Retranscription de La critique marxiste n’est pas assez radicale, le 26 novembre 2019
Bonjour, le mardi 26 novembre 2019 et, autre chose que Trump / Brexit, ça va s’appeler « La critique marxiste n’est pas assez radicale ».
Je vais mettre ensemble un certain nombre de choses que j’ai dites au fil des années mais que je n’ai jamais rassemblées et que je peux rassembler sous ce titre-là parce que nous avons un problème en ce moment et, si j’y ai réfléchi, c’est hier en parlant, en répondant aux questions que me posait Aude Lancelin. Vous allez voir cette longue interview un de ces jours.
La réflexion bien entendu qui me venait, quand il s’agit d’analyser un phénomène économique et financier, c’est que notre grand problème, c’est que, à la place d’avoir un savoir qui nous permettrait de dire : « Ceci est ceci. Il va se passer telle et telle chose », on nous a produit, à partir des années 1870, un dogme, une religion qu’on a appelée « science » économique et qui n’est d’aucun usage. C’est un discours dogmatique. C’est une espèce d’ode, d’éloge, du profit et tout en découle. Comme le sociologue des sciences Donald Mackenzie [An Engine, Not a Camera (2006)] l’avait bien montré quand il interrogeait M. Myron Scholes (Prix Nobel d’économie 1997), cette personne lui avait bien expliqué que, quand il y avait un écart entre les faits et la théorie existante, il fallait sacrifier les faits. C’était très simple. Il ne fallait surtout pas toucher à la théorie telle qu’elle a déjà été produite. C’est donc les caractères mêmes, les traits mêmes d’un discours idéologique dogmatique par rapport à une science.
Et donc, la difficulté quand je dois expliquer quelque chose, c’est qu’en général, je ne peux utiliser que ma boîte à outils à moi et si mon interlocuteur ne la partage pas, n’est pas au courant, ne sait pas comment ça marche, l’explication devient compliquée. Il faut repartir à zéro : il faut repartir du modèle de formation des prix d’Aristote et ainsi de suite.
Donc, difficulté : on n’a pas les outils. La « science » économique n’a pas produit les outils qui permettraient de faire une analyse. En plus, s’ajoute à ça le fait que – et vous m’entendrez le souligner – le savoir qui est produit à l’intérieur de la finance est un savoir empirique qui a quelques fondements théoriques mais il n’est pas communiqué : le monde extérieur n’en sait rien.
Il y a des financiers, des spécialistes de théorie financière dans les universités qui, en général, sont des gens qui n’ont pas eu de pratique bancaire et qui ne savent pas comment ça se passe véritablement. Alors, ils produisent, je dirais, des hypothèses sur la manière dont la finance fonctionne, très éloignées en réalité du fonctionnement réel parce que les praticiens ne veulent pas dire au monde extérieur comment ça se passe. Parfois, ils le veulent. Ça a été mon cas. Ça a été le cas de quelques rocket scientists parmi des amis à moi qui travaillaient dans des banques et, je l’ai déjà dit, quand on demandait au patron : « Tiens, est-ce qu’on ferait un article parce qu’on a vraiment trouvé quelque chose ? », il disait : « Surtout pas ! parce que la concurrence le saura immédiatement aussi ! Il vaut mieux que ça reste un secret commercial ». Voilà comment ça fonctionne.
Mais alors, ce n’est pas du tout de ça que je voulais vous parler. Enfin si, c’est l’introduction nécessaire. La difficulté est que, après, on vous dit : « Oui, mais il y a une alternative ! Il y a une alternative et là, c’est le discours marxiste ». C’est l’analyse marxiste de l’économie dont beaucoup de gens vous la présentent, je dirais, comme un fait qui va de soi, que c’est La critique radicale, c’est le nec plus ultra de la critique accomplie du fonctionnement de la « science » économique.
Et là, j’ai commencé à le dire dans un livre qui s’appelait : « Le capitalisme à l’agonie », en 2011. J’ai développé l’argument dans un livre qui s’appelle : « Misère de la pensée économique », en 2012 : le discours marxiste est en fait encore un discours de type libéral. Parfois, de manière étonnante, c’est un discours plus à droite que celui de certains des maîtres de Marx. Il n’a pas utilisé du tout Aristote. Il parle du modèle d’Aristote de la formation des prix en disant que sa théorie de la valeur est incomplète. Il n’y a pas de théorie de la valeur justement chez Aristote donc elle n’est pas incomplète : Aristote a compris qu’il ne fallait pas parler de valeur si on voulait parler du prix. Il fallait parler de la lutte des classes.
