La balance commerciale : reflets de nos dépendances

Un article paraît, sous la plume de Mathias Jobert, consacré à l’un de mes articles assez anciens, publié lui en 2006, avant-même la naissance du blog : « L’endettement excessif aux États-Unis et ses raisons historiques ».

La balance commerciale, qui mesure la différence entre les exportations et les importations de biens, constitue un indicateur essentiel de la situation économique d’un pays. Toutefois, c’est à travers la balance des paiements que s’exprime de manière plus structurelle le degré de dépendance d’une économie vis-à-vis des marchés extérieurs. Derrière les chiffres se dessinent des choix économiques, des dépendances énergétiques et des arbitrages politiques que ce dossier aide à mieux appréhender.

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Dans 2025/25

Dossier

Auteur(e)s : Mathias Jobert

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Ce dossier est accessible gratuitement jusqu’au 02/07/2025. Il sera ensuite réservé aux membres de nos institutions clientes et aux abonné(e)s Cairn Pro.

La balance commerciale, qui mesure la différence entre les exportations et les importations de biens, constitue un indicateur essentiel de la situation économique d’un pays. Toutefois, c’est à travers la balance des paiements que s’exprime de manière plus structurelle le degré de dépendance d’une économie vis-à-vis des marchés extérieurs. Une lecture strictement quantitative conduit souvent à considérer l’excédent commercial comme un signe de bonne santé, tandis qu’un déficit est spontanément associé à une fragilité, en particulier à une exposition accrue aux importations. Tel est le cas, par exemple, de la France dans le domaine de l’énergie : avec un déficit de 55,6 milliards d’euros, ce poste représente le principal déséquilibre de sa balance commerciale. Ce solde négatif traduit une dépendance significative aux importations d’énergies fossiles – pétrole, gaz notamment – nécessaires au fonctionnement de secteurs stratégiques tels que les transports, l’industrie ou le logement, et soulève des questions majeures quant à la souveraineté énergétique et économique du pays. Cependant, l’excédent commercial ne garantit pas pour autant une autonomie économique. Un pays excédentaire est lui aussi structurellement dépendant de ses débouchés extérieurs. La Chine en offre une illustration paradigmatique : avec un excédent commercial de 993 milliards de dollars (soit 5 % de son PIB), elle reste tributaire des marchés étrangers, faute de pouvoir écouler sa production sur son seul marché intérieur. Cette dépendance externe fragilise sa position, d’autant plus que son principal partenaire commercial, les États-Unis, mène une politique de guerre tarifaire qui met en question l’équilibre de son modèle de croissance.

Ce dossier se donne pour objectif d’analyser les mécanismes qui conduisent une économie à un déséquilibre de sa balance commerciale et d’identifier les dynamiques macro-économiques qui sous-tendent les différentes formes de dépendance aux partenaires extérieurs. Il s’agit en particulier de réfléchir au seuil acceptable de cette dépendance, au-delà duquel la souveraineté économique d’un pays se trouve compromise. Paul Jorion explique, à travers le cas américain, comment un déficit commercial est devenu le symptôme d’un modèle économique axé sur la désindustrialisation et la surconsommation. Édouard Challe et Xavier Ragot, dans leur comparaison entre la France et l’Allemagne, mettent en évidence l’impact des choix politiques internes, notamment en matière de salaires et de politique industrielle, sur les écarts de compétitivité entre les deux pays. Enfin, Jean-Pierre Leteurtrois souligne que certaines décisions énergétiques, comme l’interdiction de la fracturation hydraulique, peuvent renforcer la dépendance extérieure et avoir des conséquences directes sur le commerce extérieur.

L’effet de ciseau de l’économie américaine

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Vue d’un supermarché à Redmond aux États-Unis, photographiée par Fred Meyer.

