Retranscription de Chine / Occident : deux manières d’appréhender le monde, le 1er mai 2021.
Bonjour, nous sommes le samedi 1er mai 2021 et dans ce cas-là, parce qu’on est le 1er mai, je vous dis : « À la Sociale ! », voilà.
Je me suis posé la question à l’instant, bon c’est une habitude de jeunesse, d’adolescence, de trinquer « À la Sociale ! » quand on est le 1er mai, mais le fait est que je ne savais absolument pas pourquoi. Et donc, je viens d’aller faire une petite recherche sur Google. On ne trouve pas grand-chose sur la Sociale, si ce n’est qu’il y a quelques indications qu’il s’agit probablement d’une section Rive gauche de la Commune de Paris, la « Sociale des Écoles ».
D’après la localisation sur la carte, on a l’impression que ça se passe pas loin, voilà, de l’Université de Paris-Jussieu aujourd’hui. C’est probablement lié à la rue des Écoles. On est dans le quartier de la Sorbonne et, en particulier, si vous connaissez un peu Paris, vous savez que la rue des Écoles passe devant le Collège de France. Il y a une « Section Panthéon » qui s’y réunissait avec la « Sociale des Écoles » au même endroit, donc ça ne doit pas être très très éloigné. Ça doit être ça : ça doit être une association durant la Commune, je ne sais pas, ça doit être l’association sociale de la rue des Écoles ou un machin comme ça. Donc « À la Sociale ! ».
Mais ce n’est pas de ça que je voulais vous parler. Je voulais vous parler de ces réunions que j’ai le samedi après-midi et ça s’est terminé il y a une demi-heure, que j’ai avec une mathématicienne qui précise qu’il faut l’appeler plutôt informaticienne. Bon, très bien, c’est fait, Yu Li, qui est professeur à l’Université de Picardie, d’origine chinoise, et nous discutons des problèmes de fondement des mathématiques, ce qu’on pourrait appeler un petit peu aussi des questions d’épistémologie ou, voilà, de philosophie des sciences et, en particulier, pour ce qui est d’où viennent les mathématiques, que font les mathématiciens, à quoi ça renvoie et ainsi de suite… quelque chose que j’ai traité, un sujet que j’ai traité assez en profondeur dans ce livre qui s’appelle : « Comment la vérité et la réalité furent inventées » publié en 2009. Et ce qui rend nos discussions tout à fait intéressantes, c’est que les interrogations qu’a Yu Li et, en particulier sur cette question de P vs NP, voilà, qui est une conjecture classique en mathématiques, elles lui viennent d’une interrogation qui est celle d’une personne qui vient de la culture chinoise, qui a découvert les mathématiques occidentales, qui s’est plongée là-dedans et qui essaye de résoudre des questions dans ce contexte. Et je vous rappelle que si elle m’a contacté, c’est parce que je me suis intéressé – et c’est comme ça qu’elle m’a trouvé – à un problème de logique chinoise ancienne classique, problème qui s’appelle : « Un cheval blanc n’est pas un cheval », j’en ai déjà parlé, c’est ce qui apparaît comme un paradoxe dans la pensée chinoise. Ça n’apparaît pas comme un paradoxe dans la pensée occidentale mais de la même manière Epiménide qui dit que les Crétois sont des menteurs, ça n’apparaît pas comme un paradoxe dans la philosophie chinoise.
Et donc, ce qui a intéressé dans ce livre, Yu Li, et elle me l’a confirmé encore à l’instant, c’est le fait que, quand je m’intéresse à cette question que l’on appelle le « Miracle grec », qu’est-ce qui s’est passé du côté de la pensée en Grèce ancienne ? Pour le comprendre, je mets la Grèce ancienne dans un contexte général de réflexion de pensée où je contraste, je produis ce qui se passe en Grèce ancienne à cette époque-là, je le mets en parallèle avec la manière dont la Chine appréhende les questions et là, ce n’est pas véritablement du fondement des mathématiques mais pour essayer de comprendre ce qui ne marche pas dans une certaine réflexion sur les mathématiques, en particulier sur cette question de P vs NP, mais qui rejoint d’une certaine manière l’analyse très détaillée que j’avais faite de la démonstration que donne Kurt Gödel de son deuxième théorème d’incomplétude, celui de l’arithmétique.