C’est une critique, bien entendu, que l’on peut faire à Marx aussi : Marx dit avec Engels en 1848, dans le « Manifeste du parti communiste » : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes. » Après, dans l’analyse marxiste, le prix est excepté de la lutte des classes. Pourquoi ? Parce que Marx préparait une théorie du mode de production asiatique. Il voulait encore parler d’autres situations où il y avait des prix quand même et du coup, il a exclu le prix de la lutte des classes. C’était la chose à ne pas faire bien entendu ! C’est l’endroit où elle se manifeste, selon moi, de la manière la plus cuisante dans les relations de tous les jours.
Marx aussi a fait une autre erreur calamiteuse mais là, c’était voulu : il a exclu le montant des salaires de la lutte des classes aussi. Pourquoi est-ce qu’il l’a fait ? Là, c’est délibéré : c’est d’ordre politique, parce qu’il voulait justifier la révolution. La révolution était un donné à l’intérieur de son système. Si les salaires pouvaient être déterminés par la lutte des classes entre les travailleurs et les détenteurs de capital, bien entendu, la révolution pourrait ne pas être indispensable. Donc, c’est pour une raison, là, idéologique que Marx a exclu là aussi le montant des salaires de la lutte des classes. Il aurait dû, et Engels aussi, s’en tenir à leur principe que tout dans l’histoire s’explique par la lutte des classes et ne pas exclure les prix et les salaires.
Mais il y a d’autres choses encore que je vais mentionner. Le capital, et ça vous le savez si vous lisez un peu ce que j’écris, moi, sur le capital, et en particulier j’ai bien développé ça dans ce livre qui s’appelle : « Le capitalisme à l’agonie », en 2011. Chez Marx, le capital, petite citation [il faut que je retrouve la page] : « Le capital se compose de matières premières, d’instruments de travail et de moyens de subsistance de toutes sortes utilisés pour produire de nouvelles matières, de nouveaux instruments de travail et de nouveaux moyens de subsistance ». Mon commentaire : « Pour Marx, le capital est un gros tas de richesses relativement indifférenciées ». Ce n’est pas ça ! Dans ce livre-là, tout un chapitre pour vous expliquer que le capital, par nécessité, c’est quelque chose qui a été déplacé. Ce n’est pas quelque chose qui est statique. C’est quelque chose de dynamique : ça a été prêté, une somme, quelque chose n’est pas un capital si ce n’a pas été prêté et s’il n’y a pas rémunération pour le fait de l’avoir prêté.
Donc, le capital, ce n’est pas un gros tas de machins, etc. : c’est quelque chose qui a été déplacé parce que ça manquait à l’endroit où c’était nécessaire pour la production, la distribution ou la consommation. Ça, c’est ma définition du capital et ça permet de comprendre le capitalisme.
N’ayant pas compris ce que c’est le capital, chez Marx – je sais que je dis des horreurs mais ce n’en est pas moins vrai – comme il n’a pas fait ça, il confond également – il ne sait pas non plus ce qu’est un capitaliste du coup. Qu’est-ce qu’il dit ? Il dit qu’un capitaliste, c’est un détenteur de capital OU un patron d’entreprise. Ah misère, non ! Il faut les distinguer. Il faut les distinguer. L’un gagne son argent par la rente, en percevant des dividendes, en percevant des intérêts, en recevant des coupons d’obligations. Ça, c’est le capitaliste : le détenteur de capital, qui a prêté quelque chose. Le patron d’une entreprise, c’est autre chose : c’est un partenaire, bien entendu, dans le processus de production. Comme dit Proudhon (1809-1865), c’est celui qui supervise le travail et c’est celui qui empoche le gain collectif du travail : la différence entre 200 grenadiers qui montent l’obélisque de la place de la Concorde en une heure et un grenadier qui, en 200 jours, est incapable de faire la même chose. Il faut distinguer !
Autre catastrophe chez Marx, bien entendu, sa définition du salaire. Les salaires chez Marx, c’est… [attendez, si je le retrouve….], ce sont des « frais de productions » : ça vient s’additionner au prix des matières premières, les coûts de ceci ou de cela, etc. etc. Chez Marx, la définition du salaire est une justification du fait de dire – comme sur la fiche de paie – que c’est un coût pour l’entreprise. Qu’est-ce que fait le travailleur ? Il coûte de l’argent à l’entreprise. C’est malheureusement chez Marx aussi !
Qu’est-ce que c’est ? L’explication était là avant. Elle était là avant. Elle était chez François Quesnay dans « Le tableau économique de la France » (1758). Le capital, c’est une avance qui est faite et le travail, c’est une avance qui est faite. C’est une avance qui est faite dans le travail. C’est une avance aussi. Ce n’est pas simplement un coût pour l’entreprise ! Si ce n’était qu’un coût pour l’entreprise, mes chers amis, pourquoi est-ce que l’on embaucherait jamais quelqu’un ? Simplement par philanthropie je suppose. Ça ne va pas non plus.
