PJ TV : « Le monde d’après… » – Invité Jacques Attali, le 9 avril 2020 – Retranscription

Ouvert aux commentaires.

Paul Jorion :

Bonjour Jacques Attali. Merci d’avoir accepté d’être le premier invité de cette petite expérience que nous espérons fructueuse, d’inviter des personnes à nous parler de la situation actuelle. Ça s’appelle PJ TV : on ne veut pas être trop sérieux.

Jacques Attali, vous êtes quelqu’un qui se caractérise par sa conscience du temps qui passe et je sais que vous avez une très belle collection de sabliers. Tous vos livres sont, d’une certaine manière, des livres d’histoire. Certains de vos livres sont des biographies comme celle de Marx ou de Sigmund Warburg mais tous vos autres livres sont des livres qui parlent à la fois du passé, du présent et de l’avenir et vous avez une façon très particulière de parler du présent : vous insistez toujours sur le poids énorme, les inerties qui sont inscrites dans l’histoire et vous soulignez toujours que l’avenir, le futur qui vient vers nous, c’est un futur vis-à-vis duquel nous avons des responsabilités. Vous insistez toujours sur la nécessité, chaque fois que nous émettons une opinion, d’impliquer les générations à venir déjà dans les décisions à prendre. 

Nous sommes dans une situation tout à fait particulière. Dans cette perspective historique que vous présentez toujours d’une certaine manière, qui donne au présent une solennité que la plupart d’entre nous ne donnons pas : nous considérons en général le présent comme une espèce de routine. Mais chez vous, non : vous mettez toujours d’abord le passé – un passé considérable – en scène et ensuite, vous nous parlez des responsabilités que nous avons envers le futur. Quelle est la caractéristique de ces jours très particuliers que nous vivons en ce moment ?

Jacques Attali :

Ils sont paroxystiques dans toutes leurs dimensions. D’abord, si le présent a tant d’importance, c’est simplement parce que nous sommes vivants et donc rien n’est plus important que la période où nous vivons, en tout cas pour ceux qui sont vivants aujourd’hui.

Ensuite, la période que nous vivons aujourd’hui nous ramène à essayer de comprendre d’abord comment on a vécu dans le passé des expériences du même genre. Des épidémies, il y en a eu beaucoup dans l’histoire et ça nous amène à penser : qu’est-ce qu’on va faire pour l’avenir ? D’autant plus qu’on se rend compte que si on avait pris des précautions, si on avait écouté ceux assez nombreux qui, il y a 10 ans, 15 ans, avaient dit qu’une telle pandémie était possible, on aurait aujourd’hui non seulement les moyens de se protéger, comme les masques ou les respirateurs, mais on aurait peut-être déjà trouvé le vaccin et le médicament qui nous manquent. Donc, pour régler, pour gérer le présent, il eut été essentiel dans le passé d’avoir tenu compte de l’avenir.

La deuxième chose que cette situation nous révèle, c’est que, dans le passé, on n’a jamais jusqu’à présent fait passer la vie avant l’économie. Jamais. Donc, on a laissé les hommes mourir dans la crise et on a continué en disant que c’était normal et qu’on n’avait pas de raison de s’y opposer. Et là, pour la première fois, vraiment, on a décidé de débrancher l’économie.

La crise est une crise volontaire, lucide, consciente, peut-être liée à la panique ou à un certain nombre de mécanismes de décision très particuliers où partout dans le monde, d’ailleurs en commençant par la Chine – même si la Chine l’a caché – on a décidé que la vie était plus importante que le fonctionnement de l’économie. On aurait pu décider le contraire. On aurait pu dire, comme certains le font d’ailleurs ou ont tenté de le faire en Angleterre, en Suède ou aux Etats-Unis, de dire : « Mais non, passons. Il y aura des morts mais ça fait partie de la nature humaine et après tout, les jeunes ne sont pas touchés. Il n’y a que les gens qui sont presque déjà condamnés à mort et qui n’ont plus que très peu de vie qui sont menacés ».

