Retranscription de Le Média – « ON EST DÉJÀ DANS UNE CRISE FINANCIÈRE » – PAUL JORION, le 10 mars 2020. Plus de 100.000 visionnages : c’est en bonne voie !
Théophile KOUAMOUO :
Le monde est-il entré dans une grave crise financière comparable à celle de 2008, voire de 1929 ? Les chiffres qui nous parviennent sur la chute des cours du pétrole et la dégringolade des indices clés des plus grosses places boursières mondiales confortent les inquiétudes légitimes. Mais les questions demeurent. Comment expliquer le vent de panique sur l’économie mondiale ? Quelle sera sa durée et sa profondeur ? Pour répondre à ces questions, nous avons fait appel à Paul Jorion. Anthropologue, ex trader, il est célèbre pour avoir prédit la crise des subprimes de 2008. Forcément, nous nous tournons vers lui pour avoir quelques clés de compréhension de ce qui se déroule sous nos yeux.
Bonjour Paul Jorion.
Paul JORION :
Bonjour !
Théophile KOUAMOUO :
Alors, Paul, aujourd’hui, nous sommes le 10 mars 2020. Nous enregistrons en fin de matinée. Avant de monter sur le plateau, nous avons regardé les informations et constaté un rebond, un léger rebond des places financières mondiales, notamment du CAC 40. Alors, est-ce qu’on peut penser que les choses rentrent progressivement en place après la journée catastrophique d’hier ou c’est juste un effet mécanique qu’il ne faut pas trop surestimer ?
Paul JORION :
Les grandes crises se caractérisent par des chutes en dents de scie. Pourquoi ? Parce que, d’un jour à l’autre, on peut, comment dire ? se regrouper, rassembler ses forces, donner des instructions à certains intervenants pour intervenir en coulisses. Il y a en particulier, aux Etats-Unis, un fameux « Plunge Protection Team » [l’équipe de protection contre la plongée, comme est surnommé le « Groupe de Travail sur les Marchés Financiers » constitué du Secrétaire au Trésor (ministre des Finances), du Président de la Fed, de la Présidente de la Securities and Exchange Commission (le régulateur des marchés au comptant) et du Président de la Commodity Futures Trading Commission (régulateur des marchés à terme)], c’est-à-dire une cellule de crise qui essaye d’intervenir dans les cas de crise. Ils ne sont pas arrivés à faire grand-chose hier manifestement mais, la nuit, on se prépare et on essaye de relancer un peu les choses.
Il y a aussi, d’un jour au lendemain – quand il y a une crise comme celle-ci – tous les commentateurs qui vous disent : « C’est le moment de racheter ! C’est le moment d’acheter ! parce que tout est bon marché ! », etc. Et, il y a un certain nombre de gogos qui le croient.
Non, quand on regarde les courbes des grandes crises, il y a toujours 2 ou 3 jours de baisse brutale et puis on remonte un petit peu.
Il faut aussi ajouter la chose suivante à laquelle on ne fait pas toujours attention, c’est que, si la bourse est à 100, à l’indice 100, et on perd 10 %, on tombe à 90. Le lendemain, on vous dit : « C’est formidable, on est remonté de 10 % ». Oui, mais on est remonté à partir de 90, c’est-à-dire qu’on est remonté jusqu’à 99 [90 + 10% de 90 = 9%]. Il y a toujours une différence. On oublie cela, c’est que les pourcentages sont toujours calculés sur le dernier chiffre et que, donc, il faut remonter de 11,1 % quand on a baissé de 10 % pour se refaire [90% x 11,1 = 99,9%].
Ces jours derniers, on a vu des chutes catastrophiques de 5 % suivies d’un rebond de 3 %. Nous avons vu hier, c’étaient des baisses parfois même de l’ordre de 10 % et on remonte ce matin de 3 %. Ce n’est pas la hauteur ! Ça va faire, ces dents de scie : une courbe fractale, comme disent les mathématiciens, très typique des baisses. Il faudrait que demain, après-midi encore, ça continue de remonter. Et la journée n’est pas terminée. On parle simplement de marchés qui sont ouverts maintenant depuis 1 h – 1h30.