Dans cet article, Paul Jorion explore les racines profondes du déficit commercial américain, en proposant une lecture qui dépasse les explications strictement macro-économiques. L’auteur rappelle que le déficit commercial est, pour les États-Unis, le résultat d’une série de politiques en faveur d’un modèle de croissance fondé sur la surconsommation intérieure et l’endettement, rendu possible par une désindustrialisation massive et une financiarisation poussée de l’économie. Bien que rédigé en 2006, le modèle qu’il expose porte en germe les failles qui éclateront au grand jour lors de la crise des subprimes de 2007 reste pertinent pour comprendre la trajectoire de l’économie américaine, notamment depuis l’augmentation des droits de douane par Donald Trump. Pour l’auteur, le déficit commercial américain, qui atteignait 617,7 milliards de dollars à la date de rédaction de l’article – contre 920 milliards en 2024 –, est interprété comme le résultat d’un déséquilibre structurel entre une consommation toujours croissante et une production nationale déclinante. Cette consommation intérieure est en effet en grande partie financée par la dette, elle-même rendue soutenable par l’achat massif de titres américains par la Chine, ce qui permet de maintenir des taux d’intérêt artificiellement bas. Jorion montre que cette dynamique est encouragée par l’effondrement du taux d’épargne des ménages, tombé à presque zéro au début des années 2000, et par une logique d’innovation financière (titrisation, produits dérivés) qui déconnecte l’économie réelle de ses fondements industriels et favorise la consommation à crédit.

Mais l’analyse va plus loin encore : pour Jorion, ce rapport à la dette et à la consommation s’enracine dans une culture spécifique, façonnée par l’éthique protestante (concept développé par Max Weber), dans laquelle la réussite matérielle est perçue comme un signe d’élection. Il s’agit donc d’un système économique porté par une idéologie de l’élévation individuelle par la consommation, quitte à accepter une dépendance croissante aux importations. En cela, le déficit commercial devient le symptôme d’un modèle civilisationnel. Cette grille d’analyse permet d’élargir la réflexion sur la balance commerciale française : elle invite à penser les déséquilibres non comme des données techniques, mais comme l’expression d’un rapport collectif à la production, à la dette, à la souveraineté économique et, surtout, à la consommation.

Pour compléter cette analyse, il est nécessaire de prendre en compte un facteur fondamental : l’hégémonie du dollar. En tant que monnaie de réserve internationale, le dollar domine les échanges mondiaux, en créant une demande continue pour cette devise à l’échelle globale. Cette situation confère aux États-Unis un avantage stratégique indéniable, puisqu’il leur permet de maintenir des importations massives sans que cela affecte directement leur économie. Selon le dilemme de Triffin, un pays dont la monnaie est une monnaie de réserve internationale doit nécessairement enregistrer un déficit commercial afin que les agents économiques non-résidents détiennent cette devise. Toutefois, les États-Unis, en échange de leurs importations, bénéficient d’un afflux substantiel de capitaux étrangers, que ce soit sous forme d’investissements directs ou d’achats d’obligations de leur dette publique. Ce mécanisme met en lumière un processus complexe dans lequel un déséquilibre commercial est contrebalancé par un excédent dans les flux financiers. Ce double mécanisme souligne comment, malgré un déficit commercial apparent, le système financier mondial et la position dominante du dollar permettent aux États-Unis d’avoir un avantage économique conséquent.

Paul Jorion est un anthropologue et expert financier, professeur associé à l’université catholique de Lille.

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 Article de revue

L’endettement excessif aux États-Unis et ses raisons historiques

Dans Revue du MAUSS (2006/1 no 27)

 

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3 réponses à “La balance commerciale : reflets de nos dépendances

  1. Avatar de timiota
    timiota

    La plasticité des domaines porteurs de l’économie (actuellement les « tech »/l’IA) est un point important dans le fait que ces emballements emboités ou successifs de l’économie américaine se prolongent, malgré les absurdités idéologiques apparentes du trumpisme (p ex l’actuel désaccord de Musk sur la « beautiful Bill » qui dépense trop pour lui).
    Le mot « d’assemblage » utilisé en écologie et en sociologie (Pierre Charbonnier ?) pourrait être utile à décrire ce mic-mac d’emportement économique et d’emportement idéologique, et le fait que « by and large », les errements du second ne compromettent pas tant que ça l’état du premier. La relative plasticité de l’économie russe est aussi un facteur qui lui permet de passer à travers les sanctions.
    Au fond, le stade actuel du capitalisme est plus plastique que celui des trente glorieuses, les productions « enracinées quelque part » ayant trouvé des ports d’attache assez stable à l’échelle mondiale (sidérurgie, charbon-pétrole-gaz, semi-conducteur, terres rares). Reste l’inconnue éco-agricole, et éco-maritime… en fond.