Ce n’est pas ce que je pense. C’est ce que beaucoup de gens peuvent dire. On aurait pu faire ce choix. On ne l’a pas fait et c’est très intéressant. Pour la première fois, on a fait passer la vie avant l’économie. Est-ce que ça va être quelque chose de durable ? Je ne sais pas. Il est possible que dans 15 jours – 3 semaines, sortant de cette sidération à laquelle nous avons assisté, on se dise, enfin, beaucoup de gens se disent : « Ecoutez, tout ça c’est… Il y a beaucoup de morts physiques c’est vrai mais il y aura beaucoup de morts économiques : il y aura beaucoup de gens qui vont mourir du chômage et des maladies liées aux problèmes sociaux. En gérant cette crise comme ça, on aggrave les inégalités » et je n’exclus pas qu’on assiste à un retour de la vie d’une autre façon, c’est-à-dire ce n’est pas la vie confinée qu’on veut protéger mais la vie au sens de l’animation, la vie animée en prenant des risques. Et c’est la question qui est derrière tout ça. Quel risque est-on prêt à prendre ? Cette crise nous montre que dans une société mondiale qui est très largement dominée par les personnes âgées, qui ont le pouvoir… Dans un pays comme les Etats-Unis, l’Europe ou la Chine, eh bien, les personnes âgées imposent ce qui est bon pour eux, c’est-à-dire d’arrêter l’économie. Est-ce que les personnes âgées vont garder le pouvoir assez longtemps pour que ce soit le cas ou est-ce que ça va changer ? Je ne sais pas. En tous cas, on peut espérer de bonnes choses de tout ça, au-delà de cette crise.

Paul Jorion :

Oui. Pour ce qui est de la préparation, c’est Keynes quand il écrivait sa thèse de probabilités qui faisait la distinction entre le probable, les choses que nous savons qu’elles vont se produire un jour ou l’autre et pour lesquelles nous avons développé à partir de la Renaissance un certain calcul des probabilités et l’incertain pour lequel nous ne pouvons rien savoir. Pour l’incertain disait-il, aucun calcul ne se justifie : nous ne sommes pas préparés. Est-ce qu’il y aurait dans des circonstances aussi exceptionnelles que celles-ci, qui sont probables parce qu’on sait qu’il y a des épidémies, est-ce qu’on pouvait se préparer mieux qu’on ne l’a fait ?

Jacques Attali :

Oui, mais c’est tout le problème du calcul de probabilités où quand un évènement est très peu probable, on oublie de calculer le coût qu’il représente s’il se réalise parce que si vous avez un évènement très probable mais qui ne coûte pas grand-chose, dans ce cas-là, on ne le prépare pas mais si vous avez un  évènement très peu probable mais qui coûte énormément, on oublie de voir qu’il va coûter énormément et on ne fait pas le calcul simple de la multiplication du risque par la probabilité en l’occurrence. Si on avait fait ce calcul de l’ampleur par la probabilité de l’occurrence, l’ampleur est si grande que la faiblesse de probabilité de l’occurrence n’aurait pas empêché de voir qu’il y avait des choses à faire qu’on avait faites d’ailleurs dans des crises antérieures et qu’on aurait pu faire. Se préparer décemment à cette crise, ça aurait coûté au moins 1 000 fois moins que ce que cette crise va nous coûter.

Paul Jorion :

Effectivement. On voit, et ça ne date pas de la crise elle-même, on l’a vu se dessiner à propos du climato-sceptisme. On voit dans l’opinion, et c’est à l’échelle internationale – je ne parle pas de pays comme la Chine mais je veux dire l’Occident – on voit se dessiner deux camps dans lesquels on a d’un côté, je dirais, les gens plutôt de gauche et les scientifiques et, de l’autre côté, la droite et l’extrême-droite qui tiennent un discours anti-scientifique. Il y a quelque chose qui me paraît à moi paradoxal et tout à fait, je dirais, peu adaptatif du point de vue de l’espèce, c’est d’adopter une position qui nie la réalité, un discours de déni. Comment expliquez-vous cette apparition d’une extrême-droite négationniste qui s’expose et qui expose les autres à un danger considérable ?