Théophile KOUAMOUO :
Alors, est-ce qu’on peut penser qu’on est dans une grosse crise financière ? Est-ce que les comparaisons avec 2008, avec 1929, est-ce qu’elles tiennent ?
Paul JORION :
On est déjà dans une grande crise financière ! Le problème, c’est comme avec la pandémie qui se déroule en arrière-plan : on nous dit « Il n’y a pas encore autant de morts que de la pollution ! pas encore autant de morts que de la grippe ! », etc. Oui, mais on est au tout début d’un processus et surtout, c’est un processus extrêmement violent : une chute comme hier, une chute de 30 % du prix du pétrole, c’est des choses qu’on n’a jamais vues.
Alors, oui, on est déjà dans une énorme crise financière. On l’attendait depuis un certain temps au niveau boursier, pour une raison que tout le monde connaît : les injections extraordinaires de sommes par les grandes banques centrales qui, « victimes » de la théorie du ruissellement, imaginaient que ces sommes allaient se retrouver automatiquement dans l’économie. Mais dans une économie où le pouvoir d’achat est de plus en plus faible dans les populations, que font les banques ? L’argent qu’il leur reste et qu’elles peuvent prêter, elles le prêtent à d’autres banques, ou des hedge funds, pour faire des paris spéculatifs et ça, ça introduit simplement non pas des facteurs qui relancent l’économie, ça introduit simplement des facteurs de risque systémique comme on dit, c’est-à-dire d’effondrement, parce que c’est simplement des déplacements : il y a une banque qui gagne un jour et une autre qui gagne le lendemain mais ça n’apporte absolument rien à l’économie.
Théophile KOUAMOUO :
Qui est le principal responsable du vent de panique sur les places boursières mondiales ? Est-ce que c’est le coronavirus ? Est-ce que c’est la baisse brutale des cours du pétrole ? Est-ce que ce sont les vieilles fragilités de l’économie mondiale dont vous parliez à l’instant ?
Paul JORION :
Ce qui est responsable ces jours-ci, c’est la baisse de l’activité économique en Chine. On a découvert la fragilité qu’a introduit le système de réapprovisionnement qu’on a maintenant, ce qu’on appelle flux tendu ou just-in-time : « juste à temps » dans les entreprises.
Il suffit que, dans une région qui nous alimente nous, en Occident, avec énormément de produits, il a suffi là qu’une quarantaine importante, drastique, soit mise en place pour que les pièces de rechange, pour que les produits finis n’arrivent plus jusque chez nous, c’est-à-dire produisent des ruptures dans la chaîne de nos industries. Donc, la cause, c’est l’épidémie. Le premier effet induit, c’est une baisse de l’activité économique. La baisse de l’activité économique fait baisser normalement la demande pour le pétrole, donc ça introduit des tensions. Ces tensions existantes ont ravivé ces jours derniers les tensions qui existent entre la Russie et l’Arabie saoudite. Donc, tout ça se combine, tout ça fait boule de neige mais il est clair que c’est l’épidémie. En tout cas, ce n’est pas le prix du pétrole puisque le prix du pétrole, il n’a commencé à tomber véritablement de manière dramatique qu’hier, c’est-à-dire après déjà plus d’une semaine de baisse sur les marchés.
Théophile KOUAMOUO :
Peut-on parler de conjonction entre une crise de l’économie réelle, industrielle, une crise des approvisionnements donc qui se passe en Chine, une conjonction entre ça et une crise de la sphère financière ? Ou alors, c’est l’économie réelle qui a contaminé l’économie disons financière dont on dit souvent qu’elle est horssol, qu’elle est artificielle.
