année un petit chien, Youki, qui ressemble à Milou ».

Voilà, Mme Dautreppe ! Qu’est-ce qu’elle nous a appris ? Alors, on se pose la question : qu’est-ce qu’elle nous a appris ? À être optimiste ? Non. A être pessimiste ? Non. Et quelqu’un dit le mot : « Elle nous a appris à être lucide, à des enfants de 6 ans ». Voilà, elle nous a donné ça pour la vie, à des petits garçons qui n’avaient connu jusque-là que l’environnement familial. Vous savez, il n’y avait pas encore beaucoup d’écoles maternelles, de jardins d’enfants à ce moment-là et voilà.

Je crois que c’est ça qu’il nous faut. Il nous faut de la lucidité. Nous avons les moyens. Nous avons créé des outils tout à fait extraordinaires dont, comme je viens de le dire, les capacités même nous dépassent un petit peu. Les jeunes qui regardent une intelligence artificielle jouer le jeu Starcraft sont épatés en se disant : « Il est normal que les êtres humains n’arrivent plus à faire des choses de cet ordre-là ». Nous avons les moyens, nous avons les outils. Nous devons les mobiliser tous, à tous les niveaux maintenant. Nous devons prendre des décisions pas simplement le matin ou le soir ou l’après-midi. À tous les niveaux, que nous soyons dans la famille, que nous soyons au niveau de la commune, que nous soyons au niveau de l’État, il faut que nous prenions notre destin en main. Nous avons des outils. Il faut le faire maintenant.

Merci !

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