Il est important de réfléchir à quelles sont les questions qu’on pose, à quoi essaye-t-on de répondre et, la dernière fois que j’ai fait une vidéo, je vous ai montré ce qui apparaît. Quand on est dans un questionnement de type épistémologique, de cette façon-là, des confusions qui sont faites par les mathématiciens d’appeler par exemple un problème vrai parce qu’il a une solution alors que la notion de vrai renvoie à la différence entre une proposition qui est vraie ou fausse, ça introduit des confusions extraordinaires dont les conséquences apparaissent ensuite quand des mathématiciens se sont plongés depuis des dizaines d’années dans un problème et qu’on a oublié le point de départ. C’est comme dans les vieilles vendettas, on ne sait plus du tout pourquoi on se bat mais on continue de se battre, comme quand par exemple Alan Turing dit : « J’ai introduit cette notion d’oracle pour simplement situer l’endroit dans les raisonnements où se trouverait quelque chose qui remplacerait une machine – sans pouvoir être une machine – mais qui produirait le jugement infaillible d’un être humain ». Et donc, voilà, quelques dizaines d’années plus tard, des gens vous inventent une « machine avec oracle » en ayant complètement oublié que la définition même de cet oracle, c’est quelque chose qui ne peut pas être représenté par une machine et il y a des tas d’erreurs de ce type-là qui dérapent sur des naïvetés, qui considèrent que l’apparition d’un paradoxe, c’est la preuve de quelque chose. Comme je vous l’ai dit à plusieurs reprises déjà, c’est la preuve simplement qu’on est parti dans la mauvaise direction, qu’on est sur une voie de garage : il faut faire machine arrière et pas considérer qu’on a prouvé quelque chose d’une manière ou d’une autre.
Mais ce dont on a discuté aujourd’hui, c’est véritablement : « Qu’est-ce que c’est que ces deux pensées : la pensée d’origine chinoise et la pensée de type européen, la pensée de type occidental ? Pourquoi est-ce que ça a été historiquement deux manières valables d’envisager le monde alors qu’en réalité, il n’y a aucun rapport entre les deux ? ».
On ne peut pas en effet faire de transposition : dire, on met la pensée chinoise ici et la pensée européenne là et on va trouver maintenant une manière, on va produire une fonction mathématique qui va dire clairement qu’on passe de là à là, et que ça va marcher. Ce type d’explicitation n’est pas possible. Et là, c’est ça que je voudrais faire maintenant, c’est vous expliquer pourquoi.
Il y a eu beaucoup de discussions sur comment on allait appeler mon livre Comment la réalité et la vérité furent inventées. J’ai insisté sur ce titre-là. Quand on le traduit maintenant en allemand, il n’y a pas le comment, on dit : « L’invention de la vérité et de la réalité ». Mais quand je disais : « Comment ont été inventées… », je voulais insister sur le fait que ce ne sont pas des notions qui vont de soi pour un être humain et la preuve, c’est que la Chine se passait entièrement de ces deux notions au départ alors que chez nous, c’est considéré comme allant de soi.
Comment peut-on poser un problème sans se poser la question de sa vérité ou de sa fausseté ? Bon, des réponses qu’on peut apporter : comment peut-on discuter le fait qu’il y ait quelque chose qui soit de la réalité ? Et donc, faire comme j’ai fait, c’est raconter l’histoire de ces notions, montrer comment elles sont apparues, montrer tous les tenants et aboutissants : pourquoi il y avait des problèmes qui étaient associés à ça. Et la plupart de ces problèmes, vous le savez, nous ne les comprenons plus parce que la question était tellement bien résolue que quand nous regardons la manière dont les Scolastiques au Moyen âge ont résolu ces questions l’une après l’autre en demandant combien d’anges on pouvait mettre sur la pointe d’une aiguille, si St Pierre avait la possibilité de faire le contraire de ce que Jésus-Christ avait annoncé, tout ça, ça nous paraît des bizarreries.