Paul JORION :
C’est-à-dire, vous avez attiré l’attention sur le fait que, bon, il y a une douzaine d’années, 13 ans, j’avais annoncé une crise des subprimes un ou deux ans avant qu’elle ne se déclare. Depuis, je n’ai pas vu… J’ai vu bien sûr gonfler les sommes qui, artificiellement, faisaient monter la bourse parce que les sommes que les banques centrales dégageaient ne trouvant pas où aller se placer dans l’économie réelle faute de pouvoir d’achat suffisant dans les populations, au lieu de faire grimper les salaires en 2009 – ce qu’on aurait dû faire – on a relancé le crédit. Evidemment, le crédit, il faudra un jour le rembourser. Donc, ce n’est pas comme ça que ça devrait marcher.
Mais, on me posait la question, on m’a posé la question pendant les dix dernières années : « Est-ce qu’il y a, à l’intérieur même de la finance, un évènement qui va déclencher une crise boursière majeure ? » et là, je n’en voyais pas.
Il y a une fragilité générale qui s’est installée, qui est plus grande qu’en 2008-2009 simplement parce qu’on n’a pas pris les mesures qu’on aurait dû prendre. On a fait, oui, quelques petits pas en avant et puis on a fait quelques petits pas en arrière et, donc, on n’a pas fait grand-chose. Mais non, il fallait, dans ce cas-ci, un évènement extérieur.
L’évènement extérieur, c’est la baisse de l’activité économique associée à une inquiétude de notre côté : « Est-ce que cette épidémie en Chine va devenir une pandémie ? » Et nous avons vu les méthodes absolument drastiques, les types de méthodes utilisées en Chine pour essayer d’endiguer cette épidémie qui ne correspondent pas du tout à nos habitudes, chez nous, en termes de libertés individuelles, etc.
Alors, qu’est-ce qui va se passer ? Parce que ce n’est pas terminé ! Est-ce qu’on va devoir passer en « phase 3 » comme on le dit, à des mesures du type de celles qu’on a utilisées en Chine ? Apparemment, l’Italie va vers ça puisqu’elle a étendu à tout le territoire une interdiction, une espèce de quarantaine qui avait été mise dans le nord mais l’Italie a tenu compte du fait que les gens qui n’avaient pas envie d’être en quarantaine dans le nord sont allés vers le sud et donc, la seule solution, évidemment, c’était d’étendre la quarantaine à tout le pays. Mais un pays comme l’Italie, bien entendu, c’est comme le nuage de Tchernobyl : la contamination ne s’arrête pas aux frontières. Elle déborde tout autour, non seulement vis-à-vis de la France, d’autres pays voisins de l’Italie mais aussi par le biais de la Méditerranée. Donc, on va sans doute devoir arriver, de notre côté, à des fermetures d’activités économiques qui ne seront pas induites simplement parce qu’on ne reçoit plus des produits venant de Chine mais parce qu’on va devoir fermer les usines chez nous aussi. Le gouvernement, très prudemment, dit : « On n’est pas encore en phase 3 » mais il y a des déclarations qui sont faites disant bien que ce n’est qu’une question de jours, que c’est inéluctable, qu’il s’agit d’un processus inexorable.
Théophile KOUAMOUO :
Est-ce qu’on peut craindre des pénuries ? Parce que, effectivement, il y a une crise des approvisionnements, des chaînes de valeurs mondiales.
Paul JORION :
Oui, bien sûr, des pénuries qui peuvent être accentuées par des paniques d’approvisionnement. Tout le monde a ri que les premières pénuries en France, ça a été sur le papier hygiénique. Pourquoi ? Des analyses ont été faites qui sont intéressantes, parce que c’est difficile à stocker d’une certaine manière dans les commerces, parce que c’est stockable à la maison en se disant : « Ça ne va pas dépérir de toute manière. On pourra l’utiliser un jour ! » et des choses de cet ordre-là mais il peut y avoir d’autres pénuries bien entendu. Il y a des images qui sont associées, par exemple aux boîtes de sardines. Alors, les gens se précipitent sur les boîtes de sardines parce que, peut-être, ils ont entendu que leurs parents à telle ou telle époque, ils stockaient des boîtes de sardines.
