Billet invité.
LA GRANDE CRISE S’AUTO-ALIMENTE
Une constatation s’est déjà imposée : la Grande Crise est sortie de son état aigu, au moins provisoirement, pour entrer dans une phase chronique. Ce que l’on peut traduire par durable et installée. A poursuivre son observation – prenant un peu de recul face à la succession à cadence rapprochée de ses épisodes – on peut désormais également comprendre qu’elle s’auto-alimente. En d’autres termes qu’elle ne se poursuit pas uniquement parce qu’il n’a pas été fait face aux causes initiales de son déclenchement, mais aussi parce que les tentatives d’y remédier sont en elles-mêmes porteuses de sa poursuite et de son approfondissement. En ce sens, elle se reproduit.
Une conclusion s’impose alors : faute d’une reconfiguration en profondeur du capitalisme financier, pouvant aboutir à sa remise en question car il s’y oppose, la Grande Crise est devenue endémique. Pour s’en débarrasser, il n’y a d’autre issue que d’en faire autant d’un système financier parasitaire qui continue de s’accrocher à un corps social de moins en moins sain. Dont il est ressentit qu’il est vital de le préserver par un nombre grandissant de ses acteurs.
Afin de mettre en évidence ce phénomène de pérennisation désormais bien enclenché, tout peut partir d’une autre constatation, qui ne souffre pas discussion. Trois bulles financières distinctes coexistent actuellement, les deux dernières étant les produits d’une tentative inachevée et inopérante de faire face à la première. La bulle-mère est celle des actifs toxiques, qui est fort loin d’être résorbée. Les actifs y sont parqués dans ces bad banks de fait que sont les banques centrales, dans de discrets Special Purpose Vehicles, ou bien au fin fond des bilans mêmes des établissements financiers zombies, où ils sont très progressivement dépréciés.
Cette bulle-mère a été depuis rejointe par celle des actifs publiques – produit, dans une large mesure, du sauvetage du système bancaire et des mesures de soutien à l’économie – puis par celle des actifs privés, créée à force d’injections massives de liquidités des banques centrales, afin que le système financier puisse rééquilibrer son bilan. Mais ces trois bulles qui coexistent ne sont pas indépendantes l’une de l’autre : dans la pratique, elles interagissent entre elles, se contaminant réciproquement.
La nécessité de résorber la bulle des actifs publics fait ainsi obstacle à la relance de l’économie, qui réduit à néant l’espoir de revalorisation des actifs toxiques, qui permettait à leur bulle de se dégonfler sans douleur. Ce qui rend d’autant moins possible de retirer du marché les liquidités qui y ont été injectées, qui soutiennent le système financer et contribuent au gonflement de la bulle des actifs privés. Et qui rend également impossible toute stricte régulation financière des instruments spéculatifs et hautement pathogènes pourtant répertoriés, mais qui sont paradoxalement considérés comme étant indispensables au sauvetage de ce qu’ils ont coulé. On décrit là un enchaînement de phénomènes appelés à durer pendant probablement de très longues années, si rien ne vient briser leurs interactions qui ont tout du cercle vicieux.
Ce mécanisme diabolique observé, on s’interrogera alors sur la raison impérative pour laquelle il est aujourd’hui nécessaire de résorber de toute urgence la bulle des actifs publics, tout en laissant simultanément prospérer celle des actifs privés. Une étonnante asymétrie de traitement (pour parler comme les économistes distingués), les Etats devant financer sur les marchés privés leur dette, tandis que les établissements privés sont financés à taux presque nul par les banques centrales, elles-mêmes émanations des Etats (sauf aux Etats-Unis, où leur fonction a été privatisée).
On entre là dans les dédales d’un système qui ne trouve pas d’issue à sa propre crise, emprisonné dans sa logique même. La machine s’alimente – c’est dorénavant largement établi – avec comme combustible de la dette. Dette des entreprises, des particuliers, des Etats ou même des acteurs financiers eux-mêmes. Toutes les occasions sont suscitées et prétextes pour prêter du capital et percevoir des intérêts, à la recherche permanente des meilleurs rendements, dans une sorte de course sans fin qui s’emballe… jusqu’à ce qu’elle s’enraye. Là où nous en sommes arrivés.
La Grande Crise a créé de gigantesques besoins de financement, principalement des Etats et des établissements financiers. Dans la logique de ce qui précède, une telle situation devrait en soi satisfaire au fonctionnement de la machine, sauf qu’une demande d’une telle ampleur va avoir pour inévitable conséquence une hausse des taux du marché, et que les financiers – qui doivent renforcer les fonds propres de leurs établissements – craignent cette hausse qui viendrait encore plus limiter leurs performances, déjà atteintes en raison de la crise (et qui le sera encore davantage par des mesures de régulation, mêmes limitées). Ne sont-ils pas eux-mêmes soumis aux lois du marché et à l’optimisation de leurs rendements ?