Jacques Attali :

Vous savez, je trouve que les idéologies sont très brouillées en ce moment. Vous avez des tas de gens qui disent n’importe quoi, aussi bien à gauche qu’à droite. Vous avez des tas de gens qui disent que tel médicament est bon sans l’avoir vérifié, qui se prennent pour des médecins ou des stratèges épidémiologistes dans les divers camps mais c’est vrai qu’il y a un… Ça renvoie aussi au fait que, pour beaucoup, à l’extrême-droite en particulier, ce qui compte, c’est de ramener au problème qui est le plus important pour eux. Par exemple, de la bonne façon, on voit les écologistes dire : « Ecoutez, c’est important cette épidémie mais c’est moins important que le climat ». Alors, ceux qui sont plus intelligents et plus sophistiqués disent, à juste titre : « Ce qu’on n’a pas su prévoir pour l’épidémie, prévoyons-le pour le climat ». Il y a aujourd’hui l’évidence, encore à l’heure où nous parlons, d’une température excessive. Ce qui nous arrive sur l’épidémie va nous arriver sur le climat dans 20 ans, dans 30 ans. On ne pourra plus dire qu’on n’a pas été prévenu donc il faut le faire maintenant pour tenir compte – c’est ce que j’appelle l’économie positive – de ce qu’on aurait dû prévoir aussi pour l’épidémie. Et de l’autre côté, il y a des gens qui disent : « Ce qui compte, c’est mon idéologie et je vais essayer de ramener tout ça à mon idéologie. Mon idéologie, elle dit quoi ? Elle dit que les autres sont une menace. L’étranger est un ennemi. L’ouverture des frontières est une catastrophe. Le monde est dangereux. Fermons-nous ! ».

C’est la célèbre phrase de Woody Allen : « Ma réponse est ‘Non’ mais j’ai complètement oublié votre question ». Ils en sont à dire : « Ma réponse, c’est la fermeture peu importe le problème ». Ils ramènent tout à leur propre vision du monde : une Weltanschauung.

Paul Jorion :

J’ai mentionné votre intérêt pour l’histoire mais dans une perspective à la Braudel comme vous le dites – et un Belge ne peut s’empêcher de mentionner aussi Henri Pirenne – vous conjoignez toujours l’histoire et la géographie et vous avez en particulier proposé cette histoire du monde en termes de cœurs, de villes qui sont au centre des choses et quand j’ai lu votre livre, je crois que c’était en 2006, qui parlait de ça, j’habitais à Los Angeles et vous mentionniez comme le cœur de l’époque, vous mentionniez précisément Los Angeles. Où en est-on de ce point de vue-là ? Est-ce que Los Angeles est encore le cœur du monde du point de vue de ce qui s’y passe ? Et si non, est-il en train de se déplacer ou bien est-il déjà depuis un certain temps ailleurs qu’à Los Angeles ?

Jacques Attali :

C’est une question à laquelle je n’ai pas de réponse. Je vais vous donner quand même l’élément de ma réponse.

D’abord, j’ai repris la thèse de Braudel, de Pirenne et de Wallerstein qui avaient, eux, développé l’idée des cœurs en se limitant à la fin du 19ème siècle. Ils s’arrêtaient là. Et la thèse, c’était dans l’ordre, les cœurs étaient, je le rappelle, Bruges, Venise, Anvers, Gênes, Amsterdam, Londres et je l’ai prolongée pour ma part au-delà de Londres à Boston, New York et la côte californienne. Los Angeles est la côte californienne. La question est de savoir aujourd’hui si ça va rester du côté du Pacifique américain, si ça va basculer de l’autre côté ou si on n’entre pas dans autre chose. Mon pronostic personnel reste le même que celui que j’avais émis dans ce livre, à savoir qu’il y a un lent mouvement qui est en marche mais qui n’est pas le remplacement du cœur actuel par un autre cœur identifiable. Je pense que l’évolution se fait en 5 étapes qui sont mêlées selon les rites.

Première étape : déclin de l’empire américain comme superpuissance dominante. Je crois qu’on y est.

Deuxième étape dans laquelle on est aussi : bataille pour savoir qui va remplacer l’empire américain entre l’empire américain qui va essayer, la Chine, peut-être l’Europe qui vont tous essayer de garder le pouvoir autour d’une nation. Je crois que ça échouera un peu comme à la fin de l’empire romain, disons au Vème siècle parce qu’on peut le dater à ce moment-là de notre ère. Ça a été très lent. Le déclin de l’empire romain, ça met 4 siècles. Et donc, le déclin de l’empire américain, ça va mettre du temps. Personne n’a remplacé l’empire romain.  Tout le monde est devenu romain d’une certaine façon. Tout le monde est devenu chrétien, s’habillait comme les Romains. Les soi-disant « Barbares » étaient extrêmement civilisés, un petit peu comme aujourd’hui le monde entier est Américain ou Européen puisque l’Amérique est une forme d’Europe particulière, mais il n’y a pas d’empire dominant et je crois que c’est cette troisième étape qui a commencé où ce n’est pas une nation qui va dominer.

