Les récentes ordonnances portant reforme du droit du travail ont confirmé que, comme il l’est de plus en plus dans la plupart des pays du monde, le coût du travail est désormais variable en France. Cette dérive de la protection sociale n’est pas nouvelle ; elle s’inscrit dans la tendance lourde vers l’externalisation de la plupart des charges des entreprises multinationales, qui consiste à acheter « juste à temps », en tant que de besoin, des services et des composants à valeur ajoutée, plutôt que des matières premières, et permet de reporter le financement, la charge et le risque des investissements lourds sur les fournisseurs.
Rien de nouveau sous le soleil en cela : dans la plupart des filières, les entreprises qui contrôlent la relation finale avec le client la pratiquent simplement avec de plus en plus de maestria, au nom, délicate ironie, de la libre concurrence et de l’intelligence sélective de la main magique du marché. L’exemple de l’industrie automobile est bien connu, les fournisseurs étant souvent instamment priés de venir installer leurs unités de production à proximité des usines de montage, quand ce n’est pas directement sur les sites de ces unités. Celui des industries agricoles et alimentaires est peut-être plus révélateur, car plus ancien : plus on est proche de la production agricole, plus les investissements sont importants par rapport au chiffre d’affaire, et plus les aléas de production sont significatifs et peu ou difficiles et coûteux à maitriser. C’est pourtant l’agriculture qui assure seule pour la filière la responsabilité de ces risques, avec juste ce qu’il faut d’aide pour continuer à produire ce qui est indispensable au bon fonctionnement de l’aval. À l’autre bout de la chaîne, les consommateurs payent comptant le distributeur, qui lui ne paye ses fournisseurs qu’à crédit. Ce décalage de trésorerie lui permet de travailler avec un fonds de roulement négatif, qui peut financer en partie ou en totalité les investissements en magasins quand il en est propriétaire. Entre ces deux extrêmes, les transformateurs essaient de tirer leur épingle du jeu en reportant sur le monde agricole et celui de la première transformation, souvent contrôlée par des sociétés coopératives agricoles, la charge et les risques des variations de prix, de qualité, et des quantités récoltées.
Dans le cas du coût du travail, l’excellent billet de Roberto Boulant sur la réhabilitation du général Lee par la Silicon Valley décrit avec justesse et humour le but ultime de cette externalisation. Il est simple : transformer le contrat de travail en un simple contrat de sous-traitance qui laisse la totalité des dépenses liées à ce travail à la seule charge du salarié devenu sous-traitant, et qui peut être annulé ou suspendu à tout instant sans justification, moyennant un paiement limité, qu’il est facile d’intégrer sous forme de décote dans le salaire consenti. Les moyens employés pour parvenir à cette remarquable « flexibilisation » sont simples : user et abuser du chantage à l’emploi en agitant brutalement l’arme de destruction massive des délocalisations et, plus subtilement, mais non moins fermement celle des progrès de l’automatisme et de l’intelligence artificielle. Rien ne vaut la peur de tout perdre pour réduire les ardeurs revendicatrices.
L’irresponsabilité financière de ce transfert de risques et de charges est garantie par le statut juridique des entreprises commerciales, et quand ces statuts ne l’assurent plus, elle est complétée par la possibilité de déposer le bilan, l’ultime décapant des bilans financiers, sociaux et écologiques défaillants, qui laisse l’ardoise correspondante aux frais de la collectivité qui, en prime, doit souvent remettre au pot dans ces cas là, bien sûr « pour sauver l’emploi », mais sans avoir la moindre garantie autre que celle de la fiscalité d’être rémunérée pour sa prise de risque en cas de retour à meilleure fortune. On peut résumer cet état de fait par la formule bien connue « les profits sont privés, les charges aléatoires et les pertes qui leur sont liées, publiques ».
On peut s’étonner de cette générosité de la société civile envers ses entreprises, qui leur permet d’opérer au coût marginal, en reportant sur la collectivité la prise en charge de tous leurs coûts induits qu’ils soient sociaux, environnementaux, voire financiers dans les cas extrêmes. On peut aussi au passage se demander au nom de quelle logique ces mêmes entreprises ont le toupet d’accuser la collectivité de mauvaise gestion. On devrait pourtant le faire quand on constate que ces formidables privilèges sont consentis au nom d’un postulat économique imposé par la doxa néolibérale, – l’effet ruissellement -, qui stipule, en schématisant à peine, que plus les riches sont riches, moins les pauvres sont pauvres, ou, comme l’avait jadis dit le président John Kennedy, que quand la marée monte, tout ce qui flotte monte avec elle, en oubliant que, s’il est sans effet sur les yachts, le clapot de la marée montante peut être fatal aux coquilles de noix.