Nous parlons des Scolastiques comme de gens qui parlaient du sexe des anges en oubliant que ce qu’ils ont fait, c’est résoudre des problèmes d’ordre intellectuel qui nous ont permis que tout cela nous devienne, à nous, des faits d’évidence et qu’on ne voie plus le problème, et qu’on ne comprenne plus de quoi il s’agit, parce que la réponse qu’ils ont apportée en a fait une évidence. [PJ : la vraie question était celle du nombre d’anges qui puissent se poser sur la pointe d’une aiguille, ce qui était une manière « allégorique » de poser la question « Un substantif peut-il renvoyer à une chose qui n’aurait absolument aucune matérialité ? ». Si oui, une infinité d’anges peuvent se poser sur la pointe d’une aiguille. Si non, si chaque ange prend « un peu de place », alors il ne pourra y en avoir qu’un nombre fini. La réponse qui fut apportée à l’époque est celle qui va de soi pour nous aujourd’hui : les « noms abstraits » ne renvoient pas nécessairement à des objets matériels.].
Il y a eu un compte-rendu de ce livre que je vous montre-là (Comment la vérité et la réalité furent inventées) par quelqu’un qui n’en comprenait pas la moindre chose. Au point d’avoir lu le mot « comptabilité » là où j’avais écrit « compatibilité », ce qui montre quand même que le malentendu était total. C’est-à-dire que ce n’est pas évident d’introduire des notions comme ça et il faut, justement, que quelqu’un vienne de Chine pour me dire : « Oui, oui, voilà, c’est le bon angle et c’est comme ça qu’il fallait faire. La preuve est que… » etc. Et là donc, en quelques mots, en quelques mots, je vais essayer d’expliquer les distinctions qu’il faut faire et pourquoi les choses sont différentes vues d’un point de vue et de l’autre.
Je vous rappelle d’abord sur nous – ça, c’est des choses qui vous paraissent absolument d’évidence – qu’est-ce que c’est que la vérité selon Aristote ? Trois types de vérité, je vais très vite parce que c’est des choses qui sont familières à tout le monde : première vérité, c’est la vérité qui nous vient des sens, ce qui nous paraît… Bon, voilà, moi, je touche l’écran. Je mets mon doigt là et je vais sentir qu’il y a quelque chose. Voilà, c’est vrai qu’il y a quelque chose qui se trouve là et en cas d’hésitation, s’il y a la possibilité d’une illusion, d’un mirage quelconque, on réunit une commission, on réunit des spécialistes de la question, des docteurs en ceci ou cela et ils vont se mettre d’accord. On va faire une expérience éventuellement pour voir, pour être sûr qu’il n’y a pas une illusion quelque part mais on va se mettre d’accord et on va dire : « Voilà, ça, c’est vrai parce que c’est ce que nous dit la vue, le toucher, l’odorat » et ainsi de suite.
Ça, c’est le premier type de vérité. Deuxième type de vérité, simplement des définitions. Je dis : « Le faon, c’est le petit de la biche et du cerf ». C’est une « économie mentale » comme on dit en philosophie des sciences, c’est-à-dire c’est une manière d’aller vite, de faire des raccourcis. Au lieu d’écrire « le petit de la biche et du cerf », je vais écrire « faon » et tout le monde aura compris. En mathématiques, faire la même chose, ça s’appelle des « axiomes ».
Et troisième type de vérité, ça, bon, c’est l’originalité d’Aristote d’avoir bien décrit ça, d’avoir formalisé la question : les conclusions de syllogisme. « La baleine est un mammifère. Les mammifères allaitent leurs petits donc la baleine allaite son petit », au cas où il y aurait une hésitation quelconque parce que ça se passe sous l’eau et ainsi de suite. Et à partir de ces conclusions de syllogisme, on peut reprendre ça comme le point de départ d’un autre raisonnement, en faire une prémisse dans un syllogisme et on peut continuer à l’infini. Et alors, ce qui se passe, bien entendu, c’est qu’on va pouvoir à ce moment-là enchaîner enchaîner des conclusions de syllogismes et on va pouvoir continuer d’avancer.
Alors, qu’est-ce que ça donne quand on pense à la manière dont les autres font ? Tout ça nous paraît évident et qu’est-ce que nous avons comme relation de ce type-là qu’on utilise ? Il y a des relations symétriques : « le pharaon a une pyramide », « la pyramide a un pharaon ». Et aussi des relations d’inclusion : « Le chat est un mammifère, le mammifère est un vertébré donc le chat est un vertébré ». Bon, alors, je peux dire aussi : « Les félins ont des moustaches, le chat est un félin, donc le chat a des moustaches ». En français, je vais utiliser le verbe « être » et je vais utiliser le verbe « avoir » et on aura aussi « avoir » dans un usage de copule.