Je ne crois pas du tout que la Chine remplacera les Etats-Unis dans cette crise. La Chine a énormément de difficultés. Elle manque de transparence. Elle a des problèmes internes considérables. On n’a jamais vu dans l’histoire une nation qui ne soit pas une quasi-démocratie, ou laissant beaucoup de liberté, de créativité au moins à sa bourgeoisie devenir une nation dominante dans toutes les villes que j’ai citées. Donc, pour moi, aucun critère n’est rempli par la Chine et le dernier qui n’est pas rempli, c’est qu’elle n’a pas volonté à dominer le monde.

La Chine, c’est l’ « Empire du milieu ». Elle ne s’intéresse qu’à elle-même pour des tas de raisons culturelles de 5 000 ans. Je ne crois pas du tout que la Chine va remplacer les Etats-Unis d’aucune façon. En plus, son niveau de vie est aujourd’hui extrêmement bas donc, pour moi, ce qui est en train d’arriver, c’est le remplacement comme à la fin de l’empire romain par une certaine forme de chaos mais ce chaos, pour moi, sera rempli par la domination du marché. La domination du marché, ça veut dire des entreprises et aujourd’hui, on le voit – c’est ce que j’appelle l’hyper-empire marchand avec les grandes entreprises qui sont aujourd’hui assez détachées des nations même si les Etats-Unis conservent le pouvoir. Encore une fois, on va peut-être en dire un mot à l’instant. Mais la troisième étape pour moi, déclin de l’empire américain et tentative d’une domination par une nation, domination par le marché avec les entreprises qui tentent de prendre le pouvoir mais, à mon avis, ça ne marchera pas.

Et la quatrième étape, c’est le chaos véritable, le chaos parce que la crise climatique, la globalisation qui est simplement une globalisation des marchés et pas une globalisation de la règle de droit conduit au désastre.

Et après, ou à la place de ce désastre, on peut imaginer un état de droit mondial qui assure une régulation. Est-ce qu’on réussira à le faire à la place du chaos ou après le chaos ? Je n’en sais rien.

Est-ce que le déclin de l’empire américain est ici garanti ? Je n’en sais rien parce que les Etats-Unis sont parfaitement capables de rebondir. Si les Etats-Unis disaient aujourd’hui : « Assez plaisanté : tout le monde se remet au travail ! On organise une conversion de l’économie en économie de guerre. On donne tout le pouvoir aux militaires chez nous parce que les militaires – on l’a vu dans les différentes guerres, en particulier la seconde guerre mondiale – savent organiser un complexe militaro-industriel compétent ! ».

Ils ont commencé déjà à faire cette conversion. Nous, en Europe, on ne l’a pas faite. Pourquoi est-ce qu’on ne le fait pas ? Pour des raisons qui sont communes à la Belgique et à la France, plus à la France d’ailleurs qu’à la Belgique, c’est que dans la Seconde guerre mondiale, on n’était pas une nation combattante. On était au service de l’occupant et donc, si on a fait la conversion de notre industrie, c’était au service des Nazis donc on ne s’en vante pas trop tandis que les Anglais ou les Américains ont vraiment organisé la conversion et aujourd’hui, ce qu’il faut faire, c’est clair : il faut dire qu’il y a les industries – ce que j’appelle l’économie de la vie – qui sont les secteurs santé, alimentation, hygiène, éducation, recherche, technologie, télécommunications, digital, créativité et culture, distribution, sécurité et énergie propre. Tous ces secteurs-là sont les grands secteurs et il faut convertir notre économie vers ça. Il est possible que les Etats-Unis réussissent à se redresser ou retrouver leur sang-froid et sortent de la panique, de la pagaille actuelle pour mettre en marche un projet d’économie de la vie. Les Européens peuvent le faire aussi s’ils cessent simplement, dans la panique, de financer tout et n’importe quoi n’importe comment comme on le fait aujourd’hui.

