L’Humanité Dimanche m’a demandé un petit texte sur l’actualité de Karl Marx. Au cas où vous n’auriez pas acheté l’hebdomadaire, voici ce que j’ai écrit.
Dans Le capitalisme à l’agonie, je parle de Karl Marx, en l’appelant : « celui dont on a effacé le nom ». Bien sûr, on sait encore qui il est mais je parle là essentiellement de lui dans le cadre de la « science » économique et il est vrai qu’on y a effacé son nom pour une raison bien simple : parce qu’il avait eu le mauvais goût de compléter sa réflexion économique d’un projet révolutionnaire. Il avait dit, comme on sait : « Les philosophes n’ont jusqu’ici qu’interprété le monde, il s’agit maintenant de le transformer ». Cela a déplu énormément : un besoin se faisait sentir à la fin du XIXe siècle, celui de justifier ce que faisaient les financiers dans leur pratique, et plus particulièrement l’inflexion qu’ils étaient en train de donner à leurs activités en les centrant de plus en plus sur de la spéculation pure et simple, sur ce que je distingue dans ce qu’on appelle de manière un peu vague « la spéculation », comme étant des paris sur les fluctuations de prix.
Le capitalisme, c’est le partage biaisé de la richesse que l’on peut créer quand on rassemble des ressources naturelles, du minerai, le soleil, la pluie, et du travail, humain ou machinique. Partage biaisé parce qu’une part disproportionnée de la richesse va au capitaliste, le détenteur du capital, qui est simplement l’ensemble des ressources qui manquent là où elles sont nécessaires pour produire ou pour consommer, en raison d’une définition particulière de la propriété privée.
Marx dit du capitalisme qu’il est mortel, et de cela, on n’a absolument pas voulu entendre parler dans les endroits qui comptent : dans les banques, à la tête des industries. Alors, on a encouragé des économistes – et certains se sont montrés particulièrement enthousiastes à la tâche – à produire un discours qui aurait deux finalités : premièrement que l’on n’évoque plus jamais la fin du capitalisme, et deuxièmement, qui ferait en sorte que cette fin n’advienne jamais. Comme on a pu le constater en 2008, les économistes se sont beaucoup mieux acquittés de la première tâche que de la seconde.
La réflexion théorique de Marx se situait dans une tradition bien particulière, celle de l’économie politique, dont les représentants les plus éminents furent Adam Smith et David Ricardo, et au sein de laquelle l’attention se portait sur les groupes humains ayant des fonctions économiques spécifiques, ce qu’on appelait alors des « états », des « conditions » ou, comme le fit Marx, des « classes ». Quand on jeta Marx comme un malpropre, on jeta le bébé de l’économie politique avec l’eau du bain. Enfin presque, puisqu’on sauva une phrase de l’œuvre d’Adam Smith, un véritable ami du peuple, un ami de la Révolution Française : celle où il affirmait qu’il existait une « main invisible », qui faisait qu’en dépit du fait que les hommes ont tendance à poursuivre leur intérêt égoïste, ils peuvent néanmoins œuvrer au bien commun.
Je suis partisan bien sûr d’en revenir à une conception de la réflexion économique qui appartienne à part entière à l’économie politique, et qui s’apparente du coup à l’œuvre de Marx en économie. Ceci dit, les théories de Marx m’ont souvent fait faux bond, et j’ai été obligé de fabriquer de mon côté d’autres outils que ceux qu’il avait conçus. Ça a été le cas quand j’ai dû expliquer la formation des prix, telle que je l’avais vue à l’œuvre aussi bien sur les marchés du poisson en Afrique comme en Bretagne, que sur les marchés financiers. Ainsi aussi quand j’ai dû expliquer le partage biaisé de la richesse créée. Et là, le paradoxe a chaque fois été que j’ai dû « radicaliser », comme j’ai eu l’occasion de le dire, l’approche de Marx. Alors que Marx et Engels affirmaient dans la phrase par laquelle débute le Manifeste du parti communiste que « L‘histoire de toutes les sociétés jusqu’ici a été l’histoire de la lutte des classes », dans la théorie de la formation des prix de Marx et dans son explication du partage de la richesse créée, la lutte des classes a paradoxalement été mise entre parenthèses. Je suis persuadé qu’il ne s’agissait, dans un cas comme dans l’autre, que d’une négligence de sa part, et que si on avait attiré son attention sur cette bizarrerie, il se serait écrié : « Ach ! Mais bien sûr ! ». Le problème auquel je me heurte souvent aujourd’hui, ce sont deux dogmatismes symétriques : l’un qui veut qu’il est impossible qu’il y ait quoi que ce soit de vrai dans les analyses de Marx, et l’autre, qui n’est pas moins un obstacle à un progrès dans la pensée économique : qu’il est impossible qu’il y ait quoi que ce soit de faux dans ses analyses.
160 réponses à “L’HUMANITÉ DIMANCHE, « Partage de la richesse : on a besoin de radicaliser Marx ! », LE 17 JUIN 2011”