Alors, attendez, il y a encore un truc chez Marx. Voilà, c’est la valeur-travail. Là, j’en ai parlé. Et là, j’en ai parlé dans un autre volume. J’en ai parlé dans celui-là, dans : « Misère de la pensée économique » (2012). Qu’est-ce que c’est ? D’où vient cette idée de valeur-travail et pourquoi est-ce que cela nous mène dans une impasse ? Et pourquoi on ne peut pas expliquer la crise dans laquelle on est et le risque d’extinction.
« S’il n’y a pas de travail, il n’y a pas de valeur ! » C’est simple : on met tout le monde au chômage et il n’y a pas de valeur qui soit créée.
Ce n’est pas comme ça que ça marche ! Ce n’est pas comme ça que ça marche malheureusement. Proudhon, le grand ennemi bien sûr de Marx… Enfin, je ne crois pas que Proudhon se considérait un ennemi de Marx mais Marx le considérait, lui, comme un ennemi à lui. Quand Proudhon écrit « Philosophie de la misère », Marx lui répond par « Misère de la philosophie ».
Que disait Proudhon sur la valeur ? Il parle d’abord des aubaines. Il parle d’abord des aubaines. Les aubaines, c’est quoi ? C’est le fait que nous sommes une espèce à la surface de la terre et que cette terre nous accommode : on peut vivre sur la terre ! Ce n’est pas par hasard qu’on est arrivés sur la terre : la terre autour de nous nous permet de vivre. Grande découverte ! Proudhon en tire les conséquences. Par conséquent, c’est essentiellement la générosité de la terre autour de nous qui nous permet de vivre dessus.
Le propriétaire du champ prête son champ. Il va être payé selon le métayage ou selon la location. Le paysan va passer sa charrue. Il va planter et, après, on récoltera la moisson et on se partagera entre propriétaire et travailleur le fruit de la moisson. Mais en attendant, dit Proudhon, la graine, elle poussera toute seule à partir du moment où elle est plantée, où on empêche que les insectes la mangent, où on enlève les herbes autour (de préférence à la main !). Ça va pousser tout seul ! C’est la générosité de la nature comme disait Hegel déjà avant Proudhon : nous sommes essentiellement un catalyseur du processus. Nous transformons le monde évidemment si on va creuser une mine et on va chercher du charbon mais, en plus d’être un transformateur, nous sommes essentiellement un catalyseur à l’intérieur du monde et, ce que nous obtenons, c’est essentiellement en aidant la nature à faire ce qu’elle fait de manière automatique. La richesse, la valeur, elle est là et dans le fait que nous l’extrayons, il y a quelque chose qui va être produit.
Pourquoi est-ce que cette notion est tellement importante ? Pourquoi est-ce qu’il faut la distinguer de la notion de valeur-travail ? Parce que sinon, on ne comprend pas comment on enfreint la capacité de charge du monde autour de nous. On ne comprend pas que le capitalisme, ça va tant qu’on ne fait que partager une richesse qui a été créée de manière conjointe entre le propriétaire, le travailleur (le propriétaire n’est pas indispensable !) et la nature autour.
Voilà, c’est là qu’il y a un problème qui se pose. Alors, quand je dis que Marx est parfois encore plus libéral, encore moins révolutionnaire que les gens dont il s’inspire, la grande illustration, là, c’est dans le cas de Ricardo (1772-1823). D’où vient cette théorie de la valeur-travail ? Elle vient de chez Ricardo mais, quand on regarde chez Ricardo, elle est beaucoup moins radicale que chez Marx. J’ai repris… Vous trouvez ça dans ce livre : « Misère de la pensée économique » et j’ai cité quelques passages. En fait, c’est essentiellement dans des discussions avec David Ricardo. David Ricardo n’avait pas, je dirais, de dispositions particulières, de prédispositions à être particulièrement révolutionnaire. Il était banquier. Pardon, il était agent de change. Il était spéculateur, etc. Il avait un disciple qui s’appelle John Ramsay McCulloch (1789-1864) et il avait de grandes discussions avec lui, avec McCulloch, en particulier sur les notions de valeur. Et, Ricardo n’arrête pas de concéder à McCulloch que, d’abord, il est d’accord avec McCulloch quand McCulloch lui dit : « Vous savez, finalement, vous n’aviez absolument pas besoin d’une théorie de la valeur dans vos œuvres. Ce n’est absolument pas indispensable ». Qu’est-ce que lui dit McCulloch ? En fait, ce que j’ai là, ce n’est pas ce que dit McCulloch mais c’est la réponse de Ricardo qui est d’accord avec ce que McCulloch lui dit. Il lui dit : « After all, the great question of rent, wages and profits must be explained by the proportion in which the whole produce is divided between landlords, capitalists and labourers, and which are not essentially connected with the doctrine of value ».