Les pénuries, elles sont surtout dans l’industrie. L’industrie est entièrement mondialisée. Il y a aussi, vous savez, des mouvements d’allers-retours, des pièces qui nous sont envoyées d’un pays et puis qui sont renvoyées modifiées à ce pays pour monter sur un véhicule et le véhicule nous revient complété, etc. Nous sommes maintenant dans une économie extrêmement mondialisée, extrêmement globalisée, dépendant fort de choses qui se passent ailleurs et comme nous avons pris l’habitude de ne plus travailler sur ce type de produits vraiment très industriels, leur production est concentrée dans des pays qui ont, par rapport à nous, un moins-disant social, ce qui fait que le travail est moins cher et ce sont des pays de grande densité humaine où, nous l’avons vu, des épidémies peuvent démarrer et puis se répandre en fait sur le reste du monde.
Une inquiétude sur les marchés américains, il faut quand même l’ajouter. Il y a une inquiétude qui est liée à la gestion du pays par M. Trump.
M. Trump fait des déclarations sans cesse par Twitter ou autrement qui sont en contradiction totale avec ce qu’on dit dans son entourage. Il fait une déclaration. Le ministre monte au micro et dit exactement le contraire du président. Le président revient pour dire le contraire de ce qu’a dit le ministre, et bien sûr, cela introduit une inquiétude extraordinaire aux Etats-Unis tout particulièrement. Là, on a très très peur qu’on ne soit pas en mesure de traiter la crise sur le plan épidémiologique. Quand M. Trump dit : « Il vaudrait mieux que les gens qui sont dans ce paquebot de croisière, il vaudrait mieux qu’ils n’en descendent pas ». On s’attend à ce qu’il dise quelque chose de l’ordre de la santé ou épidémiologique, non, c’est « Parce que ça va faire augmenter les chiffres d’infection aux Etats-Unis ». Ça, c’est le président malheureusement que ce pays a, qui est encore la plus grande puissance économique. Il n’y a plus de pilote dans l’avion.
Théophile KOUAMOUO :
Est-ce que les banques centrales sont en mesure aujourd’hui d’endiguer le phénomène ? Que font-elles ? Que fait la Réserve fédérale américaine ? Que fait la BCE ? Est-ce qu’elles ont le pouvoir sur les évènements ?
Paul JORION :
Non, M. Powell, à la tête de la Federal Reserve, de la Banque centrale américaine, dit très bien, à chaque fois qu’on lui renvoie la balle, en disant : « Mais écoutez, non, ça, ce sont des questions de politique économique ! Ça, ce sont des questions de politique financière ! Mais pas au niveau des banques centrales ! ».
Les banques centrales ont des rôles extrêmement limités. Les banques centrales sont là – et c’est leur définition principale – pour assurer la stabilité des prix. Parfois, il est mentionné en plus – c’est le cas aux Etats-Unis, et pour la Banque centrale européenne – qu’elles doivent s’occuper du plein emploi mais c’est tout. Leur levier, c’est les quantités d’argent qui circulent dans l’économie, ce sont les taux directeurs, c’est-à-dire les taux à court terme. Elles peuvent aussi agir sur les taux à long terme mais, là, de manière indirecte, en achetant ou en revendant des obligations d’Etat mais leurs moyens sont limités. A côté des banques centrales, il y a des ministères de l’Economie qui doivent s’occuper de l’économie.
Théophile KOUAMOUO :
La BPI, la Banque Publique d’Investissement, a déjà décidé d’investir massivement dans le soutien aux valeurs du CAC 40. On parle de 10 milliards d’Euros dont 2 milliards d’argent public. Est-ce que c’est une fausse bonne idée ?
Paul JORION :
Non, c’est une bonne idée parce qu’on le sait bien, on l’a vu, la fragilité, essentiellement, du système financier, en 2008 : il s’est écroulé sur des questions monétaires. C’est quand sur les marchés monétaires – c’est-à-dire, en fait, le marché où on achète et on revend des obligations, de la dette à court terme [un an et moins] – quand un dollar sur le papier ne valait plus que 99 cents, et le système s’est écroulé à partir de là.