Paul Jorion :

Vous avez parlé de la démocratie. Nous sommes citoyens tous individuellement quand nous avons l’âge requis. Nous sommes citoyens de nations. Nous ne sommes pas citoyens de ces grandes entreprises que vous avez évoquées qui dirigent le marché et qui, souvent, sont des banques. L’avenir de la manière dont vous l’envisagez, ce sont les responsabilités : responsabilités de nos dirigeants pour lesquels nous pouvons voter, responsabilités aussi de ces dirigeants de ces grandes entreprises. Premièrement, ont-ils la conscience de leurs responsabilités maintenant vis-à-vis de l’avenir, des générations futures, et ont-ils et comment sont distribués entre eux les moyens de réaliser ce qui va derrière, ce qui doit soutenir ces responsabilités ?

Jacques Attali :

Non, ils ne l’ont pas et si on continue comme maintenant, on va sortir de cette crise avec une extraordinaire aggravation des inégalités au profit de ceux qui auront réussi à ramasser les plus faibles, les plus faibles entreprises, etc. Il est possible et vraisemblable qu’on sorte dans une situation pire : plus de dettes pour les pauvres, plus de capital pour les riches. C’est ça qui est le plus vraisemblable. On ne peut pas attendre que les dirigeants d’entreprises ou des nations soient volontairement meilleurs. Ce qu’il faut, c’est créer des mécanismes pour qu’ils le deviennent. C’est ce que j’appelle l’économie positive, c’est-à-dire faire en sorte que l’économie soit clairement mise au service des générations futures, que les Etats soient mis au service. Et pour ça, il faut que les dirigeants politiques et financiers des entreprises soient véritablement contraints de travailler dans l’intérêt des générations futures. Comment les contraindre ? Je ne sais pas trop comment les contraindre sinon que la meilleure façon pour moi de le faire, c’est de faire en sorte que le financement n’aille aux entreprises que si elles travaillent dans l’intérêt des générations futures. Vous voyez, aujourd’hui, on arrose à l’infini toutes les entreprises pour les faire survivre. C’est très bien. On doit le faire parce que c’est une période de transition mais, dans le moyen terme, c’est-à-dire dans 3 à 4 mois, je pense qu’il ne faudrait financer aucune entreprise qui ne dise pas ce qu’elle fait dans l’intérêt des générations futures et pour ça, ma fondation, comme d’autres, a développé des indices qui mesurent la positivité des entreprises. On ne devrait pas financer une entreprise qui ne cherche pas à travailler dans l’intérêt des générations futures. Nous avons développé des indices pour ça. Il y en a d’autres et je rêve d’un moment où on demandera aux dirigeants politiques de convaincre sur leur programme, en fonction non pas de ce qu’ils font pour la semaine prochaine mais de ce qu’ils font pour les générations futures, et on dira aux entreprises : « Vous n’aurez pas de ressources en capital si vous ne prouvez pas que vous êtes utiles pour les générations futures ».

Paul Jorion :

Dernière question. On vous a posé récemment dans un entretien de ce type-ci la question du revenu universel de base et vous avez dit : « D’une certaine manière, nous l’avons déjà ». Avec Vincent Burnand-Galpin, je défends plutôt la position d’étendre au maximum le type de gratuité que nous avons déjà connu même si on est en retrait de ce point de vue-là, pour la santé et l’éducation. Dans une perspective qui est la mienne d’avoir le sentiment que le travail de manière générale disparaît et qu’il faudra un jour ou l’autre séparer les revenus des personnes qui étaient des salariés du fait de travailler eux-mêmes, de pouvoir partager la ressource, les ressources de notre Terre + le travail des machines, de le travailler entre nous. Comment voyez-vous cette évolution en particulier de l’avenir de ceux dont vous venez de souligner, qu’ils risquent une fois de plus d’être les premières victimes des crises.