Qu’est-ce qu’il dit [McCulloch] ? Le prix des trucs, finalement, ça n’a rien à voir avec une histoire de valeur. C’est le rapport de force entre les gens qui perçoivent une rente : des intérêts, des dividendes, etc., ceux qui reçoivent des salaires et ceux qui reçoivent des profits. Finalement, tout se décide de cette manière-là et on n’a pas besoin d’une théorie de la valeur, d’une « doctrine de la valeur », dit-il, pour essayer d’expliquer ça. Dans « Misère de la pensée économique », je traduis quelques-uns de ses passages. Je n’ai pas traduit celui que je viens de vous lire mais, voilà, une lettre écrite de Ricardo en 1823 à McCulloch : « Si la valeur relative de deux marchandises varie, pouvons-nous dire que les proportions de capital employées aient changé de quelque façon ou la proportion du travail ? ». Quand le prix relatif de deux marchandises change, ce n’est pas parce que, tout à coup, il s’est passé quelque chose du côté du capital ou qu’on a travaillé plus ou qu’on a travaillé moins : c’est le rapport de force entre les parties en présence. C’est, chers amis, la lutte des classes qui décide des prix !
Alors, encore un autre petit truc que je peux lire. Ricardo dit à McCulloch, il le lui accorde : « Le fait est qu’il n’existe aucune mesure de la valeur absolue qui puisse être reconnue à tous égards comme suffisamment adaptée ». C’est à la fin d’un passage où il reconnaît qu’effectivement, c’est la question du rapport de force.
Alors, pourquoi je vous rappelle tout ça ? L’exposé commence par l’idée qu’on n’a pas les outils. Malheureusement, la prétendue « science » économique n’est qu’un discours de justification du profit par tous les moyens possibles. Ce n’est pas une science.
Malheureusement, ce qu’on nous oppose spontanément comme étant sans doute la solution à ce qui n’a pas été fait par la « science » économique, c’est chez Marx. Or Marx, ce n’est pas une bonne analyse non plus. Finalement – et là, je vais me faire assassiner – c’est dans le même moule et, en fait, ça fait encore des erreurs supplémentaires. Marx et Engels ont dit : « Tout ça devrait s’expliquer par la lutte des classes » et puis ils n’ont pas pu s’empêcher d’accumuler les exceptions aussitôt et toutes les exceptions conduisent à des catastrophes : sur le salaire, sur les prix, de ne pas voir finalement ce que c’est un capital et, du coup, ne pas voir ce qu’est un capitaliste, et ainsi de suite.
Alors, ma critique, vous avez compris, ma critique de Marx, ce n’est pas de dire : « C’est trop radical ». Non, ce n’est pas l’outil suffisamment radical pour faire l’analyse qu’on aurait pu faire. Pour critiquer par la gauche Marx, c’est-à-dire compléter en réalité son système, il faut emprunter à des gens comme Proudhon, classé comme anarchiste, à d’autres penseurs, à Sraffa, Piero Sraffa (1898-1983), qui, lui, est l’éditeur des œuvres complètes de Ricardo. En-dessous [du nom de Sraffa sur la couverture des Oeuvres complètes de Ricardo], il y a le nom de Maurice Dobb (1900-1976). Lui, c’est un très grand économiste marxiste mais qui a participé de manière tout à fait considérable à une critique de l’économie, de la « science » économique de type classique. Il faut aller prendre les éléments qu’il faut… Il faut parfois remonter même plus haut. Il faut remonter à Adam Smith (1723-1790) : Adam Smith est parfois plus radical que Marx. Ou François Quesnay (1694-1774), médecin du Dauphin (fils de Louis XV, père de Louis XVI), qui produit des catégories qui sont encore davantage payantes dans l’analyse que ne l’est éventuellement Marx.
Donc, grosses difficultés : la science économique ne nous donne pas les outils nécessaires et, malheureusement, l’analyse marxiste non plus. Il faut se créer une boîte à outils et j’essaye de le faire au fil des années en apportant au fur et à mesure les éléments, à mesure aussi que j’arrivais à les conceptualiser et à montrer où les trous se trouvaient et comment il fallait les combler, comment il fallait remplacer une analyse insuffisante, insatisfaisante, par une autre.
Voilà. Ça nous change un peu de Trump et du Brexit. Allez, à bientôt !
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