Ça nous paraît aller de soi et on comprend facilement ce que je viens de dire sur la vérité. Ça ne paraît pas très très compliqué : trois types de choses qu’on va pouvoir utiliser pour faire des raisonnements vrais, trois types de vérité qu’on peut combiner d’une manière ou d’une autre.
Mais alors, Lucien Lévy-Bruhl, qui est donc un philosophe qui s’est intéressé à ces questions de « mentalité primitive », de « pensée prélogique » au point d’irriter considérablement les anthropologues parce que c’étaient des questions qu’ils auraient préféré résoudre eux-mêmes, or ce n’est pas eux qui l’ont fait, c’est Lévy-Bruhl, un philosophe, qui l’a fait. Dans un article de 1923 de Lévy-Bruhl, il dit la chose suivante : « Je reçus un jour de M. Chavannes, l’admirable savant dont la mort prématurée a laissé tant de regrets, qui se trouvait alors à Pékin, la traduction en français de trois livres d’un historien chinois. Par curiosité, j’ai voulu les lire. Je savais que la traduction était irréprochable et qu’elle rendrait la pensée du texte en toute fidélité. Or, j’eus beau lire et relire, je ne parvenais pas à découvrir comment les idées de l’auteur s’enchaînaient et j’en vins à me demander si la logique des Chinois coïncidait bien avec la nôtre. Au cas où la différence serait réelle, il me semblait qu’il y aurait un intérêt philosophique capital à la déterminer, à l’analyser et à en rechercher les causes ». Et donc, la différence étant réelle, il y a effectivement un intérêt philosophique qui est celui de Mme Yu Li et moi, de la déterminer, de l’analyser et d’en rechercher les causes.
Alors, je vous ai dit, l’enchaînement de conclusions, dont parle le philosophe, ça nous permet de réfléchir à l’infini en passant de nouvelles conclusions avérées de syllogismes à d’autres, en les combinant et en continuant de cette manière-là sans devoir nécessairement s’arrêter.
C’est ce qui avait frappé d’ailleurs les gens qui assistaient à des débats soit devant les tribunaux, soit sur l’agora, devant une foule qui s’intéresse à ce que peuvent dire des hommes politiques, que leur discours, il fallait en fait les arrêter parce qu’il n’y avait pas de raison que ça s’arrête un jour. On pouvait passer de nouvelles conclusions à de nouvelles conclusions et ainsi de suite.
Mais là, Lévy-Bruhl, lisant la traduction dont il suppose qu’elle est absolument correcte, nous dit : « Je ne vois pas d’enchaînement là. Je ne vois pas les idées de l’auteur s’enchaîner » et le fait est que cette relation antisymétrique que nous avons de l’inclusion, donc de la souris qui est incluse dans les mammifères, des mammifères qui sont inclus dans les vertébrés, ça n’existait pas en Chine classique. Il y avait uniquement ce que nous appelons des relations symétriques, donc celles du type du pharaon qui a une pyramide et de la pyramide qui a un pharaon, du chat qui a des moustaches et, d’une certaine manière, des moustaches qui ont un chat qui leur est attaché, le chien a un maître et le maître a un chien, voilà, des relations de ce type-là. Mais aussi, nous pouvons, nous, introduire une logique non seulement de l’inclusion mais une logique de la cause. A peut causer B et B peut causer C et donc, on pourra dire d’une certaine manière que A aura causé C et ainsi de suite mais donc, apparemment, ça manque en Chine.
Alors, comment est-ce que les Chinois, qui sont arrivés quand même à bâtir des maisons peut-être même avant nous, qui avaient une civilisation avec des bateaux qui étaient du même concept que les nôtres et qui ont inventé le gouvernail et c’est nous qui avons copié le gouvernail pour essayer de comprendre comment faire avancer un bateau au lieu de mettre une rame sur le côté, ce qui n’était pas très pratique et ainsi de suite, comment est-ce que ces gens, sans le syllogisme, sans une réflexion de ce type-là, sans une réflexion où les choses s’enchaînent, comment est-ce qu’ils pouvaient faire ?