Jacques Attali :

Ça dépend de quel pays on parle. Dans les pays européens comme la Belgique ou la France, comme je le disais dans l’interview que vous mentionnez, le revenu universel, il existe déjà. Ça s’appelle RMI, RSA avec tout ce qu’on distribue. Presque personne n’est laissé au bord de la route. Alors, évidemment, on peut discuter du montant. Est-ce qu’il est suffisant ou pas suffisant ? Mais il y a un revenu universel. Il n’y en a pas dans les pays en développement. On pourrait imaginer faire un revenu de base dans le monde entier qui soit déconnecté du travail. Ça me paraîtrait à la fois une bonne idée et une idée dangereuse : une bonne idée parce qu’évidemment, il ne faut laisser personne mourir de faim. Une idée dangereuse pour deux raisons : la première, c’est que ça pourrait être une incitation à ne pas travailler s’il est trop élevé. C’est toujours la question du revenu minimum avec un effet de seuil qui fait qu’on n’a pas intérêt à travailler donc il n’y aurait pas de création de richesse. Et deuxièmement, j’ai trouvé toujours suspect que, mis à part vous cher Paul, et quelques autres, les partisans du revenu universel sont les plus riches du genre à dire : « On va vous donner quelque miettes et vous allez nous laisser devenir très riches ». Si le revenu universel permet simplement à quelques-uns de devenir des milliardaires en faisant taire l’immense majorité des autres, non. Ce n’est pas le bon système. Par contre, un système qui assure un minimum et, en particulier, en dehors de revenus, comme vous l’avez dit vous-même, une gratuité des biens essentiels (la santé, l’éducation, le logement, etc.) qui doivent être gratuits et non pas sous forme d’un revenu qui permet de le payer, oui, parce que ça permet à chacun de créer les conditions pour devenir soi, devenir lui-même, y compris par le travail. Je préfère donner les moyens de devenir soi qu’assurer un moyen de paresse institutionnelle.

Paul Jorion :

La plupart des gens qui vont regarder PJ TV, cette petite vidéo, ne sont pas des décideurs. Est-ce que vous pouvez donner un conseil aux non-décideurs sur quoi faire maintenant pour aller dans le sens de cette société que vous appelez de vos vœux ?

Jacques Attali :

D’abord, de faire en sorte de le faire modestement, chez eux. On peut s’intéresser aux générations futures en s’occupant de ses enfants, en les préparant à être en meilleure situation que nous-mêmes, en s’occupant de ses voisins, de son village, de sa ville, en votant, en se demandant ce que les banques font avec notre argent et en ne plaçant notre argent que dans des situations qui servent l’intérêt général et les générations futures, en n’achetant aucun produit de consommation sans vérifier si la façon dont il est produit et distribué est utile aux générations futures. Dans toutes les dimensions de notre vie, on peut agir et il le faut à chaque instant.

Paul Jorion :

Merci Jacques Attali d’avoir passé avec nous un petit temps à partager vos réflexions et votre vision de l’avenir. Merci beaucoup.

Jacques Attali :

Merci Paul, merci Vincent.

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4 réponses à “PJ TV : « Le monde d’après… » – Invité Jacques Attali, le 9 avril 2020 – Retranscription”

  1. Avatar de Lucas
    Lucas

    J’ai rêvé qu’Attali devenait le chef des gilets jaunes, Il avait une grosse moustache et trois force de la nature le portait sur un bouclier.

    1. Avatar de Toulet Alexis
      Toulet Alexis

      Pourquoi pas ? Du moment que les porteurs ne seraient pas trop obséquieux.

      Parce que sinon… on obtient ça 🙂 !

      http://www.bdenvrac.com/doc/aimage/abrarac2.gif

      1. Avatar de Lucas
        Lucas

        Ah oui non les gabarits étaient inversés 😛

  2. Avatar de juannessy
    juannessy

    Beaucoup de sujets cruciaux relevés , avant , et encore plus après attaque virale :

    – pouvoir des vieux dans le monde ,priorités correspondantes des politiques publiques ,
    – nécessité éternelle d’anticiper l’avenir , prochaine cata climatique ,
    – mode de financement de l’économie , et le marché mis en attente de quel projet , »économie positive » ,
    – les grandes entreprises et leur mise au service de quel grands enjeux ,
    – « économie de la vie  » ( accord suffisant sur ses domaines ?)
    – rejoint Piketty sur l’impératif de réduction forte des inégalités , tant du point de vue moral que mécaniquement nécessaire .
    – Trio Marché /RUS / Gratuités , mais assez confus sur les champs à assurer sur chacun d »eux .

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