Donc, ça, on l’a retenu. On sait que, là, il faut intervenir. Et malheureusement, dans un monde comme le nôtre, c’est-à-dire parce que l’économie ne demande pas suffisamment d’argent, je ne parle pas des consommateurs mais je veux dire l’économie productive : les entreprises pour produire quelque chose.
Il y a des sommes qui sont disponibles pour la spéculation, qui sont des sommes absolument énormes et on avait vu récemment, sur le marché du repo : le repurchase agreement, aux Etats-Unis. C’est un marché où on peut obtenir de l’argent au jour le jour, que ce sont les hedge funds qui avaient déstabilisé ce marché-là. Alors, tant qu’on n’interdit pas les hedge funds, il faut les alimenter parce que ce sont des facteurs de risque systémique. Il y a tout ce qu’on appelle la « finance grise », le secteur peu réglementé. Tant qu’on ne l’a pas interdit [ce qu’il faudrait faire], il faut le soutenir parce qu’il peut entraîner tout le reste avec lui.
Théophile KOUAMOUO :
Mais les citoyens peuvent en avoir marre parce que, quelque part, ils ont l’impression de voler au secours des banques régulièrement. Le smicard et l’imposé de base a l’impression de subventionner les milliardaires et ça peut être très énervant.
Paul JORION :
C’est tout à fait le cas, oui, bien entendu, et on le sait. Moi, c’est une chose que je répète depuis 2008. C’est une chose que j’ai observée alors sur mon blog avec d’autres en direct. Quand les gouvernements se sont endettés massivement pour sauver le secteur financier, la moitié de l’argent est passé à des pertes économiques, des gens qui avaient acheté des obligations : il y avait un risque de non-remboursement, etc. Mais la moitié de la somme, la moitié de la somme ! ce sont purement et simplement des paris spéculatifs entre banquiers. Et nous avons payé ces sommes qui sont des centaines de milliers de milliards non seulement pour relancer l’économie mais aussi pour sauver ces gens qui se sont remis aussitôt à faire exactement la même chose ! Vous vous souvenez peut-être de ce banquier en 2008, à la fin de l’année, qui a dit – et ça a fait rigoler tout le monde – « Ne vous inquiétez pas, nous sommes les grands responsables de ça mais c’est nous qui remettrons tout ça en place ! ». Et tout le monde riait parce qu’on se disait : « On va les empêcher ! », mais le rapport de force n’a pas changé : ces gens sont parvenus à rétablir la situation à l’identique par rapport à ce qu’elle était avant.
Théophile KOUAMOUO :
Comment on peut arrêter leur irresponsabilité ? Comment arrêter l’irresponsabilité bancaire ? Comment éviter d’avoir chaque fois, toutes les décennies, à endetter les pays, à créer de la fiscalité sur les citoyens ordinaires pour sauver de grands irresponsables ? Qu’est-ce qu’il faut faire ?
Paul JORION :
Il y a plusieurs choses à faire. Une que je recommande, je la recommandais déjà avant 2008 quand je travaillais dans la Banque, c’est rétablir les lois qui interdisaient la spéculation. Tout le monde crie en disant « C’est abominable la spéculation ! La spéculation va nous tuer ! Les citoyens sont furieux ! ». Il y avait en France, jusqu’en 1885, deux ou trois articles de loi qui interdisaient la spéculation et on les a abrogés. On les a abrogés en 1885. Je suis tombé là-dessus, l’explication, c’était : pour lancer le « Grand empire colonial ». Alors, bon, ce n’était déjà pas une bonne idée de le faire mais le « Grand empire colonial », on ne l’a plus ! Qu’on remette en place ces lois qui interdisent la spéculation !
