Le totémisme (II) – Une question résolue dès 1902

Texte de synthèse inédit en plusieurs parties sur cette question que j’ai eu l’occasion d’effleurer ici et là.

Le terme de « mentalité primitive » fut l’objet d’un conflit entre les anthropologues et un philosophe du nom de Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939) qui, de 1910 à 1938, posa la question qu’il couvrait de ce terme, y consacrant une demi-douzaine de livres. Ce dont Lévy-Bruhl parlait essentiellement, c’est précisément de ce totémisme qui avait constitué le premier échec d’une anthropologie tentant de classer les peuples non plus à partir de leur squelette et de la forme de leurs os, selon une logique d’anatomie comparée, mais selon leurs institutions. 

Ce que nous avons spontanément appelé au XIXe siècle le totémisme, c’est une identification de groupes d’êtres humains à certains éléments du monde naturel et en particulier à des espèces animales et végétales, une notion que le scoutisme adopterait sous une forme extrêmement simplifiée : « Le loup est mon totem ».

Quand le diffusionnisme apparaîtra comme un nouveau courant en anthropologie, ce qu’il reprochera essentiellement à l’évolutionnisme, ce sera de s’être montré incapable de rendre compte du totémisme et d’avoir échoué par là.

Or les anthropologues diffusionnistes avaient peut-être déjà deviné le sens profond de la différence entre le totémisme et le mode de pensée occidental quand ils avaient noté que pour ce qui est du développement technologique, d’une cosmologie, et d’une réflexion psychologique sur soi-même : une auto-réflexion sur qui l’on est, nous observons deux manières d’appréhender le monde qui se développèrent plus que probablement indépendamment : l’une qui est celle du monde occidental qui naquit dans le Croissant fertile, et couvre en grande partie l’Afrique aussi, et par ailleurs une toute autre manière, qui est celle de la Chine et du pourtour tout entier du Pacifique. Ce qui encourage à penser que leur développement fut indépendant, et constitue en fait une preuve indirecte de leur évolution parallèle en l’absence de tout contact, c’est leur incompatibilité totale : toute tentative de combiner leurs éléments en un ensemble intégré débouchant sur des incohérences irréconciliables. 

On attribue généralement la fondation de la sociologie à Auguste Comte (1798-1857). En 1838, il définit ce terme de « sociologie », forgé précédemment par Sieyès, comme la « science des phénomènes sociaux ». C’est cependant Émile Durkheim (1858-1917) qui est aujourd’hui reconnu comme le premier grand sociologue au sens moderne du terme. Durkheim est par ailleurs l’oncle d’un autre sociologue, Marcel Mauss (1872-1950), qui sera l’un des trois pères fondateurs de l’anthropologie économique, aux côtés de Bronislaw Malinowski et de l’économiste hongrois Karl Polanyi, quand il publiera son Essai sur le don (1924) où il soulignait qu’il existe, en sus du troc et du commerce marchand, une troisième manière traditionnelle d’échanger des biens et des services : le don, le fait de les offrir plutôt que de les vendre, dans un cadre de réciprocité espérée. 

Ni Durkheim, ni Mauss ne sont à proprement parler anthropologues mais ils publient conjointement en 1901-1902, un article en deux parties véritablement fondateur où ils affirment en substance qu’il existe un affinité incontestable entre ce que nous appelons le totémisme et la pensée archaïque chinoise. 

Depuis cette époque, de nombreuses confirmations se sont accumulées que leur intuition était correcte, avec pour implication que ce qu’est le totémisme, nous le savions en réalité sans équivoque soixante ans avant que Lévi-Strauss, prenant le monde à témoin, ne s’interroge s’il existait ou non.

L’article publié par Durkheim et Mauss en 1901-1902 s’intitulait : « De quelques formes primitives de classification, Contribution à l’étude des représentations collectives ». Il parut dans L’Année sociologique qui n’en était encore qu’à son sixième numéro, au tout début de la sociologie moderne donc. Les auteurs écrivaient ceci : 

« … si nous n’avons pas le moyen de rattacher par un lien historique le système chinois aux types de classification que nous avons étudiés précédemment (australien et amérindien) il n’est pas possible de ne pas remarquer qu’il repose sur les mêmes principes que ces derniers » (1902 : 39).

Un apparentement fondamental existe, affirment Durkheim et Mauss, entre la pensée de la Chine archaïque et le complexe culturel auquel les Occidentaux appliquent le terme de totémisme, c’est-à-dire non seulement la pensée des Aborigènes australiens et du Nouveau-Monde dans son ensemble, mais aussi de la Nouvelle-Guinée, de l’Indonésie, des Nouvelles-Hébrides, d’une partie de la Polynésie, etc. Il y a là, sur le pourtour de l’océan Pacifique, laissent entendre Durkheim et Mauss, un univers culturel ne constituant en réalité qu’un seul vaste ensemble, uni par sa Weltanschauung, par sa conception du monde commune. 

En suggérant cela, Durkheim et Mauss venaient soutenir l’intuition de Max Müller, que le totémisme est étranger à la pensée occidentale, dont le mode de représentation du monde est d’une tout autre nature. Quand ils observent que le totémisme peut être rapproché de la pensée chinoise archaïque, ils soulignent à quel point ce qu’il faut entendre par ce terme diffère de ce que nous concevons comme la pensée occidentale, aussi loin que nous puissions remonter dans l’archéologie de celle-ci. 

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5 réponses à “Le totémisme (II) – Une question résolue dès 1902

  1. Avatar de Tout me hérisse
    Tout me hérisse

    Qu’en pensent les archéologues, y-a-t-il eu du travail en commun, par exemple à partir de leurs explorations et découvertes sur différents sites archéologiques ?

    1. Avatar de Paul Jorion

      J’ignore la réponse.

    2. Avatar de arkao

      Encore faudrait-il qu’une pensée laisse des traces matérielles dans les « archives du sol », ce qui ne me semble pas aller de soi.
      Après on peut toujours trouver des gens, comme dans toute discipline, qui spéculent à partir de pas grand chose.

      1. Avatar de Tout me hérisse
        Tout me hérisse

        Les peintures des grottes de Lascaux et Chauvet peuvent sans doute apporter quelques enseignements sur la façon dont les Cro-Magnons abordaient la vie ?
        Il serait également intéressant d’avoir l’avis de Michel Dewez (université de Liège), lui qui a conduit de nombreuses fouilles à Apame en Syrie dans les années 1970..

    3. Avatar de juannessy
      juannessy

      C’est une question qui revient à se demander d’abord , « comment les archéologues pensent ils la pensée  » ?

      Et ça suppose aussi que toute pensée laisse des « traces » , ce qui n’est pas évident .
      Exemple trivial : les « gaulois » construisaient « en bois » , et il ne reste vraiment pas grand chose de leurs réalisations de ce type ( sauf parfois aussi , en creux par d’assez nombreux lieux dits de type Pont de pierre , ou Pont-en – pierre ( Pontempeyrat ), qui trahissent l’ébahissement et l’admiration des peuplades locales , quand les romains ont introduit ce type d’ouvrages dans leur décor ) .

      https://www.grandpalais.fr/fr/article/pourquoi-sinteresser-aux-sepultures-des-hommes-prehistoriques

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