  2. Avatar de PAD
    PAD

    Grèce : quand le tourisme devient dépendance

    Le cas grec illustre parfaitement que les déséquilibres commerciaux sont bien plus que de simples chiffres. Depuis des décennies, le tourisme de masse est devenu le pilier de l’économie grecque : en 2023, il pesait plus de 25 % du PIB. Derrière cet apparent succès se cache une dépendance structurelle : la Grèce importe l’essentiel de son énergie et de ses biens industriels, et compense son déficit extérieur par l’afflux saisonnier de devises touristiques.

    Mais ce modèle n’est pas seulement économique. Il s’enracine dans un imaginaire collectif : celui de la Grèce éternelle, vitrine culturelle de l’Occident, et d’une économie de rente fondée sur le patrimoine. Comme Paul Jorion l’a montré pour les États-Unis avec la surconsommation, le cas grec révèle une dépendance civilisationnelle : une orientation de long terme du tissu économique et des mentalités.

    Dès lors, toute réflexion sur la « souveraineté économique » passe aussi par une interrogation sur ces modèles culturels profondément ancrés — et sur leur viabilité face aux crises écologiques et géopolitiques à venir.

  3. Avatar de un lecteur
    un lecteur

     » .. mais comme l’expression d’un rapport collectif à la production, à la dette, à la souveraineté économique et, surtout, à la consommation. »

    « L’hégémonie du dollar. En tant que monnaie de réserve internationale, le dollar domine les échanges mondiaux, en créant une demande continue pour cette devise à l’échelle globale. »

    Il manque dans ces composants nécessaires à la domination des USA sur les autres économies du monde :
    Être le leader de :
    – Tous les secteurs technologiques et de la recherche
    – Tous les services et produits commerciaux qui dictent et uniformisent le comportement culturel. L’industrialisation de la culture, saturant les cinq sens, le cinoche, la bouffe, etc..
    – Tous les produits logiciels, les GAFAM.
    Et ceci, pour que leur armée puisse dominer le ciel et la mer, les lieux de circulation des plus gros flux de marchandises, de personnes et de data (internet) et aussi ceux de stockage de la richesse (le petit dernier, les « cryptomonnaies »).
    Il faut encore :
    – Une autonomie énergétique pour avoir les coudées franches. ($ oui, mais aussi pétrodollar)
    – Le plus gros marché intérieur de consommateur.

    C’est une domination du « software » sur le « hardware », le mou sur le dur, le féminin sur le masculin (BasicRabbit!, dichotomie ou dialectique culturelle enracinée dans les pays asiatiques qui n’ont pas attendu l’occident), avec comme point culminant, l’avènement de la singularité.
    Selon cette lecture, on peut faire l’hypothèse d’un retour en force du « hardware », une oscillation « local », versus « global », « intérieur » versus « extérieur ».

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  1. (suite) Parmi celles et ceux qui s’expriment régulièrement sur ce blog, Grand-mère Michelle est pour moi la seule à être…

  2. https://brunobertez.com/2025/06/06/les-derniers-jours-des-empires-agonisants-sont-domines-par-des-idiots/ Dernière phrase : « Trump le pyromane nous divertit pendant notre descente. » Et l’IA dans tout ça ?

  3. https://www.usdebtclock.org/ Quelques infos complémentaires concernant les USA: * La dette publique : 36.945 mds$ ( 1/3 de la dette publique…

  4. @Gaston (« Ce Lundi de pentecôte, toute la gauche, commune de Paris ») https://www.pauljorion.com/blog/2025/06/01/lia-un-outil-de-liberation-je-ne-vois-pas-concretement-ce-que-cela-signifie/comment-page-1/#comment-1072711 (et alentours sur ce même billet)

  5. Pour compléter et approfondir l’analyse L’ensemble des sondages en temps réels https://www.realclearpolling.com/polls/approval/donald-trump/approval-rating qui montrent globalement la même tendance

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