Alors là, c’est ça qu’il est intéressant de mettre en parallèle : il y a moyen d’avoir une conception du monde entièrement cohérente si pas logique – je ne veux pas utiliser le terme « logique » puisque nous, nous l’appliquons essentiellement au syllogisme et à des choses de cet ordre-là – comment est-ce qu’ils faisaient ? Alors, il y a un certain nombre de choses. Par exemple, il y a ce que Kyril Ryjik, un commentateur du chinois, appelle la « connexion forte ». On prend deux termes et on ajoute un terme yeh qui veut dire « une connexion forte ». On dit « cheval bœuf yeh », donc j’attire votre attention sur le fait que je parle de quelque chose qui est commun aux chevaux et aux bœufs. Alors vous pensez tout de suite, ça vous vient tout de suite, au fait qu’on peut les faire tirer une charrette, qu’on peut leur faire tirer une charrue, qu’on peut leur mettre des choses sur le dos pour qu’ils les portent au lieu de nous, des animaux de trait ou des animaux de bât. J’ai pris le mot cheval, j’ai pris le mot bœuf et puis je suggère une connexion forte entre les deux.
Il y a une chose qu’on fait en chinois et on le fait – et là, c’est particulièrement habile – on le fait simplement avec un silence, avec une pause. Je vais vous dire le mot pour l’homme et puis vous direz : « Oui, enfin bon l’homme… » etc. et je vais attirer votre attention sur le fait que je pense à l’Homme, comme on dirait en français, avec une majuscule comme l’équivalent de l’humanité. Donc, je vais dire « Homme (silence) humanité ». Je vous apporte le contexte dans lequel je voudrais que vous pensiez à l’homme.
Donc, déjà deux choses : on peut connecter deux idées, deux caractères qui renvoient à des notions et on peut les connecter de manière étroite en suggérant qu’on va en parler comme quelque chose que ces choses ont en commun, soit en additionnant leurs propriétés, soit en prenant ce qu’on appelle en mathématiques leur intersection, quelque chose qu’ils auraient véritablement en commun. On peut aussi parler, utiliser un terme et produire l’élément qui va vous dire le contexte dans lequel je voudrais que vous pensiez à cela et donc, une fois qu’on a fait ça, on peut continuer, on peut ajouter des contextes, c’est-à-dire qu’on peut continuer à emboiter. Par ailleurs, quand on fait ça avec l’écriture, on le fait à partir de caractères et ces caractères, vous le savez, ils peuvent représenter une petite chose, représenter l’homme sous forme d’un petit bâton comme ça [je fais le geste], ils peuvent représenter un nombre très simple, etc. mais la plupart de ces caractères sont composés déjà par deux caractères qu’on a mis ensemble, voire quatre qu’on a mis ensemble, c’est-à-dire qu’on a déjà constitué là un contexte, on a déjà constitué un contexte qui est l’ensemble de ces caractères qu’on a combinés pour produire une idée.
Il y a des sens qui sont associés, je dirais, de manière tout à fait traditionnelle et qui peuvent avoir pu s’écarter quelque peu de l’ensemble des caractères qu’on a mis ensemble mais il y a là devant vous, quand vous regardez le caractère, il y a quelque chose de l’ordre de l’étymologie, de la notion qui est là que nous n’avons pas. Vous savez, Heidegger, il avait l’habitude, chaque fois qu’il prononçait un mot un petit peu compliqué disait : « Repensez bien à l’étymologie. Ça vient de ceci ou de cela ». Chez nous, souvent, l’étymologie, le lien s’est perdu. Parfois, bon, c’est clair, « polythétique », voilà, bon, « philosémite », etc. Il y a « philo » d’un côté, « sémite » de l’autre et ainsi de suite. On peut combiner les termes et on peut revenir à leur sens originel mais là, en chinois, quand vous regardez le caractère, l’étymologie du caractère, elle est là devant vous.
Donc, d’un côté, chez nous, les attributions comme « Machin a ceci ou cela », « le chat a des moustaches ». Les inclusions : le chat est un mammifère, le mammifère est dans les vertébrés, et ainsi de suite et, de l’autre côté, des manières d’agglutiner parce que c’est ça qu’on fait, là, nous agglutinons des idées. Le pharaon et sa pyramide, bon, voilà, on a les deux en même temps. Alors, si on nous demande de détailler quelle est la relation, le pharaon a fait construire la pyramide, le pharaon est enterré au centre de la pyramide. Voilà, on peut entrer dans le détail, expliquer comment ça marche et là, cette manière de constituer une pensée, la nôtre étant très analytique si vous voulez parce que je peux employer des notions tout de suite, des notions de mathématiques comme symétrique ou antisymétrique, je peux parler de transitivité. Si A est dans B et que B est dans C, A est dans C, des choses de cet ordre-là. Tandis qu’en Chine, c’est plus de l’agglutination. On ajoute des choses pour faire un ensemble et on constitue des contextes de plus en plus vastes et le contexte, il est déjà là à l’intérieur même du caractère si le caractère lui-même est composé.