Les Etats doivent donc, du point de vue du système financier qui a quelques raisons de les considérer comme de simples rouages, réduire leurs propres besoins, afin que la pression sur les taux obligataires diminue, en raison d’une contagion qui veut que le marché obligataire public détermine le barème des obligations privées.
A cette raison, que l’on pourrait appeler de circonstance, viennent se rajouter d’autres blocages. On a vu comment les instruments monétaires aux mains des banques centrales (leurs différentes taux) avaient permis à ces dernières d’arrêter la chute libre du système financier, pour ensuite constater que ces mêmes instruments étaient devenus inopérants lorsqu’il s’agissait de le réparer. Laissant les banques centrales dans une situation inédite, plantées aux milieu du gué, incapables de prendre de nouvelles initiatives comme de revenir sur celles qu’elles ont prises (et amusant la galerie pour donner le change). On remarque aujourd’hui qu’elles prétendent toujours appuyer leurs analyses et fonder leurs décisions sur le même corps de doctrine monétariste qui a permis de forger leurs outils d’intervention dépassés.
Au bout du compte, on ne peut que constater que les institutions financières qui sont supposées constituer la clé de voûte du système – lui-même censé se réguler au mieux – ne remplissent plus leur fonction suprême face à la furie financière. Les masses de capitaux flottants étant telles que les instruments dont disposent les banques centrales en deviennent dérisoires. On savait déjà qu’elles étaient devenues – les rapports de force l’imposant – très humbles dans leur approche des marchés des devises ; on comprend qu’elles le sont tout autant face à la masse en croissance exponentielle des produits dérivés financiers dérégulés qui les surplombent.
Si leurs instruments sont inopérants, que dire alors de leur sacro-sainte mission ? Que pèse en effet, dans ces conditions, la barrière des 2% d’inflation érigée en règle intangible, alors que l’Europe connaît une quasi-stagnation économique ? D’autant que celle-ci est doublement mise en question. Comme mesure uniquement appliquée aux prix des biens et des services, et non pas aussi à ceux des actifs financiers (dont l’inflation galopante est saluée) ; ou bien comme stricte norme faisant obstacle au financement du déficit public par une politique de création monétaire dont les bienfaits sont réservés aux établissement financiers ? Somme toute, il y aurait selon cette science économique en déroute et cramponnée à ses derniers bastions une bonne inflation et une mauvaise, de bons destinataires des liquidités-cadeaux et de mauvais (comme le cholestérol !).
Une même équation est posée, sans solution affichée, qui voudrait que la relance économique puisse intervenir en même temps que la diminution des déficits publics. Alors que l’investissement privé n’y contribue pas comme espéré, et la consommation non plus. Car ceux-ci subissent les effets de la crise économique et ne peuvent plus bénéficier de la manne du crédit issu de la titrisation, en panne sèche. Cette équation ne trouve pas de solution parce qu’elle n’en a prétendument pas. Celle qu’elle a en réalité n’est pas considérée comme acceptable puisqu’elle suppose une redistribution de la richesse.
Cette option rejetée, il va falloir d’une manière ou d’une autre faire sauter les verrous. Ou bien accepter un financement partiel des déficits publics grâce à une politique de création monétaire, ou bien aussi, prendre le risque que les Etats les plus faibles fassent défaut, ou bien encore, mutualiser les risques, ou bien enfin, faute d’un relai de financement, s’engager dans la rigueur et prendre le risque de fortes confrontations sociales. On en est pour l’instant, dans tous les pays occidentaux, à jouer au jeu du chat et de la souris, mais cela ne pourra pas durer, il va bien falloir entrer dans le vif du sujet si une relance miraculeuse n’intervient pas. Une relance porteuse d’une substantielle amélioration de l’emploi, est-il besoin de le préciser.
La crise de la dette publique porte en elle les germes d’une crise sociale et politique profonde, à moins que n’interviennent des remises en question qui ne sont aujourd’hui préconisées que par des voix isolées. En Europe, la création d’un FMI européen ou le lancement d’émissions d’euro-obligations seraient parmi les solutions les plus à portée. Le lancement d’un programme d’investissement communautaire avec comme objectif de créer de l’emploi pourrait être étudié. Mais toutes ces options paraissent bien lointaines.
La question est alors de savoir qui va parler au nom du destin et comment celui-ci va savoir se faire entendre, ou mieux encore s’il va être prié de rester à sa place.
135 réponses à “L’actualité de la crise: la Grande Crise s’auto-alimente, par François Leclerc”