Alors, on me dit : « La spéculation, c’est très difficile à définir … ». Ce n’est absolument pas vrai ! Ça tient en une phrase : « Les paris à la hausse ou à la baisse sur le prix des titres financiers sont interdits ». C’était l’article 421 du Code Pénal en France et ça renvoyait à des peines de prison qui sont associées à ça. On peut remettre ça demain en place.
On va nous dire : « Oui, il faudrait qu’on le fasse tous en même temps ! ». Oui, il faudrait qu’on le fasse tous en même temps de préférence mais on peut quand même commencer par un pays parce que c’est un bon exemple : les autres auront aussi envie de le faire. Imaginez qu’on puisse remettre véritablement 40 % de l’argent dans l’économie, c’est quand même une chose qui serait intéressante pour tout le monde !
Evidemment, il faudrait augmenter les salaires. Ce serait le moyen de le faire : interdire la spéculation et s’arranger d’une certaine manière pour faire remonter les salaires. Faire aussi qu’une hausse des salaires ne se manifeste pas simplement en inflation parce que les autres parties, les investisseurs, les dirigeants d’entreprises ne voudront pas partager l’effort à faire et vont simplement répercuter la hausse des salaires dans une hausse des prix et, donc, la hausse des salaires sera effacée, comme d’habitude, par une hausse des prix. Non, il faut gérer tout ça ensemble mais on peut le faire et ce n’est pas compliqué.
Il ne faut pas répondre : « Oui, mais la spéculation, on ne sait pas ce que c’est ! » ou « Ça n’a jamais été interdit ! », ce n’est pas vrai ! Ça ne date pas d’hier mais on sait comment le faire. Il suffit de remettre ces deux articles en place et on arrête déjà une grande partie du problème et aussi, avantage considérable, on va faire baisser le ressentiment dans la population qui, comme vous le dites, commence à en avoir marre. On leur dit : « Maintenant, il y a encore une nouvelle crise et c’est encore vous qui paierez à l’arrivée ! ». Souvenez-vous, en 2009 ou en 2010, M. Jamie Dimon à la tête d’une grande banque [JP Morgan Chase] a dit : « La prochaine fois, nous, les banquiers, nous ne serons plus aussi généreux s’il y a une crise ! » parce que ce monsieur considère que la Banque a été extrêmement généreuse vis-à-vis de nous, les contribuables qui payons chaque fois qu’ils font dégringoler tout le système !
Théophile KOUAMOUO :
Ces solutions dont vous parlez sont à la portée d’un gouvernement comme le gouvernement français.
Paul JORION :
Bien entendu ! Alors, on peut me dire : « Oui, mais il faudrait le faire dans le cadre européen ». Oui, mais la France a son mot à dire au plan européen, la Belgique aussi. Et avec la disparition des Britanniques pour mettre leur veto systématiquement, ce sera encore beaucoup plus simple. Il suffit qu’on se mette d’accord, effectivement, au niveau européen et la France n’a aucune justification de dire : « Oui, mais on ne nous écoute pas au niveau européen ! ». Ça, c’est une blague. C’est de la foutaise !
Théophile KOUAMOUO :
Qui sont les potentiels plus gros perdants en Europe et dans le monde de la séquence que nous vivons ?
Paul JORION :
Ce sont les gens qui sont payés à l’heure ou qui sont payés à la tâche qu’ils font parce qu’on va les empêcher de travailler pour le bien général et comme il n’y aura pas un salaire qui tombera automatiquement, ce sont les gens qui seront les premiers à perdre parce que c’est eux qui sont au premier rang de la baisse de l’activité économique. Alors, il faudrait mettre en place effectivement des mesures extraordinaires pour empêcher, par exemple, que les parents qui doivent s’occuper des enfants à l’école ne les envoient pas chez les grands-parents parce que les grands-parents, ils sont très exposés du point de vue, justement, épidémiologique. Ce sont eux qui seront les premiers à partir parce que vous le savez, dans cette épidémie, c’est très différentiel selon les âges, le danger. Le danger [la létalité] monte à 15 % chez les gens de plus de 80 ans et il est pratiquement nul chez les enfants.