Donc, deux manières d’appréhender le monde à partir de principes absolument différents et je vous le disais, on ne peut pas dire simplement : « Oui, mais alors maintenant, je vais regarder ce qui est symétrique et antisymétrique et voir comment ça marche du côté chinois ». Non, en Chine, on produit de la pensée par des empilements, alors que chez nous, nous avons tendance à le faire de manière analytique, en décomposant, en décomposant plutôt ou en prenant, en combinant des éléments qui sont là, des éléments qui sont très séparés et qu’on va combiner selon des grandes règles qui seront strictes si on veut produire un raisonnement correct tandis que du côté de la Chine, on va agglomérer. On va donner un élément puis on va dire : « Voilà le contexte dans lequel je voudrais que vous l’envisagiez et voilà le contexte général dans lequel je voudrais que vous envisagiez ce contexte que je viens de dire », etc. Partant du caractère qui, lui, est déjà une synthèse d’un certain nombre de notions, c’est déjà une synthèse. On progresse dans la pensée chinoise classique par synthèses successives, voilà.
Alors, c’est ça que je voulais vous dire aujourd’hui. Nous avons beaucoup réfléchi là-dessus et vous comprenez bien que si à ce moment-là, on vous dit : « Le théorème de Pythagore, on va l’aborder soit en partant de la pensée occidentale, soit en partant de la pensée chinoise », vous devinez que le résultat sera très très différent. On va parvenir à la même chose à l’arrivée mais les étapes successives pour arriver au bout auront été d’un ordre tout à fait différent. Et vous voyez, ça, vous le comprenez tout de suite, pourquoi, quand on envisage comme je l’ai fait pour le « Miracle grec », quand on essaye de l’expliquer par contraste avec la manière dont la Chine opère, on peut justifier le fait de mettre comme titre d’un livre : « Comment des notions comme la vérité et la réalité furent inventées ».
La copule, il n’y a pas véritablement de copule en chinois. Il y a un terme qu’on peut utiliser, qui ressemble vaguement à un « est » mais ce n’est pas un « est » du tout, dans « A est B, mais ce n’est pas du tout un « est » du même type que chez nous. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça indique un rapport de certitude de ce qui est dit par rapport à ce lien entre ces A et B, c’est un engagement personnel. On pourrait dire : « C’est vrai parce que je le crois » mais c’est surtout de dire : « il y a une certitude de ma part, croyez-moi là-dessus, je m’engage personnellement sur le fait qu’il y a effectivement, entre A et B, une justification au fait que nous les mettions ensemble ».
Nous explorerons ça. Je l’ai déjà fait, bon, pas mal dans ce livre Comment la vérité et la réalité furent inventées et pour moi, quand j’introduis cette discussion sur la pensée chinoise et la pensée occidentale, c’est une introduction à la manière dont je parle ensuite de la constitution des mathématiques modernes. Je parle surtout de l’apparition du calcul infinitésimal mais ensuite, je discute de l’application des mathématiques à la physique et des choses d’ordre plus général. Et mon livre se termine par une décomposition, une analyse étape par étape d’un des grands théorèmes des mathématiques contemporaines qui est donc cette démonstration par Gödel de son théorème et j’essaye de montrer, dans une perspective d’épistémologie générale, qu’est-ce qu’il fait exactement et quelle est la qualité des arguments qu’il utilise pour arriver à sa démonstration. Et j’arrive donc à un résultat très différent, à une constatation très différente de celle des mathématiciens parce que les mathématiciens disent Oui ou Non : « Oui, il a démontré son théorème » ou « Non, il n’a pas démontré son théorème » et moi, je convoque, si vous voulez, un peu toute l’histoire de la pensée pour dire : « Voilà ce que ce monsieur est en train de faire et il le fait de manière plus ou moins convaincante à chacune des étapes ».
Voilà, allez, à bientôt !

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