Ce n’est bien sûr pas totalement faux : il vaut mieux, « globalement », être économiquement faible aujourd’hui qu’il y a trente ans. Mais les économistes officiels, ceux qui sont nobélisables pour services rendus à l’économie de marché, se gardent bien d’essayer de le démontrer, car il serait probablement très difficile, par exemple, d’intégrer l’optimisation fiscale, sociale et environnementale, comportement asocial s’il en est, dans une telle démonstration.
Ce n’est malgré tout pas une raison suffisante pour accepter sans rien dire que l’effet ruissellement justifie que l’on nous impose des politiques outrageusement en faveur de l’offre. Il faut que les économistes qui défendent cette approche prouvent que l’effet redistribution qui la sous-tend est bien réel, et supérieur à celui des politiques publiques existantes. Ou qu’ils se taisent.
Dans l’attente, il n’est pas interdit d’explorer d’autres pistes, qui ne misent pas sur la seule marchandisation de l’activité économique pour assurer le bonheur pour tous. Celle que privilégie Paul Jorion, la gratuité, ne manque pas de mérites. Pour les esprits grincheux qui pensent que tout ce qui est gratuit ne vaut rien, il est sans doute utile de rappeler que la gratuité existe aujourd’hui, dans notre monde de plus en plus marchand, et en dehors du service public et de la charité. Elle est paradoxalement financée par la forme la plus perverse de la société de consommation, cette publicité qui veut par des moyens de plus en plus sophistiqués nous imposer d’acheter des biens et des services marchands dont nous pourrions souvent nous passer, ou dont nous pourrions disposer à moindre coût en y consacrant un peu de notre temps disponible.
La gratuité que défend Paul avec talent et conviction pourrait précisément être « financée » par notre temps disponible plutôt que par l’impôt en espèces sonnantes et trébuchantes. Les « corvées » ont à juste titre mauvaise réputation, parce qu’elles étaient imposées sans négociation, ni contrepartie véritable. Ce n’est pas une fatalité : elles pourraient très bien être redéfinies dans un cadre démocratique. On peut comprendre que l’émergence d’une monnaie « temps » ne ferait pas l’affaire des financiers, mais l’étalon temps est sans doute le seul qui soit vraiment démocratique.
Quand on parle de raréfaction inévitable de l’emploi salarié traditionnel sous les coups du capitalisme financier apatride, c’est sans doute une piste de recherche à ne pas négliger. Tous ceux qui ont vécu l’expérience de la vie en communauté le savent, et savent qu’au delà de ses inconvénients, – qui résultent le plus souvent d’une cohabitation malcommode avec l’économie marchande, car elle est violemment combattue par le système marchand -, elle est plus porteuse de « vivre ensemble » harmonieux et paisible que la foire d’empoigne du tout marchand.
Cette démarche, ou toute autre, sera longue et difficile car le système en place est bien verrouillé sous couvert d’état de droit, de droits de l’homme, et de toutes sortes de doctrines qui mettent en théorie la priorité absolue sur la recherche personnelle du bonheur individuel, mais imposent en fait des modes de vie et de fonctionnement dits universels, mais conçus en réalité pour assurer le maximum d’avantages aux plus favorisés financièrement, comme le montre bien le respect tout relatif pour l’expression du suffrage universel quand il ne correspond pas aux attentes des élites dirigeantes.
La forme la plus sournoise de ce verrouillage est l’extension continue du domaine marchand. La privatisation du service public est déjà bien avancée, mais, surtout en France, celle du « service public de solidarité » est encore pour l’essentiel au stade de projet. L’élection « pochette surprise » d’un président inattendu, dont le premier acte politique fort est de transformer l’essentiel des salariés du privé en « journaliers » est cependant une alerte plus que sérieuse.
La charité ne devrait pas se substituer à la loi dans une société laïque et démocratique. Elle fonctionne aux États-Unis, c’est vrai, et beaucoup mieux qu’on ne le croit quand on n’y vit pas, mais elle pose un problème de fond : est-il digne de contraindre à mendier pour être secouru ? Ceux qui ne le pensent pas devraient se méfier des réformes destinées à faire entrer définitivement la France dans l’ère du capitalisme financier fier d’être global pour être plus insaisissable.
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