Théophile KOUAMOUO :
Est-ce qu’il y a des pays européens ou des pays non-européens qui sont plus fragiles que d’autres ? Par exemple, l’Italie semble aller très mal. Est-ce que cette crise va l’abattre, l’achever ? Et d’autres pays qui vous viennent à l’esprit ?
Paul JORION :
Non, il est difficile de dire puisque tout dépend de la carte en ce moment. Il s’est fait qu’après la Chine, ça a été l’Iran. Après l’Iran, ça a été l’Italie. Mais tout ça est dû à des transmissions qui qu’on pourrait considérer comme pratiquement au hasard. Non, le pays le plus en danger en ce moment, c’est certainement les Etats-Unis. Il suffit de regarder ce qui se dit dans les journaux américains en ce moment parce que ça va à hue et à dia parce qu’il y a un président convaincu que c’est « un complot des journaux communistes » comme il dit… ou des Démocrates, etc. que tout ça, c’est un truc qui a été inventé purement et simplement pour le faire tomber ou pour l’empêcher d’être réélu et il est alimenté par une presse d’extrême-droite complotiste qui vient effectivement avec plein de pseudo-preuves que cette épidémie n’existe pas.
Donc, le pays est dans une très très grande impréparation. Vous savez aussi, il y a une très grande autonomie des états à l’intérieur des Etats-Unis donc chaque état peut aussi décider d’une politique plus ou moins adaptée mais chaque état qui a une politique qui n’est pas bonne a des voisins sur lesquels ça va déborder. Le pays, à mon avis, qui risque le plus – et nous risquons beaucoup parce qu’il est central quand même à notre économie, dans le monde où nous sommes – c’est les Etats-Unis en raison de l’impréparation et des contradictions qui sont là, au sommet.
Théophile KOUAMOUO :
Il y a une certaine interprétation qui veut que les Russes et les Saoudiens aient fait exprès de faire péter la baraque, notamment parce que les Russes sont furieux en raison des sanctions qui les touchent.
Paul JORION :
La Russie a une doctrine que nous appelons « Guérassimov » à tort ou à raison mais ça n’a pas d’importance [Guérassimov, Valéri, « Novye vyzovy trebuût pereosmysleniâ form i sposobov venediâ boevyh dejstvij » [Les nouveaux défis exigent de repenser les formes et les moyens des actions militaires], Voenno-Promyshlennyi Kurier (VPK) n° 8, (476), février-mars 2013]. La Russie, qui est un pays relativement faible, surtout par rapport à ce qu’était autrefois l’URSS, c’est un pays qui s’estime spolié. C’est un pays qui imagine être – peut-être à raison – entouré par des puissances de l’OTAN qui lui sont hostiles et qui utilise, je dirais, des méthodes de pauvres pour se défendre, c’est-à-dire essayer de provoquer la zizanie à l’extérieur. On le voit, ils l’ont fait aux Etats-Unis en soutenant la campagne électorale de M. Trump. Ils l’ont fait en soutenant le Brexit en Grande-Bretagne. Il y a eu un article hier dans la presse britannique qui montre que la Russie, effectivement, activement, essaye de provoquer des dissensions dans les pays. Nous faisons probablement la même chose chez eux. Je dirais, c’est de bonne guerre. Dans ce cas-ci, si la Russie s’est dit : « On peut encore enfoncer un peu plus des pays qui nous sont hostiles », effectivement, pourquoi auraient-ils hésité ?
Théophile KOUAMOUO :
Avec cette crise sanitaire, industrielle et financière, n’est-ce pas la mondialisation ultralibérale qui est en procès ? Le monde va-t-il changer ? Est-ce que le rapport de force peut s’équilibrer ?
Paul JORION :
Il peut s’équilibrer dans la mesure où nous sommes, comme vous l’avez dit, furieux quand nos gouvernements ne font pas ce qu’il faut faire. Nous sommes furieux quand nous voyons que l’ultralibéralisme, dont la condamnation à mort a été produite par la crise de 2008, qui a montré qu’il avait entièrement fait faillite et nous sommes 13 ans plus tard et on continue sur la même voie. Pourquoi ? Ce n’est pas un complot. Ce n’est pas des dictatures. C’est nous qui votons pour mettre ces gens-là au pouvoir. Alors, là, il y a effectivement un danger mais il y a un certain nombre de choses que nous pouvons faire, en effet, comme nous venons déjà de le dire.
Il y a un deuxième aspect, bien entendu, c’est l’aspect épidémiologique. Là, ça n’a pas grand-chose à voir avec l’ultralibéralisme. Ça à voir avec une certaine modernisation du monde qui a facilité les contacts, qui fait qu’effectivement, nous prenons l’avion probablement à tort pour aller ici et là sans faire très attention et qui fait qu’il est très difficile d’empêcher une épidémie de ce type-là de se répandre. Mais ça, ça n’a pas, je dirais, essentiellement à voir avec l’ultralibéralisme. Ça à voir avec le monde moderne tel qu’il s’est développé avec l’augmentation des contacts.
On peut dire un certain nombre de choses sur le protectionnisme, sur ce qu’il faudrait faire. Moi, ça fait des années que je propose qu’on remette à l’ordre du jour la proposition de John Maynard Keynes, d’un ordre monétaire mondial du type du bancor qu’il préconisait déjà en 1944 à Bretton Woods. Il faudrait qu’on aille jusque-là parce que ça, c’est un système qui est à la fois mondial mais qui, en même temps, protège sa zone économique, qui lui permet de se rééquilibrer une fois par an et qui punit ceux qui contreviennent aux règles générales. C’est un système qu’il faudrait mettre en place.
Théophile KOUAMOUO :
Il ressemble à quoi ce système ?
Paul JORION :
Le système du bancor de Keynes, c’est un système qui a été en fait copié. Il a été copié sur le système que les Allemands avaient mis en place dans les années 30 pour ne pas apparaître sur le radar du traité de Versailles en termes économiques. Ils avaient organisé un système d’échanges avec les pays dont ils voulaient des matières premières mais ça fonctionnait de manière absolument équilibrée, c’est-à-dire c’était des échanges de bons qui faisaient que si vous achetiez, si l’Allemagne achetait un certain nombre de kilos, de tonnes de minerai de fer dans un pays d’Amérique latine – parce qu’il y avait beaucoup de pays d’Amérique latine dans cet accord – il fallait que des échanges aillent dans le sens inverse. C’était du troc si vous voulez.
Et il est possible, effectivement, de reconstruire un système à une seule monnaie de référence, comme le bancor, mais avec des zones économiques qui ne doivent pas nécessairement être un pays isolé : ça peut être quelque chose comme la Zone euro maintenant, mais dans un cadre équilibré.
Dans notre système chez nous, l’Allemagne peut être un exportateur net et enguirlander tous les autres de ne pas faire la même chose. Alors que, bien entendu, un système ne peut pas être équilibré [dans ces conditions] : tout le monde ne peut pas être un exportateur net ! S’il y a des exportateurs nets, c’est-à-dire qui exportent davantage qu’ils n’importent, le système est déséquilibré : ils obligent d’autres personnes à importer davantage qu’à exporter. Dans le système du bancor de Keynes, l’Allemagne serait pénalisée une fois par an si elle continuait [comme maintenant] de chercher à imposer ses règles au monde.
Théophile KOUAMOUO :
Donc, c’est un système de troc qui empêcherait certains pays de trop jouer sur les règles de la mondialisation en les tirant par le bas.
Paul JORION :
Ça permettrait de ne pas réintroduire du protectionnisme. Le protectionnisme, il serait là, de toute manière, en filigrane, implicitement, dans les échanges autour du bancor.
Théophile KOUAMOUO :
Merci Paul !
Paul JORION :
Je vous en prie.
@ Paul, une petite dernière pour la route 😂 Prompt : Est-ce que finalement, la vraie conscience du réel serait…